Claude ouvre la porte de l’amphi, et la jeunesse des étudiants la frappe en plein visage. Elle ne les voit que de dos et assis, pourtant : une succession de cheveux foisonnants, beaux, différents, parfois recouverts d’un bonnet ou d’un foulard, jamais vieux.
Elle se fait violence et s’assoit à son tour. Derrière elle, la porte qu’elle vient de franchir se renferme en un grincement sec, crissant, qui n’en finit pas de mourir.
Elle est en retard. Il n’y a pas de tableau, pas de rétroprojecteur – seulement une pluie d’écrans d’ordinateurs. Claude sort un bloc-notes de son sac et commence à griffonner. Elle tente de regarder ce qu’écrit le jeune homme assis une rangée plus bas, et se rend compte qu’il est sans doute le seul à ne pas suivre le cours : il gratte la surface du banc à l’aide d’une petite lame. Elle se désintéresse de lui et jette un œil sur l’ordinateur d’un autre jeune homme, quelques sièges plus loin : son écran s’est déjà noirci de plusieurs paragraphes et il continue de taper, de taper, d’enfoncer les touches de ses doigts habiles dans un concert de « tap-tip-taps » sourds et maîtrisés.
Elle, quand elle s’essaie au clavier, elle sent sa peau riper contre le matériau et reste hantée par la sensation acide d’avoir, encore, sans prévenir, fait trop de bruit. Elle préfère les tâches aux harmonies discrètes : le cliquetis des aiguilles à tricoter, les ellipses sonores d’une pâte à gâteaux que l’on touille, le froissement des tissus que l’on plie. Sa vie, elle est parvenue à la construire dans une maison sereine mais joyeuse, et en garde une fierté tout aussi discrète que ses harmonies.
« Femme au foyer ». C’est ce qu’elle a dû renseigner sur la fiche d’inscription pour l’université. Elle ne sait pas si la personne en charge de l’administration a sourcillé, ou si sa candidature est passée comme une lettre à la poste. Ces derniers temps, elle sent une nausée, une honte, à chaque fois qu’elle pense à ce statut : « femme au foyer ». Ça ne l’avait pourtant jamais dérangée. Elle a donné naissance à ses deux fils, les a élevés avec toutes ces vertus que l’on attribue d’ordinaire aux femmes, et ça tombait bien : c’est ce qu’elle voulait.
Tap-tip-tap – les étudiants continuent de prendre des notes et Claude ne parvient pas à écouter, à extraire la voix du professeur du raffut que font les pianoteurs. Le garçon de la rangée de devant continue de détériorer son banc. Claude ferme les yeux, et la pluie métallique s’épaissit. Elle les rouvre, les écrans l’assaillent. Il n’y a pas d’entre-deux, songe-t-elle – pas d’endroit où être soi, sans que la nausée ou la honte reviennent au galop. Fixer le banc détérioré la dispense d’affronter tous ces carrés lumineux. Sous le poing gauche du garçon, les lettres « N » et « i » apparaissent.
Maintenant que Claude y pense, elle déteste les nouvelles technologies : elle les a en horreur et n’a jamais osé le dire. Il faudrait qu’elle tente. Elle commencera par les amis de son mari, tiens. Au moins, s’ils la contredisent sur ce point, elle prendra plaisir à érafler leur suffisance. Et peut-être parviendra-t-elle a retoquer Thomas, ce parvenu qui travaille avec son mari. Elle le voit comme s’il était là, planté au milieu de sa cuisine, à discuter avec elle du bout des lèvres. Il avait dit… Mon Dieu, elle décompose chaque mot de cette phrase abjecte, elle ressent chaque syllabe, chaque intonation, tombées dans son oreille comme un poison dans le gosier, ça avait commencé par un coup de poing inattendu, sorti de nulle part : « c’est pas très ambitieux », l’ambition, pourquoi vient-il me parler d’ambition, « mais » – virgule dans le souffle – « au moins » – elle redoute la fin de cette phrase – « vous avez du temps pour vous ».
Femme au foyer, c’est pas très ambitieux, mais au moins vous avez du temps pour vous.
Rien que d’y repenser, elle fulmine. L’impact de cette phrase lui parait désormais évidente. Elle regarde les écrans noircis, son bloc-notes blanc, les lettres du banc détérioré – « N-i-q-u-e-t ». Elle ferme une nouvelle fois les yeux et ce n’est plus la pluie métallique qui l’imprègne, mais les raclements de la lame contre le bois capricieux. Elle rouvre les yeux. Le jeune homme a achevé son œuvre, en époussète les copeaux et laisse apparaître cette autre incroyable phrase : « Nique ta mère ».
Elle donne un énorme coup de pied dans le siège du garçon avant même d’en avoir conscience. Il sursaute, se retourne et la regarde, avec dans les yeux cet air surpris des petits animaux pris sur le fait. Elle se lève, se penche, lui donne une magistrale tape sur la tête. Le professeur s’arrête de parler, la pluie métallique s’évanouit. Claude se redresse, toise l’amphi. Et s’en va.
Il y a tellement de choses qui n’ont pas lieu d’être. A commencer par la honte que les autres lui insufflent, et qui se révèle ne pas être la sienne.
Autrement, je retrouve ta plume, je retrouve ton monde blotti dans une nouvelle émotion : la honte. Vaste sujet. Mais tes mots, toujours, m'éclaboussent de cette histoire, des pensées de la personnage et de couleurs, d'ambiances qui n'appartiennent qu'à toi.
Merci beaucoup pour cette publication <3
Pluma.
Ce texte m'a donné plus de fil à retordre que d'autres (à cause de la consigne). Je le trouve un peu moins bien ficelé, mais les thèmes de honte me tiennent à cœur.