11. Le lapin et la goule

Par Jessica, avec inquiétude rageuse, le 13 décembre 201*.

« Nul n’est censé ignorer la loi

Ni les jolies filles. »

C’est la énième fois que je passe la tête par le coin de la rue, j’en ai marre de n’observer que les briques rouges en face de moi. Le vent cinglant accueille ma figure. La rue est toujours déserte, pas un cycliste à l’horizon. Pourtant je suis sûre de moi. Il n’y a pas mille itinéraires possibles pour rentrer chez lui, et il n’y a aucune raison qu’il allonge inutilement la route par ce temps…

Enfin, le froid n’a pas que des désavantages… La pile d’ordures qui s’accumule au fond de la ruelle est bien inodore au moins. Sur cette pensée positive, je redescends en position de chaise contre le mur, prête à reprendre mon attente.

Bon, je sais que c’est le petit chouchou des profs et qu’il n’est pas toujours pressé de rentrer chez lui, mais là il exagère un peu… Sérieux quoi, j’ai mieux à foutre de mon week-end ! Il n’est peut-être pas au courant de celui-ci, mais ça ne se fait pas d’arriver en retard à un rendez-vous.

Je vais attendre encore un peu, mais je pense qu’inconsciemment, Gregory vient de me poser mon premier lapin. Bon, je n’avais fait aucune réservation ni rien, mais je suis quand même un peu déçue. Enfin, surtout inquiète et un peu fâchée… Bon d’accord, surtout fâchée.

Qu’est-ce qu’il peut bien faire à l’école qui lui prenne tant de temps ? J’ai tout checké : pas d’activités post-scolaires, pas de famille habitant dans les environs, pas d’amis avec qui il a l’habitude de sortir… Enfin, sauf parfois le week-end ou le mercredi après-midi pour une partie de basketball avec son pote noir. Mais sérieux, qui a envie de faire du basket dehors par ce temps ?

Ouais okay, je suis stupide. Ils se foutent clairement du froid, vu qu’ils jouaient, hier. Mais s’ils sont vraiment sortis jouer après la rencontre d’hier, ils sont encore plus stupides que moi.

Greg du moins avait l’air assez secoué. Je ne sais pas ce qu’il a ressenti exactement, mais clairement il n’a pas vu qu’un papy qui s’approchait innocemment de lui. De là à conclure qu’il ne retournerait pas directement au terrain, je me suis peut-être montré un peu trop hâtive.

Putain, je déteste ce job de merde. Pourquoi est-ce que je ne peux pas juste profiter de mon week-end comme tout le monde, enroulée dans un plaid devant une série débile ? M’enfin, si je ne m’en occupe pas, qui sait ce qu’il adviendra. En tout cas, ça ne sert à rien de continuer d’attendre ici, il ne viendra plus. J’ai raté mon pari, mais j’ai encore une chance…

De l’asphalte gris, des zones de jeu dessinées à la peinture blanche, un seul panneau à moitié déglingué… Et le vent qui hurle à travers le grillage. Je n’ai pas besoin de sortir du couvert tout relatif des arbres pour me rendre compte que cette seconde chance ne donnera rien de plus que ma première tentative. Il n’est pas là. Merde ! Il avait son vélo pourtant, il est improbable que ses parents soient venus le chercher. Mais qu’est-ce qu’il fout ?

Et si…

Non, je ne dois pas penser à ça…

Mais quand même. Et s’il s’avérait plus attirant encore que je pensais ? Et s’il s’était fait intercepter avant d’arriver à ma ruelle ? J’ai attendu en dehors du centre pour diminuer le risque de me faire repérer. Et si cela avait été une erreur ? Et si la goule l’avait attrapé avant moi ?

Je secoue la tête. Je me foutrais bien des baffes, mais ça n’arrangera rien. Je ne dois pas laisser la déception obscurcir mon jugement. Il y a des facteurs que je n’ai pas pris en compte. Il y en a toujours. S’il n’est pas ici, il traîne peut-être autre part avec son ami. Qui sait, il passe peut-être le week-end chez lui. Oui, voilà, aucune raison de croire qu’il s’est fait aspirer son âme par un monstre assoiffé d’essence. L’ennui, c’est que je n’ai aucune idée d’où habite le black…

Bon, au moins je vais pouvoir me remettre au chaud. La série de teenager débile devra attendre...