Sur le seuil de la pharmacie, bien après le petit-déjeuner, Razelhanout trépignait sur place et malaxait le bas de sa kamis.
— Où es-tu allée te fourrer, nom d'une coucougnette, pour me revenir dans un état pareil ? J'ai cru qu'un malfrat t'avait enlevée ! Ça va pas de me ficher la trouille comme ça ! Par les esprits des fleuves, ton maquillage s'est délavé. Je ne t'ai jamais vue aussi rouge, tu ressembles à un postérieur de macaque ! Tes boutons ont empiré !
Eleonara ne put qu'afficher un sourire navré, transpirant à grosses gouttes. Elle avait couru toute la montée avec un estomac grondant de faim. Les remontrances de Razelhanout lui firent l'effet d'une douche fraîche. Si le vieux pharmacien s’inquiétait pour elle, c'est qu'il la tenait plus en estime qu'il n'osait avouer.
Avant que Razelhanout ne pût se lancer dans une description anatomique de ce que son cœur avait souffert, une silhouette toute en courbes se matérialisa dans la lueur matinale. Eleonara retint sa respiration.
Sans un bonjour, Sebasha attrapa la scribe, l'entraîna dans la cour arrière et la cloua sur une difformité rocheuse.
— Où étais-tu ? Pourquoi puis-je voir ton vrai teint ?
La gravité dans sa voix décrochait les notes les plus basses du tonnerre. Sa main comprimait son épaule. Quand elle voulut la retirer, sa paume resta collée.
— Du sirop, expliqua l'elfe. J'ai foncé dans une dame qui en trimballait et puis j'en ai eu partout, même dans les yeux. Et l'instant d'après, les Religiats me pourchassaient. C'est pour ça que je suis en retard. Je suis désolée.
Les ayant suivies, Razelhanout tenait fermement son turban, sur le point de s'arracher la tête ou de se ronger les ongles de tous ses doigts.
— Tu as provoqué les Religiats ? Sainte piscine, s'ils font le lien entre toi et ma pharmacie, je suis ruiné ! Adieu, la clientèle !
— Tu n'avais pas un patient avec un chalumeau planté dans le ventre ? demanda Sebasha.
Razelhanout lui jeta un regard noir et retourna à l'intérieur de la pharmacie. Eleonara perçut la voix du premier à mesure qu'il s'éloignait, de moins en moins fort d'abord, puis tels des échos assourdis.
— Pas un mot de ça à personne, compris, Tabu ? Sinon, tu peux te la décoller tout seul, ta flûte ! Allez, trêve de mots. Je vais te sortir ça du nombril.
Calcinant Eleonara de ses onyx brillants, Sebasha lui remit une affiche chiffonnée. Interloquée, l'elfe la déplia et tomba sur le brouillon de son propre portrait avec, en-dessus, le terme Recherchée et, juste en-dessous Mille écus.
— Damnation, les Religiats sont doués en dessin, dut-elle admettre.
Elle se promit de garder l'affiche précieusement. D'habitude, ce n'étaient que les grandes dames qui avaient droit à leur ressemblance traduite en peinture. Une œuvre qu'elles pouvaient envoyer à de potentiels prétendants.
Sebasha prit la mouche.
— Sais-tu ce que cela signifie ? Les Religiats savent que tu es vivante. Ils savent que tu es ici ! À ce rythme-là, tu finiras pendue sur la muraille rouge dans deux soleils. Ton faciès sera placardé à travers Arènes et deviendra aussi inratable qu'une cigale dans un bol de lait. Je nourrissais l'espoir que tu apprennes le bon sens ; je jette l'éponge. Je t'ai donné une fonction à remplir en sécurité et tu as désobéi. Irresponsable fille ! Est-elle donc si courte, la mémoire des Langues Alanguies ? Je te prends sous mon aile et tu me mords ! D'où te sortent ces actes irréfléchis ? De ton infatuation pour un des Barbares ?
Eleonara se leva brusquement, le menton défiant.
— En m'attelant à un bureau de scribe, vous m'avez empêchée d'enquêter. Il fallait que je prenne les choses en main ; vous m'avez suffoquée ! Je sais que vous favorisez la piste des criminels en ignorant celle des disparus. Soit, mais vous auriez dû me laisser chercher mes amis au lieu de me faire œuvrer dans le noir et me garder dans l'ignorance ! Vos tablettes, vos absences, vos cachotteries, y'en a marre ! Et puis qu'est-ce que vous avez à collectionner et faire circuler des armes ?
Le regard de Sebasha partit de côté avant de se stabiliser sur Eleonara. À contrecœur, elle articula :
— J'aime les objets pointus qui brillent.
L'elfe fut si abasourdie par la réponse qu'elle ne s'entendit même pas réagir. Sebasha venait-elle de s'avouer... cleptomane ?
— Vous... vous ne servez que vos propres intérêts ! enchaîna Eleonara, ayant déjà perdu le fil de ses reproches. Je suis reconnaissante pour votre protection, mais qui êtes vous pour m'ordonner à gauche à droite, pour me juger ? Vous n'êtes pas ma mère !
Eleonara regretta ces paroles aussitôt qu'elles les eut prononcées. D'où jaillissait ce sentimentalisme ?
Aucune d'entre elles n'avait parlé fort – alerter les voisins aurait été le pire des crimes –, mais le silence qui s'ensuivit fut aussi strident qu'un cri. Elles se mesuraient, testant chacune son sang-froid, sa dominance. Finalement, Sebasha se prononça dans un filet de voix tranchant :
— Ta mère n'est pas là ; il faut bien que quelqu'un te remette à ta place.
Eleonara, la poitrine enflée de fureur et de vexation, manqua d'exploser.
— Comment osez-vous...
Razelhanout choisit ce moment-là pour réapparaître, déposant un broc d'huile et un linge à côté d'Eleonara. Tandis que celle-ci, renfrognée, se frottait les joues pour se débarrasser de ce qui lui restait de fard et s'appliquait une couche fraîche, ce fut au tour du pharmacien de placer une deuxième affiche sous le nez plat de Sebasha.
— Regarde un peu ce que Tabu m'a apporté. (Il lut :) Sebasha d'Eméride, moine-soldate disparue à Cerveille en fin avril de cette année, recherchée, Quatre mille écus. Quatre mille écus ! Vivat la discrétion ! Tu crois que mes autres clients ne savent pas ? Tu crois qu'ils ne vont pas se douter ? Je ne veux pas une autre réquisition de Religiats dans ma demeure; ils vont encore salir le dallage et violenter mes plantes !
Il jeta l'affiche par terre et retourna auprès de son patient en piétinant.
Le visage de la Peau Sombre s'était pressé comme une prune mûre.
— Je suis recherchée ; vous êtes recherchée, chantonna Eleonara, un ricanement dans la voix. Pour autant que je puisse dire, aucune d'entre nous a plus à reprocher à l'autre. Mais j'admets que si l'on fait le lien entre moi et le Don'hill, je suis cuite.
L'Opyrienne détourna la tête et grogna en découvrant ses canines.
— Advienne que pourra, murmura l'elfe pour elle-même. Je ne quitterai pas Arènes sans avoir mes réponses.
Reparcourir la missive de Hêtrefoux la démangeait. Elle avait la pression du temps, maintenant. Elle y misait tant d'espoir, tant d'application. Une familiarité troublante émanait du message, comme si sa structure lui parlait, mais pas ses mots. Si les Religiats la pinçaient avant qu'elle ne mît du sens dans ce chaos scriptural, elle éprouverait la même déception, la même écrasante nausée que lorsque Sgarlaad avait incendié le cahier de Hermine de Blodmoore à ses pieds. Et ça c'était avant d'apprendre quel sort on lui réservait.
— Je n'ai plus de tablettes pour toi, déclara Sebasha en ayant regagné une expression illisible. Ton travail a été de bon aloi ; tu as ma gratitude.
Le « gratitude » eut l'air de lui écorcher la langue.
Eleonara prit la nouvelle comme un coup de baguette sur la nuque. « Je ne déchiffrerai jamais le code des tablettes », réalisa-t-elle.
— Vous n'avez plus besoin de scribe ? Vous me virez ?
— La copie, c'est fini, mais tu es toujours scribe. Nous avons un contrat.
— Nous n'avons pas de contrat.
— Qu'en est-il du billet de Hêtrefoux ?
Quelque chose s'était altéré dans la voix de Sebasha, qui, les bras croisés, balançait son poids d'une cheville à l'autre.
L'elfe laissa fuir un soupir d'exaspération.
— J'essaie mais rien ne vient. Je vois mal comment je suis censée comprendre des symboles que je ne peux pas lire, mais je persévère.
La Peau Sombre hocha la tête et, non sans raideur, lui remit une vielle babouche coincée entre deux pots de fleurs. Restant sur son quant-à-soi et se demandant ce que cette savate pouvait bien faire là, Eleonara jaugea la pantoufle trouée et lui trouva une fragrance de fromage oublié.
— Euh, merci ?
— Ne sous-estime jamais une babouche.
Joignant le geste à la parole, l'Opyrienne empoigna la pantoufle et décocha une claque si violente au mur qu'Eleonara plongea sa tête entre ses mollets et s'entoura de ses bras par réflexe. Elle eut juste le temps de voir, du coin de l’œil, un insecte chuter de la paroi quand Sebasha lui restitua son « arme » avec la solennité d'un monarque adoubant son champion.
— Nous avons pris trop de risques. Les Religiats connaissent nos visages. Les escapades sont terminées pour nous deux.
— J'espère que vous plaisantez.
Sebasha darda sur elle ses deux billes de fauve.
— Quand une chose se sait à Arènes, tout le monde le sait. Je dépends autant de toi que toi de moi. Jusqu'à ce que l'Inversion joue en notre faveur et amène le voile de la nuit, nous ferons profil bas. Et toi, tu tueras les sales bêtes. Avec la fin de la mousson, elles sont revenues. Les Religiats doivent perdre notre trace.
Eleonara fit la moue.
— C'est dans longtemps, l'Inversion ?
La Chevaucheuse de dunes sourit, dévoilant toutes ses dents, à la fois espiègle et assassine ; l'elfe reconnut alors sans peine, sous son déguisement de colombe, la hyène.
Voilà sept jours que Eleonara tuait les bestioles intruses à l'intérieur. Moustiques, scarabées, guêpes... Elle avait même eu affaire à un scorpion. Si elle avait perfectionné son maniement des savates, rien d'autre ne semblait avoir évolué. Son enquête sur les Nordiques était en suspens, son confinement avait repoussé sa consultation des Mysticophiles pour Zachare – et depuis que Sebasha l'avait nommée tue-mouche officielle de la pharmacie, elle se réjouissait de devenir Nocturne pour enfin sortir sans être vue.
L'attente arrivait à son terme. Emmaillotée dans sa couette sur le toit-terrasse, Eleonara battait des paupières. Au-dessus d'elle, le ciel s'éclaircissait, strié de filaments cotonneux et rosâtres, telle une mer suspendue et écumante. Aujourd'hui, c'était l’équinoxe d'automne. Aujourd'hui, elle ferait tout à double ; à l'instar de la moitié des citadins, elle enchaînerait une journée diurne puis nocturne à la suite, avant de s’accommoder au rythme de la nuit jusqu'au prochain équinoxe. En effet, le sommeil des Arèniens serait mis sens dessus dessous, car c'était aux dernières lueurs mourantes du soleil qu'aurait lieu l'Inversion, l'échange semestriel des rôles hypniques entre Diurnes et Nocturnes. Eleonara ne refermerait les yeux que le lendemain à la même heure. Comment elle se maintiendrait éveillée sans s'effondrer avant son deuxième petit-déjeuner lui était un mystère. À partir de maintenant, le crépuscule deviendrait sa nouvelle aube.
Après un repas léger et sa toilette personnelle – soin à l'ail compris –, Eleonara passa la matinée à aplatir des mouches, à persécuter des araignées et à catapulter des cafards par la fenêtre. Razelhanout voulait une pharmacie aussi impeccable et stérile que possible. L'elfe poussa sa mission purgative jusque dans la salle de préparation, où les néfastes visiteurs à antennes ou aux yeux à facettes ne manquaient pas. Après une heure à pister la chenille qui s'était fait les dents sur le bouquet de menthe, Eleonara finit par découvrir sa chrysalide ventousée dans un coin sombre. Ce fut alors que lui parvinrent des grommellements étouffés.
L'armoire.
Si Eleonara devait rester éveillée pendant deux cycles hypniques, les frères Louroum devraient dormir l'équivalent. Elle ne savait pas ce qui était pire.
Quand il n'y eu plus d'insectes indésirables à aplatir, Eleonara autorisa son esprit à s'envoler ailleurs. Sa fantaisie se peupla alors d'aloès, de libellules, de fleurs sauvages et de rolliers à longs brins. Son ciel imaginaire, toutefois, ne tarda pas à se couvrir et à tonner. Dans son esprit, l'herbe frémit, la faune s'enfuit. À la première zébrure d'un éclair, Eleonara sut que sa joie serait aspirée par une spirale où seuls les tons du deuil et du gel prévalaient. Tout ce temps, les Religiats ne devaient pas être restés immobiles. Avec le croquis de son visage et leurs ressources, on finirait bien par la reconnaître : une sœur du Don'hill « tuée » par la Bête, une apostate. Sa mise en scène serait découverte, on ferait le lien entre elle et...
Le temps d'une respiration et elle y fut, six mois en arrière. Le silence des couloirs, accusateur. La senteur de peau décédée. La perte de l'appétit. Les pierres tombales sous la croisée de sa cellule. Son incorrigible erreur de calcul, sa nécrose de l'âme, sa gangrène. La fleur jaune, fatale.
Son crime sordide, éclos d'une rancœur qui lui semblait tantôt justifiée tantôt puérile, la consumait. Elle avait versé la mort dans une soupe que ses consœurs avaient goûtée par cuillerées. Intentionnel ou pas, l'impardonnable restait impardonnable. Les marques sur son visage en étaient la preuve. Entre culpabilité et désœuvrement, elle se grattait parfois jusqu'au sang. Elle avait cru pouvoir la chasser, mais sa malédiction revenait au grand galop. Peut-être qu'elle devait arrêter de se juger au travers de lois humaines ; ce n'était pas comme si celles-ci défendaient ses droits.
— Tu es triste.
Mal assise sur le tabouret derrière le comptoir, Eleonara soubresauta et rata sa calligraphie. Elle tentait de recopier le message de Hêtrefoux pour comprendre comment il avait été tracé. Razelhanout se tenait derrière elle, devant le rideau de perles.
— Je suis pensive, c'est tout.
— Si j'étais un médecin einhendrien, je citerais la théorie des humeurs et je baragouinerais que tu souffres d'un taux de bile noire trop élevé. Et comme remède, je conseillerais un bon pèlerinage ou une auto-flagellation. Heureusement pour toi, je ne suis pas Einhendrien.
— Ils ont aussi des traitements qui fonctionnent, vous savez, répliqua l'elfe. Au monastère, j'ai appris à traiter les orgelets avec de l'oignon et les brûlures avec de la bave d'escargot. Ça marche.
Razelhanout déploya une risette taquine en caressant sa barbe pointue.
— Pas faux.
Eleonara se détourna pour corriger la lettre qu'elle avait raturée, croyant que le pharmacien se replongerait dans ses expérimentations. À sa grande gêne pourtant, celui-ci tira une corbeille, la renversa et s'assit dessus. Son siège était ridiculement bas ; ainsi, le turban de Razelhanout lui arrivait à l'épaule.
— Qu'y a-t-il, Ourébi ?
Le pharmacien traversait une de ses phases sérieuses et c'étaient bien celles-là, plus que ses crises euphoriques, colériques ou mélancoliques, qui l'effrayaient le plus.
Eleonara tripota son calame, hésitante. Elle hissa les yeux vers les tiroirs excavés dans les parois.
— Vous n'auriez par quelque chose contre les malédictions ? Un remède, une tisane, un truc à inhaler ?
Elle préféra ne pas mentionner les suppositoires.
Les yeux ronds de Razelhanout clignèrent une, deux, trois fois.
— Je suis navré, il n'y a pas de cure magique pour ça, petiote. Pas chez moi, et pas chez Madame Cérébrée non plus, quoiqu'elle raconte !
Madame Cérébrée était une guérisseuse qui, durant son temps libre, s'appropriait des bouquets de menthe et de mandragore dans le potager de Razelhanout.
Le pharmacien se courba en avant et baissa la voix, intéressé.
— De quelle malédiction parles-tu ?
— Ne la voyez-vous pas ? (Elle désigna ses joues, son cou, ses mains et ses coudes.) Elle me ronge parce que j'ai péché. C’est Diutur ; il m’en veut parce que… parce que j’ai mis du malheur dans la soupe de mes consœurs et elles sont mortes. Je sais que vous savez. Je sais que Sebasha vous a dit.
Eleonara était hors de souffle ; son cœur battait de plus en plus fort. Les mots étaient sortis tous seuls, tels des lapins fatigués de leurs garennes. Elle aurait pu rester floue, bêtement répondre par oui ou par non ou le plus métaphoriquement possible et pourtant, elle avait choisi les faits, la vérité.
Razelhanout demeura d'abord muet, ses longs doigts tripotant ses genoux pointus.
— Moui, Sebasha a peut-être sous-entendu quelque chose de la sorte. Écoute, je ne m'y connais pas en divinités einhendriennes, mais que ce symptôme soit une manifestation de Diutur m’étonnerait beaucoup. Le vrai problème, la vraie cause habite ici. (Doucement, il posa son index au centre du front d’Eleonara.) Tant que tu ne l’auras pas résolu, ton mal-être persévérera. Tous les maudits sont les enchanteurs de leur propre malédiction. Tu es la seule à pouvoir lever ce « mauvais sort », car il n’est autre que la punition que tu t'infliges toi-même. En termes commun, on appelle ça avoir mauvaise conscience.
L’elfe cligna des yeux plusieurs fois, à mesure qu'elle tournait et retournait ces paroles dans son esprit. Puis, les ayant intégrées, elle appuya sa tête contre la surface du comptoir, qui sentait vaguement l’orange rassie.
— Mais qu'elle idiote je suis !
— Ai-je visé juste ? fit Razelhanout depuis sa corbeille avec un claquement de langue.
Eleonara redressa la nuque, cette fois pour fixer le plafond.
— Oui, mais ça ne m'aide pas ; je ne sais toujours pas comment m’en débarrasser.
— Hé, laisse-moi te rassurer sur un point. Si tu as des remords, c'est que tu te reproches quelque chose et que tu reconnais d'avoir commis un acte grave. Bonne nouvelle: tu es dotée de morale !
Un jet d'adrénaline traversa l’elfe et elle fouetta le pharmacien du regard.
— Quoi ? Vous m’en croyiez dépourvue ?
Razelhanout leva ses paumes au ciel.
— Certains n'en ont pas ; il fallait bien que je contrôle ! Revenons au berceau de toutes choses ; suivons la queue du serpent pour lui saisir la tête : peux-tu m'en dire plus sur cet empoisonnement que tu as commis ?
— Non.
La réplique avait été délivrée dans un souffle spontané. L'orgueil elfique en Eleonara se défendrait jusqu'au sang s'il le fallait.
Razelhanout se racla la gorge et reprit d’un ton analytique.
— D'accord, c'est ton choix, je respecte.
Eleonara ne sut pas quoi répondre ; elle laissa le silence se répandre comme un sac de billes, inspira et articula :
— J'ai fait tellement souffrir mes consœurs qu'elles ne peuvent plus en souffrir aujourd'hui. Je n’arrive pas à l’oublier. Je n'arrive pas à me pardonner.
— Te considères-tu comme la seule coupable de la souffrance causée ?
La seule coupable. C'était une bonne question. L'Abbesse et les supérieures n'étaient-elles pas partiellement fautives, elles aussi, pour lui avoir donné une raison de les empoisonner ? Leurs manigances, leur sévérité et leur injustice ne justifiaient-elles pas son acte ? Pouvait-on parler de défense légitime ?
Au diable, ces réflexions de faible, ces régulations humaines, ce pour et ce contre tourmentant ! Eleonara avait été torturée par elles et menacée de pire ! Pouvait-on brûler le chien et s'étonner qu'il mordît le flambeau ? Sa révolte allait dans l'ordre des choses, dans l'ordre du monde. Toute provocation est suivie de conséquences. Eleonara avait été l'auteure des conséquences, non pas de la provocation ! C'étaient les nonnes qu'il fallait blâmer, pourchasser, haïr. Elles qui, faute de mieux, se plaisaient à vivre dans ses cauchemars. Elles lui remémoraient ses fautes ; avaient-elles si vite oublié les leurs ? Elles l'avaient maniée, chosifiée, enfermée et avaient manqué de peu pour la briser. Était-ce donc si facile à effacer ? Eleonara, elle, gardait ces instants imprimés dans sa chair, son cœur, son âme.
Parfois, elle se disait que c'était bien fait, que ces perfides humaines l'avaient mérité. Elle était une elfe, bon sang, peut-être même une des dernières qui fut. Où était sa rage ? Où était sa fureur ? S'était-elle ramollie à ce point ?
Puis, elle se lapidait de honte pour avoir pensé de choses pareilles.
Il y eut un bruit de côté, une sorte de grattement. Dans la pièce, rien n'avait bougé : tout se tenait à sa place, rangé, à l'exception d'un détail : Razelhanout avait ouvert un calepin.
Eleonara ramena ses mains sur son ventre. Elle n'aimait pas être observée sans observer.
— Qu’est-ce que vous faites ?
— Je m’ennuie alors je gribouille. Alors, étais-tu, selon tes critères, la seule coupable ou pas ?
— C'était moi et un nœud de circonstances que j’appellerai la poisse.
Prononcer cette phrase la plongea à nouveau dans ses réflexions. Elle n'avait pas de réponse finale à son problème, mais elle commençait à y voir plus clair. Oui, elle avait fait une erreur et en avait tiré sa leçon. Et maintenant, elle dictait sa propre malchance et ne savait pas comment l’inverser. Le comble.
— Ne l’oublie pas, insista Razelhanout. La malédiction ne dépend que de toi.
Au coucher du soleil, Eleonara bâillait à répétition et frissonnait. Deux paniers pleins à craquer de fruits et de pâtisseries entre les bras, le pharmacien tenait la porte d'entrée avec son talon.
— Ourébi, les Folorés vont bientôt commencer. Dépêche-toi, ne reste pas là à attendre de gober un insecte !
Elle le suivit avec hésitation.
— Je croyais que je n'avais pas le droit de sortir, vu que les Religiats...
— Oh, ce ne sera pas long et il fera bientôt nuit. Les Religiats auront mieux à faire, crois-moi. De plus, Sebasha s'est évaporée, autant en profiter. Ce soir est un soir spécial.
Si l'Opyrienne s'était elle aussi religieusement claustrée pendant les derniers sept jours, elle avait fait défection aux premières rougeurs dans le ciel sans se justifier.
Après avoir confié les casse-croûtes à l'elfe, Razelhanout s'engagea sur l'échelle et se hissa sur le toit-terrasse.
— Mais, s'hébéta Eleonara, et la réputation de votre établissement ?
— La réputation de mon établissement prend sa pause. Allez, lance-moi les paniers.
Sur la pointe de ses sandales, Eleonara lui transmit les paniers de délicatesses un à un après quoi le pharmacien l'assista pour grimper. Une fois en hauteur, la jeune elfe fit un tour sur elle-même, bouche bée, tout en veillant à ne pas tomber. Bruyante et impatiente, Arènes se tenait sur ses toits, ses combles et ses sommets, à croire que sa population appréhendait une inondation. Debout ou assis, les citoyens ressemblaient à des parcelles d'herbe sombre en mouvement constant.
Sur la face côtière de la cité se dressait le phare, gigantesque édifice de pierre calcaire. Lumière au bout de la nuit pour les galères égarées, bougie titanesque appelant ses moucherons à voile, le flambeau combattait les ténèbres épaississantes à vives secousses, semblable à un drapeau déchiré dansant sur une rafale verticale. Autour du brasier, de minuscules silhouettes se devinaient à contre-jour.
Lorsque Eleonara commenta qu'elle n'avait pas idée de ce qu'étaient les Folorés, Razelhanout lui intima le silence d'un geste de l'index, avant de courber son pavillon d'oreille en avant. Écoute.
Eleonara écouta. Un grésillement chatouilla son ouïe et s'amplifia. Une lamentation chantée résonnait à travers la cité ; une suite de chutes de notes, de remontées brusques et de dégringolades. La forme amphi-théâtrale de la ville, telle la caisse de résonance d'un luth, favorisait les phénomènes acoustiques de cet appel étrange et ensorcelant.
— Le chanteur du phare nous invite à embrasser l'Inversion, indiqua Razelhanout en se mettant en tailleur et en plaçant les paniers devant lui. À partir de cet instant, Ourébi, nous sommes Nocturnes.
Les oreilles d'Eleonara se mirent à trembler sous son chèche, se rebellant contre le tissu qui les liait. Une mélodie contagieuse, sinuante, un serpent rampant dans ses doigts, dans ses veines. C'était le son le plus exaltant qu'elle eût entendu de sa vie, avec les pleurs de la flûte et les frappés au darbuka qui heurtaient son cœur comme un gong. Bientôt, un chœur masculin puis un luth s'invitèrent, discrets, mais amenant une dimension supplémentaire à l'accord. Sgarlaad avait joué du luth sur un tas de foin au Don'hill. C'était il y a longtemps, mais ce fut un crève-cœur de se remémorer la nostalgie de son air et la tristesse dans sa voix. « Il aurait apprécié cette fête, il aurait savouré cette musique », médita l'elfe dans l'intimité de ses pensées. Agnan aussi, en aurait tiré de l'amusement. L'imaginer se déhancher sur le rythme qui s'accélérait ne demandait aucun effort et lui décrocha un sourire. Oui, ses amis mikilldiens auraient aimé être ici. Pouvaient-ils entendre les festivités de là où ils étaient ? Étaient-ils sortis de leurs refuges pour les admirer ?
Mentalement, elle se glissa dans la peau d'un Mikilldien. Si elle avait eu une tête de plus que les autochtones, des yeux bridés et un accent difficile à masquer, qu'aurait-elle fait pour passer inaperçue dans une ville où les Religiats gardaient chaque issue, chaque rue, chaque quartier ?
Eleonara écarquilla les yeux. Des silhouettes colossales teintaient les maisonnettes creusées dans la pierre. C'étaient les ombres de danseuses qui, se mouvant à proximité du feu, projetaient leurs arabesques et leurs ondoiements sur les parois de la cité. La musique était devenue rapide, haletante, et pourtant elles ne s'arrêtaient pas. Leur entrain se propagea comme une bonne nouvelle et sous peu, tous sur les toits se déhanchaient en chantant.
Une explosion tonna depuis le haut du phare : celui-ci avait toussé une lumière vert lime qui avait, l'espace d'une seconde, éclaboussé les gradins de cavernes, les dômes et les tourelles. Il y eut une seconde explosion d'un vermeil si profond, si dur et artificiel qu'il était impossible que le feu eût créé cette nuance lui-même. Les flammes, éructation après éructation, ne cessaient de changer de teinte et de ton : aigue-marine, citrine, tanzanite, améthyste et blanc diamant.
Eleonara s'était accroupie, transportée par la démonstration multicolore. Doucement, elle leva les mains au ciel et écarta ses doigts, dans l'espoir de toucher les reflets de dégradés qui lavaient la cité. Razelhanout lui sourit et son nez courbé alla cacher ses incisives supérieures. Les vifs coloris, changeant d'un battement à l'autre, trempaient le pharmacien dans le grenat, le saphir et l'émeraude. Eleonara regarda ses paumes – rubis –, puis le pharmacien. Elle lui rendit son sourire avec le cœur. En cet instant de magie, elle s'estimait chanceuse. Chanceuse de vivre cette fête, d'avoir voyagé, d'avoir vu les Troyaumes au lieu de les imaginer. Pourquoi s'habituer à la grisaille de l'Einhendrie, pourquoi ne songer qu'au danger et à la souffrance quand il existait tant de beauté dans ce monde ?
— Merci pour m'avoir autorisée à admirer les feux.
— Mais de rien ! Recherché ou pas, personne ne devrait se priver de Folorés !
Razelhanout plongea sa main dans une corbeille d'osier pour lui proposer un pain d'épice, une galette couverte de sucre blanc et de cerises. D'où extrayait-il tant de gentillesse et de compréhension pour quelqu'un comme elle ? Pourquoi n'avait-il pas peur ?
— Tu sais pourquoi les flammes changent de couleur ? demanda-t-il, les yeux vers le ciel. Parce que des pigments sont jetés dans le feu qui, par une réaction chimique, adopte une couleur qui n'est pas la sienne. C'est aussi simple que ça. Les Folorés sont exclusivement réservés aux fêtes de l'Inversion. Ceux qui les créent, les Foloreurs, sont de vrais artistes. Que font les Einhendriens pour fêter un solstice ou un équinoxe ?
— Euh... ils boivent de la bière et se lancent des confettis.
Razelhanout ne parut pas très impressionné. Il engloutit une cerise, recracha le noyau et l'expédia sur le toit du voisin.
Tandis que tout autour d'eux, les Arèniens applaudissaient la fin de la cérémonie et le nouvel horaire hypnique, les étoiles scintillaient de plus belle.
Eleonara abaissa un regard curieux et ouvert sur les gradins, les gens, la vie. Puis, une étrange pensée la traversa.
Pouvait-on apercevoir les Folorés depuis Hêtrefoux ?
Pendant le chapitre 11, j’ai eu un petit problème de transition entre « Elle ne savait pas ce qui était pire. » et « Au fil des jours ». En fait, il m’a manqué un petit quelque chose pour marquer le passage de l’attente de l’Inversion et le moment de « méditation » qui se change en remords… Ou alors dans la description de son vagabondage imaginaire, peut-être…? Bref, le passage d’un moment à l’autre n’a pas été super fluide pour moi.
J’aime beaucoup la séance de psychanalyse avec Razelhanout ^^ et surtout le détail du petit carnet :D
La scène des Folorées est juste sublime <3 J’aime l’évolution d’Élé qui passe de petit animal sauvage au début du tome 1 à une créature plus réfléchie, plus posée et moins radicale <3
Eh oui, le calme ne dure jamais très longtemps pour Eleonara (malheureusement pour elle, qui prendrait bien un petit congé!)
Merci pour m'avoir signalé le problème de transition ! J'ai un peu changé l'ordre de certains paragraphes et je n'ai pas vu qu'à cet endroit, ça collait moins bien. J'ai retravaillé le passage pour qu'on comprenne bien le cadre temporel.
Il FALLAIT que Razelhanout sorte un carnet. Il le fallait xD
Oooh merci pour ce que tu dis pour les Folorés ! Je m'emporte parfois avec mes descriptions, mais là, c'était pour la bonne cause :D
C'est vrai qu'il y a un sacré fossé entre le début du tome 1 et ce chapitre ! Même Eleonara ne se reconnaîtrait pas !
Merci pour avoir suivi ses aventures jusqu'ici <3
J'ai beaucoup aimé la confrontation entre Sebasha et Eléonara ! je sais pas pourquoi ça m'a fait plaisir de les voir se prendre un peu le bec, et en meme temps je reste convaincue qu'elles s'adorent et sont des alliées de taille l'une pour l'autre !
Les conflits entre personnages, c'est toujours terriblement excitant, je te l'accorde ! Et comme tu dis, souvent ça vient du fait qu'au fond ils s'aiment bien et s'inquiètent l'un pour l'autre (sans se l'avouer, évidemment ) !
Merci d'être passée me lire <3
Et puis surtout, la fin du chapitre est vraiment sublime ! Quelles descriptions ! On a l'impression d'y être et de retomber en enfance en admirant un superbe feu d'artifice, avec tout le côté mystérieux et magique que ça peut porter.
J'espère que l'Inversion marque le début d'un nouveau départ pour Elé !
Détails :
"Razelhanout choisit ce mont-là pour réapparaître" : ce moment-là
"— Qu'en est-il, du billet de Hêtrefoux ?" : la virgule est en trop
"rien d'autre ne semblait avec évolué" : avoir évolué
"Ses fantaisies se peupla alors d'aloès, de libellules, de fleurs sauvages et de rolliers à longs brins." : se peuplèrent
"Ses fantaisies se peupla alors d'aloès, de libellules, de fleurs sauvages et de rolliers à longs brins. Ce ciel imaginaire, toutefois, ne tarda pas à se couvrir et à tonner. L'herbe frémit, la faune s'enfuit. À la première zébrure d'un éclair, Eleonara sut que sa joie serait aspirée par une spirale où seuls les tons du deuil et du gel prévalaient. " : je trouve ce passage un peu cryptique : on ne sait pas si un orage se prépare vraiment ou si c'est seulement du figuré (auquel cas je trouve la métaphore un peu longue).
"La sordidité de son crime, éclos d'une rancœur qui lui semblait tantôt justifiée tantôt puérile, la consumait." : éclose (la sordidité), à vérifier
"Peut-être qu'elle devait arrêter de se juger au moyen de lois humaines ; ce n'était pas comme si elles défendaient ses droits." : l'enchaînement de ces deux phrases est un peu complexe : j'ai dû relire pour comprendre que "elles défendaient" se rapportait aux lois humaines.
A très vite !
Je suis contente que tu aies apprécié les discussions avec Sebasha et Razelhanout, c'était l'occasion de remettre quelques pendules à l'heure et de faire le point sur l'état d'esprit de chacun ;)
Oooh merci pour le passage sur les feux d'artifices ! Ouii j'ai justement beaucoup repensé à mon enfance en essayant de me glisser dans la peau de quelqu'un qui n'aurait jamais vu de telles célébrations auparavant. Et c'était une opportunité de mettre pleiiiin de descriptions alors voilà xD
J'ai retravaillé mon texte par rapport à tes remarques ^^ (haha oui il se peut que je me sois emportée avec cette métaphore xD)
Merci beaucoup pour ta lecture et ton commentaire, constructive et détaillé comme toujours <3
Et j'ai vu qu'il y a de nouveaux chapitres des Prince Liés ! Eh bien, je sais ce que je ferai ce weekend ^^
à bientôt !