12 : La marque

— Nathanaël…, dit Pierre, menaçant.

— On ferait mieux de bouger ? dit Nathanaël.

Il avait abandonné son humeur joviale. Une lueur rouge – caractéristique d’un feu de main – secoua doucement les arbres. En contrebas, une voix enflait :

— … ces satanés gosses qui ne comprennent pas qu’il est interdit de sortir la nuit tombée… Ne bougez pas ! s’écria M. Peterclock.

— On ferait mieux de bouger, répéta Judy, mi-cœur, mi-voix.

L’interdit ne lui faisait plus ni chaud ni froid. Elle fut la première à s’enfuir par l’un des nombreux chemins qui se rejoignaient dans la cour, le chemin, le plus à l’opposé de M. Peterclock. Il se retrouverait nez à nez avec les amis de Juan. Cette pensée aurait dû la faire rire mais elle n’avait qu’une seule envie : battre l’un des troncs devant elle sous ses poings jusqu’à la sève. L’arbre n’y était pour rien et ce n’était pas lui qu’elle voulait détruire jusqu’au sang de ses mains, mais ce qu’elle voulait détruire ne pouvait pas être détruit.

Dans la vie, y a ceux qui sont forts, et y a ceux qui sont faibles. Ceux qui sont faibles obéissent à ceux qui sont forts. C’est tout. C’est simple.

Une partie d’elle-même refusait de l’admettre. Une autre voulait la convaincre qu’il avait raison. C’était vrai : elle était faible… elle n’avait pas retrouvé son père, et sa connexion s’évanouissait. Elle n’avait plus de maison. Son rêve se brisait peu à peu. Elle n’était personne…

 Au fond, pourtant, elle voulait qu’il ait tort.

Elle s’arrêta de courir lorsque la forêt eût englouti toute trace de lumière rouge et que les hululements des hiboux et les glapissements funestes de renards soient les seuls bruits discernables. Ou presque. Des pas précipités dévalaient la pente derrière elle. Tous les poils de sa nuque se dressèrent.

— Judy, attends !

Ce n’était pas M. Peterclock. Mais ce n’était pas Nathanaël non plus. Elle se retourna, pétrifiée.

— Pierre, dit-elle, si étonnée qu’elle ne trouva rien d’autre à dire, même pas « pourquoi tu me suis ? ».

Puis se ressaisissant :

— Tu n’as pas entendu monsieur Peterclock ? On n’a pas le droit de traîner dehors la nuit.

Elle se remit à marcher avec conviction, même si elle n’avait aucune idée d’où elle se dirigeait. Pourtant, une flammèche d’espoir dansait et elle s’obligeait à ne pas paraître trop contente de le voir rappliquer. Peut-être qu’il répondrait enfin. Ne pose pas de questions. Si elle posait une seule question, elle était sûre de ne jamais obtenir de réponses.

Essoufflé, Pierre la rejoignit.

— Attends.

Ce n’était pas une raison suffisante pour attendre.

— C’est Kateline.

Au départ, Judy eut presque l’impression d’avoir rêvé, comme elle avait toujours imaginé ce qui lui plaisait d’entendre. Elle se tourna.

— Quoi ?

— C’est Kateline qui avait le monocle et qui l’a donné à Juan avant que je le lui vole à mon tour.

— Pourquoi elle lui donnerait le monocle ?

Et comment l’avait-elle obtenu ? Retrouvé. Les Lombrics ne rendaient pas, en général, les objets qu’ils volaient à leurs propriétaires. À moins, que les propriétaires fassent partis des Lombrics et que le vol n’en soit pas un, mais une simple couverture des Aster. Les Lombrics enlevaient les gens pour de bonnes raisons, c’était ce qu’ils laissaient croire, des règlements de compte à partir d’objets de valeur. Mais la valeur, dans l’équation, depuis le cambriolage de l’horlogerie, c’était elle et ils n’avaient pas réussi à la capturer.

— Je les ai découverts en plein échange, Kateline et Juan, dit Pierre, anticipant sa prochaine question.

Pourquoi ? répéta Judy.

— Pourquoi quoi ? dit Pierre, sourcils froncés.

Les mots s’enchevêtraient dans sa gorge, parler était douloureux.

— Pourquoi elle l’a donné à Juan ? dit Judy. Pourquoi tu l’as volées à Juan ? Pourquoi c’est un secret ?

Pierre semblait ne plus pouvoir respirer. Le chemin descendait abruptement et les arbres se clairsemaient et la vue brouillardeuse de fougères s’éclaira des petits points lumineux des fenêtres du cône des Esprits. Les quatre Tours élémentaires étaient complètement éteintes.

Pierre releva la tête. Il n’y avait plus de colère dans son regard, mais un grand gouffre de peur qui lui broya les entrailles.

— Je ne comprends pas, dit Judy.

— Tais-toi, dit Pierre. Tais-toi.

Il secouait la tête. Serrait la mâchoire pour empêcher les mots de sortir. Il tendit brusquement la main devant elle, comme s’il voulait voler son visage. Judy recula. La lumière des lustres dans le hall du cône peinait à les atteindre. Pourtant, elle la vit. La marque. L’étoile à quatre branches. Quatre, comme quatre Tours éteintes.

Il s’était aussi éveillé à l’Anti-lumière. Ce qui expliquait la mort de sa famille, similaire à la disparition de son père à elle, et sa survie. Jamais les Lombrics ne tueraient l’outil des déconnexions. S’il était là, c’était que, comme elle, il avait réussi à leur échapper. Ils étaient deux, peut-être plus. Savoir qu’elle n’était pas la seule à partager ce fardeau la déstabilisa.

S’ils avaient tué son père ? Elle bloqua son souffle en même temps que ses peurs larmoyantes.

— C’est monsieur Olivertown qui te l’a dit ? demanda Judy.

— Oui, dit-il. Depuis qu’on s’est rencontrés. En fait, c’est même pour ça que Lunaé est venue me trouver, pas pour mon don extraordinaire pour jouer avec l’air.

Un rire nerveux l’agita.

— Toi aussi tu es destiné à perdre ta connexion ?

Judy leva la tête vers lui, et discerna la même douleur dans ses yeux. Celle de vouloir tellement quelque chose mais d’avoir la certitude inébranlable de ne jamais pouvoir l’obtenir.

— Oui, dit-elle et sa voix trembla.

Elle fit un pas vers le bas, pour rejoindre le cône des Esprits.

— On n’est que deux ? demanda-t-elle.

— Je ne sais pas.

— Nathanaël sait ?

— Je ne lui ai rien dit.

— C’est pour ça que tu es aussi distant et méchant avec lui ? Pour qu’il ne sache jamais rien ?

Pierre se décomposa.

— Tu n’as pas entendu monsieur Olivertown ? On peut ôter des connexions dès qu’on s’est éveillés, et ça, on ne le contrôle pas.

Tu veux le protéger. La belle excuse.

— Ce n’est pas une raison.

Mais il avait ébranlé une partie de ces certitudes. Et si, à cause de son égoïsme, elle privait quelqu’un de sa connexion ? À cause de ce même égoïsme qui l’avait poussée à ne pas être là le jour où les Lombrics avaient enlevé son père. Et si, parce qu’elle en avait envie un jour, elle cédait ? Et qu’elle commettait l’irréversible ? Et si être méchant n’était pas tenir des propos blessants mais justement ne pas en tenir et laisser les autres se rapprocher… et brûler leur connexion sur l’autel de l’amitié ?

L’air glacé enflamma ses poumons.

— Bonne nuit, dit-elle. J’irai voir Kateline demain.

— Tu ne devrais pas faire ça, dit Pierre.

— Pourquoi ?

— Tu m’agaces avec tes « pourquoi ». Pourquoi ? Elle fait sûrement partie des Lombrics !

— Justement, elle est la personne idéale pour recueillir de nouvelles informations.

Judy partit d’une foulée rapide et passa devant le réfectoire, exhalant des odeurs alléchantes et la cacophonie tamisée et rassurante des conversations, sans s’arrêter.

 

Quand elle se retrouva seule dans son lit, les draps étaient froids et le restèrent toute la nuit, comme si toute chaleur avait déserté son corps. Elle fixait la forme grise et blanche dans le lit de Kateline. Il fallait encore attendre. Attendre demain et aller à la séance de quatuor alors qu’elle n’en avait aucune envie. Elle avait juste envie de sortir de ses couvertures et de prendre Kateline par les épaules et de la secouer jusqu’à ce qu’elle parle. Elle la détestait tellement.

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