La sonnerie retentit, stridente, tranchant le brouhaha habituel des couloirs. Arwen sortit de la salle de cours, serrant son carnet de dessins contre elle comme si c’était un bouclier invisible. Les élèves se pressaient autour, riant, chahutant, se bousculant. À travers ce flot de normalité, elle sentait toujours qu’il y avait une faille, un décalage invisible qu’elle était la seule à percevoir. Depuis quelques jours, elle remarquait des regards étranges. Pas seulement ceux, curieux et inoffensifs, des élèves intrigués par la nouvelle venue. Non. Des regards insistants. Pesants. Comme si certains savaient quelque chose sur elle qu’elle-même ignorait.
En descendant les escaliers vers la cour, elle eut cette impression de nouveau. Deux garçons accoudés à la rambarde la fixaient sans discrétion, échangeant quelques mots à voix basse avant d’esquisser un sourire. Un frisson lui remonta le long de la nuque. Elle baissa la tête, accéléra le pas.
— Ignore-les, lâcha une voix familière à côté d’elle.
Arwen tourna légèrement la tête : Nelly marchait à sa hauteur, un sourire protecteur au coin des lèvres. Sa présence réchauffait l’air autour d’elle, comme un rayon de soleil dans ce couloir saturé.
— Tu les as vus ? demanda la jeune fille, soulagée de ne pas avoir rêvé.
— Ouais. Et franchement, ça me donne envie d’aller leur coller mon poing dans la figure, répondit Nelly, les yeux pétillants d’une énergie combative.
Un mince rire lui échappa, léger mais sincère. La brune avait ce don étrange de la ramener, même quand tout semblait trop lourd.
Elles s’installèrent dans la cour, un peu à l’écart. Arwen ouvrit son sac pour sortir un cahier, mais ses pensées dérivaient. Cette sensation de fil tendu, prêt à se rompre, ne la quittait pas.
— Dis, reprit Nelly, en fronçant les sourcils, tu ne trouves pas que Layla agit bizarrement, parfois ?
L'adolescente releva les yeux. Son cœur battit un peu plus vite.
— Comment ça, bizarrement ?
— Je sais pas… Elle est super gentille, c’est pas la question. Mais elle pose toujours trop de questions. Comme si elle cherchait à savoir des trucs précis sur toi. Pas juste de la curiosité. C’est… calculé.
Arwen resta silencieuse, mordillant l’intérieur de sa joue. Depuis quelques temps, elle ressentait aussi cette impression étrange : Layla était trop présente, trop lisse, presque trop parfaite dans son rôle d’amie. Mais elle n’osa pas l’admettre à voix haute.
— Tu te fais peut-être des idées, finit-elle par dire, même si elle-même n’y croyait qu’à moitié.
— Peut-être, répondit Nelly en haussant les épaules. Mais moi, je reste méfiante.
Avant que la jeune fille ne puisse répondre, un éclat de voix retentit derrière elles. Un groupe d’élèves passa, et au milieu, encore lui. Liam Sullivan. Sa silhouette se détachait naturellement, comme si tout l’espace lui appartenait. Grand, sûr de lui, le sourire accroché aux lèvres, il attirait les regards autant qu’il les provoquait.
Arwen sentit un mélange étrange l’envahir. Une pointe d’agacement, peut-être, face à cette facilité avec laquelle il occupait l’attention. Et en même temps… une curiosité irrépressible.
Il sembla la remarquer. Son sourire s’élargit légèrement, et, à la surprise de l'adolescente, il s’écarta du groupe pour s’approcher.
— Backer, c’est ça ? lança-t-il d’une voix claire.
Elle cligna des yeux, prise de court. Elle ne se souvenait pas de le lui avoir dit un jour.
— … Oui.
— Je savais bien que je ne m’étais pas trompé, reprit-il en haussant les épaules, un air faussement désinvolte. On ne t’oublie pas facilement.
Arwen croisa ses bras contre sa poitrine, tentant de cacher le trouble qui l’envahissait.
— C’est une tentative maladroite de flatterie ?
— Peut-être, répondit-il avec un sourire amusé. Mais tu vois, avec toi, j’ai pas besoin de jouer les grands numéros.
Nelly leva les yeux au ciel, visiblement peu impressionnée.
— Viens, Arwen, on va être en retard pour le prochain cours, glissa-t-elle, comme pour la tirer de cette bulle inconfortable.
Mais la principale concernée resta un instant figée. Liam ne la quittait pas des yeux, et dans ce regard il y avait quelque chose de déconcertant. Une assurance qui ne cherchait pas à séduire… mais à percer un mystère. Comme s’il avait déjà décidé qu’elle était un défi à relever.
Ce n’est qu’après plusieurs secondes qu’elle détourna enfin les yeux et suivit l'afro-américaine. Pourtant, son cœur battait encore plus vite que de raison.
La journée s’acheva dans la même tension diffuse. De retour à la maison, Arwen monta directement dans sa chambre. Amy l’avait accueillie avec son sourire habituel, lui proposant du thé et lui demandant comment s’était passée la journée. Sa nièce avait éludé, préférant se réfugier dans l’intimité de ses affaires.
Elle referma la porte, s’assit sur son lit et sortit le carnet de son tiroir. L’objet la hantait. Plus elle le feuilletait, plus il lui semblait que chaque mot, chaque signe tracé à l’intérieur était une énigme destinée à elle seule.
Ses doigts glissèrent sur une page qu’elle n’avait pas encore bien examinée. À côté d’une phrase écrite dans une calligraphie nerveuse — “Le sang appelle le sang, et le secret protège la lignée” — un symbole avait été griffonné. Deux lames croisées, reliées par une ligne qui ressemblait à une chaîne.
Arwen fronça les sourcils. Ce dessin, elle l’avait déjà aperçu, quelque part. Peut-être sur un mur, dans un recoin du lycée. Ou dans une rue de la ville, un soir où Amy l’avait accompagnée faire des courses.
Un malaise l’envahit. Elle referma précipitamment le carnet et le glissa sous son oreiller, comme si ce simple geste pouvait faire taire les questions qui tourbillonnaient dans sa tête.
Quand sa tante frappa doucement à la porte pour lui dire que le dîner était prêt, Arwen répondit d’une voix un peu tremblante qu’elle descendait dans une minute. Elle resta assise encore un instant, fixant le sol.
Elle n’en avait pas conscience, mais peu à peu, les fils invisibles qui reliaient son passé à son présent commençaient à se resserrer. Et bientôt, elle n’aurait plus la possibilité de les ignorer.