12 - La permission de minuit

La crise de Sacha m’avait flanqué la frousse. L’idée d’avoir à gérer un adolescent mentalement instable m’effrayait tant que je préférais ne même pas y penser. Chaque fois, c’était avec une pointe d’angoisse que je fermais la porte derrière moi. Sacha n’était pas un robot, il ne se mettait pas en veille quand je partais, mais dieu savait ce qu’il fabriquait en mon absence. Je l’imaginais inviter un théâtre d’ombres. Que pouvait-on faire d’autre, seul toute la journée, dans une chambre minuscule ?

Il ne me restait plus qu’à faire en sorte de freiner sa mélancolie. En premier lieu, je m’assurai qu’il se sente bien accueilli. Au bout de deux semaines, des affaires n’appartenant qu’à lui se trouvèrent disséminées dans tout le studio. Il y avait sa tasse, sa brosse à dents, son oreiller, sa moitié du lit… Avec eux, son installation devenait de plus en plus permanente, ce qui, je devais l'admettre, revêtait bien des aspects pratiques. Lorsque je rentrais après les cours, j'avais le plaisir de trouver la vaisselle faite, la pièce rangée. Je prenais soin de bien employer ce temps précieux qu'il me faisait gagner, par exemple en restant coller des affiches plus tard : j’avais désespérément besoin d’agir. Besoin de me sentir utile. Fort de mes résolutions, je participais aussi plus souvent aux réunions du soir de l'assemblée étudiante. L'une d'elle, particulièrement passionnante, dura jusqu'à plus minuit, et je ne m'en arrachai que pour ne pas rater le dernier métro.

Les idées, les slogans dansaient encore dans la rame. C’étaient les voix de la justice, ceinturées de banderoles à l'odeur de peinture fraîche. Je les fredonnai sous les réverbères, je les fredonnai aux voitures qui fendaient la nuit, je les chantai à la cour de l'immeuble, aux escaliers interminables… Puis Sacha me fit comprendre que je devais les déposer sur le paillasson.

- T'as vu l'heure qu'il est ?!

Toute mon excitation s'éteignit sous la force de son souffle.

- Et alors ? fis-je, la voix aussi tremblante que si j'avais reçu un saut de glaçons sur la tête.

- Et alors tu avais dit que tu rentrerais à huit heures ! hurla Sacha de plus bel.

Il me bloquait dans l’entrée qui avait tout juste la largeur nécessaire pour contenir sa démesure. Je m’efforçai de le contourner, de passer la barrière de son corps, noueux de colère, semblable à des ronces.

Ma taille supérieure à la sienne me permit de vérifier, par-dessus lui, ce qui m’inquiétait : l’état de la fenêtre. Le soulagement de la voir fermée m’ouvrit le droit à l’agacement ; puisque Sacha, bien en sécurité dans un intérieur calfeutré, n’était pas cette fois la proie d’une déprime suicidaire, aucune urgence manquée ne pouvait m’être reprochée.

Je fis donc de mon mieux pour garder une certaine contenance et grommelai :

- Je n'ai pas besoin de ton autorisation pour sortir le soir. Je suis majeur, Sacha, je sors et je rentre quand je veux.

- Je m'en fous, de ça ! continua le gamin. Ce qui me tape sur les nerfs, c'est que tu ne respectes pas les engagements que tu prends !

- Arrête de crier, il y a des voisins.

Je fis un pas en avant qui l’obligea à me céder le passage. Sans me retourner, j'ôtai ma veste et mes chaussures, jetai la première sur le lit et poussai les secondes en-dessous.

Mais alors, ces dernières butèrent contre quelque chose qui m’empêcha de les ranger. Je tendis la main pour attraper l’objet en cause et tombai, au comble de l’étonnement, sur le sac que je cherchais depuis des jours. Sacha, après avoir vérifié sous le lit, m’avait pourtant assuré ne pas l’avoir trouvé. La seconde suivante, la lumière se fit dans mon esprit : c’était lui qui l’avait caché là, pour une raison obscure. Je n’eus pas le loisir de l’inspecter, déjà le gosse m’avait rejoint dans la pièce sans prendre en compte mon avertissement relatif au voisinage :

- J'ai cru qu'il t'était arrivé quelque chose !

- Tu exagères, répliquai-je en balançant plus loin mes chaussures, faisant mine de n’avoir rien vu.

- J'exagère pas ! Il est une heure du matin ! J'étais à deux doigts d'appeler les flics !

- Quoi ?! tressaillis-je.

- Histoire de leur demander si je devais venir te récupérer à la fourrière, continua-t-il sur sa lancée grotesque.

- Quoi ?! répétai-je, sidéré.

- T’as bien dit que si tu revenais pas un jour, c’est parce que tu te serais fait arrêter !

Je tombais des nues. Je n’avais dit cela que pour lui donner une idée de la sale ambiance des dernières manifs. Faisait-il exprès de tout comprendre de travers ou se moquait-il ouvertement de moi, avec une telle hargne, cependant, que je ne distinguais plus l’ironie du sérieux ? Je ne l'imaginais pas capable d’aller faire un tour au commissariat, il n’en restait pas moins que son improbable réplique me détourna du sac à dos subtilisé. Emporté par mon émotion, je rétorquai :

- Toi, tu n’as pas eu peur de passer des nuits dehors, alors pourquoi tu t’inquiéterais pour moi ?

Je regrettai cette phrase aussitôt après l'avoir dite. Sacha blêmit et il dut s’y reprendre à deux fois pour parler sans engloutir ses mots dans un sanglot douloureux :

- Si, j’ai eu peur ! Tu sais bien que ça me terrifie !

Comme à chaque fois qu’il prenait la mouche, il fila s'enfermer dans la salle de bains. Je lui courus après, suppliant à la porte :

- Te fâche pas ! C'est pas ce que j'ai voulu dire !

- Ton dîner est dans le frigo, répondit-t-il seulement sur un ton énervé.

La scène m’avait coupé l’appétit. Autre chose me préoccupait. Je m’approchai du lit et, à quatre pattes, tirai le sac caché en dessous. Je le trouvai particulièrement lourd. Le mystère s’éclaircit lorsque je dézippai la fermeture. Les arrêtes de plusieurs boîtes de conserves brillèrent de leurs éclats circulaires. Glissé entre elles se trouvait un petit paquet qui semblait être un savon. Le sac contenait également un vieux T-shirt et quelques sous-vêtements.

Je songeai qu'il valait mieux tout remettre sous le lit avant que Sacha ne s’aperçoive de ma découverte. Après quoi, j’allai me servir dans le réfrigérateur comme il me l'avait si aimablement suggéré. Mon assiette était recouverte d'un film plastique qui révéla un plat aux petits oignons. Le calme revint peu à peu. Les murs se trouvaient de nouveau blancs ; le lit, les étagères, les livres étaient muets et immobiles, débarrassés de l’incandescence que leur avaient porté nos ombres humaines. Je mangeai, songeur, incapable de penser à autre chose qu’au kit de survie que Sacha s’était préparé.

Je m’étais trompé en croyant qu’il s’était établi pour de bon. Mon jeune protégé n’était toujours pas sûr de rester. Il pouvait disparaître du jour au lendemain et il n’y avait rien que je puisse faire contre cela. Il n’était pas mon prisonnier.

Les dernières bouchées ne furent pas faciles à avaler, mais enfin mon assiette fut vide. Je la déposai dans l’évier et retournai me planter devant la salle de bains dont Sacha avait fait son enclave au sein de mon territoire et où il était toujours exilé.

- Sacha, ouvre la porte, réclamai-je doucement.

Comme rien ne se produisait, je me fis plus pressant :

- S’il te plaît, je suis fatigué, j’ai besoin de me rafraîchir.

Le verrou tourna dans la serrure. J'abaissai la poignée. À mon entrée, Sacha, qui s'était assis derrière la porte, se redressa vivement mais se refusa à lever les yeux sur moi. Je respectai son envie de solitude et me contentai d'attraper ma brosse à dents. Il m'imita sans un mot, gardant toute sa dignité tandis que du dentifrice me coulait sur le menton.

Distraitement, je me demandai si son sac était vraiment complet. Si, par hasard, il ne lui manquait pas un objet de toilette indispensable. En plus de la brosse à dents, je lui avais pris un peigne et un coupe-ongles. Peut-être avait-il besoin d'un rasoir ? J'observai les trois poils qui se battaient en duel sur son menton. Ce dernier portait deux ombres tristes qui partaient des coins de sa bouche, deux plis pas assez creusés pour former des rides, mais qui témoignaient de ses tourments intérieurs. Sa mâchoire avait beau se contracter ou s’élargir selon les mouvements de la brosse, les ombres restaient fixes, imprimées durement sur sa peau. Elles me donnaient envie de passer mon index dessus pour les lisser.

Je sentis un courant électrique parcourir mes doigts et sus que je n'allais pas pouvoir m'en empêcher. Ma brosse à dents coincée dans ma bouche, j’autorisai mes mains à jaillir, sauter sur ses côtes, s’agiter sous ses bras. Surpris, Sacha se plia en deux, tentant de se défendre.

- Arrête, bordel ! J'en fous partout !

Des gouttelettes de mousse et de salive mêlés volèrent dans tous les coins de la pièce, mais je ne cédai pas et ma victime éclata d'un rire hystérique.

- Allez, Sachatouille, me fais pas la gueule !

Vaincu, à bout de souffle, il se laissa glisser à terre et je le réceptionnai sur mes genoux.

- T'es trop con ! recommença-t-il à crier, mais je sentis qu'il n'y avait plus de colère dans sa voix.

Il leva le bras pour saisir le manche de ma brosse à dents et s'amusa à la frotter d'avant en arrière dans ma bouche, m'étranglant à moitié. Je toussai et recrachai un filet blanc qui s'écrasa sur son T-shirt, mais j'avais envie de rire, de rire !

- Tu tires la même tête que le marin dans l'Adieu à Hambourg.

- Hein ?

Je crus avoir mal compris.

- De quoi tu parles ?

- La peinture. Celle d'Ottotruc.

Je me redressai, surpris.

- Tu connais ça, toi ?

Il acquiesça.

- La prof l'a montrée dans le cours de lundi dernier.

Je levai un sourcil.

- Tu n'es pas venu avec moi lundi dernier.

- Ce n'est pas parce que tu ne m'as pas vu que je n'étais pas là.

Mon étonnement allait grandissant.

- Pourquoi tu ne t'es pas assis à côté de moi ?

- Tu peux pas te concentrer quand je suis là, dit-il en tirant la langue. Ni pour suivre les cours, ni pour te brosser les dents !

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Loutre
Posté le 05/01/2024
Hello !

Encore un chapitre sympathique à lire. La dynamique entre le narrateur et Sacha évolue, on sent une complicité naissante. La description détaillée de l'environnement et des actions des personnages crée une atmosphère palpable, ce qui renforce l'immersion du lecteur dans le récit. Le dialogue réaliste ajoute une couche d'authenticité à la relation, bien que quelques ajustements pourraient potentiellement renforcer encore davantage cette crédibilité.

Je vois que tu as corrigé la scène finale, mais malgré tout, je trouve que ta narration s'appesantit encore très longuement sur les corps, les contacts. Ce serait pas gênant si tout ton roman était écrit comme ça, mais comme c'est un des rares moments à ce point détaillé, je trouve qu'il ressort beaucoup, et c'est dommage que parmi tout ce que tu aurais pu décrire avec finesse, tu choisisses de décrire un corps à peine sorti de l'adolescence. Tu commences à me connaître, c'est généralement des choses qui me gênent. ^^'

En dépit de quelques ajustements mineurs, ton écriture fluide et expressive témoigne d'un style prometteur. J'attends avec impatience de découvrir comment tu développeras davantage cette histoire complexe et les relations entre les personnages.

J'ai hâte de lire la suite !
Saintloup
Posté le 10/01/2024
Je ne suis pas très doué avec les engueulades et, malheureusement pour moi, mes personnages ont souvent des comptes à régler. Je n'arrête pas de réécrire les disputes. Tant mieux si ça commence à ressembler à quelque chose, même si ce n'est pas encore parfait.

Je vais réfléchir à la fin. L'ancienne version était très érotique, à l'époque où je n'avais pas les mêmes ambitions pour mon roman. Je pense que j'ai bien fait de modifier cette scène, mais je ne sais pas si je tiens à enlever encore des éléments. Maintenant, c'est uniquement le visage de Sacha qui est décrit. Effectivement, il reste une petite dose de sensualité et, malgré tout, je crois que c'est quelque chose dont j'ai besoin entre les deux personnages (et plus particulièrement dans le regard de Martin).
Vous lisez