L'oeil du faucon

Par Jowie

 

Sœur Melvine suspendit le griffonnement frénétique de sa plume et se permit un bâillement furtif. Le silence régnait dans le dortoir des nonnes. Le silence et le froid : Melvine en avait les orteils engourdis. Ses consœurs, elles, s'étaient déjà enterrées sous leurs couettes, coussins sur la tête. Toutes les quatre partageaient une chambre dans le second corps de logis du château de Morglier.

La Chouette posa les yeux sur la flamme de sa bougie, aussi invariable et ardente que sa foi. Une lettre pour sa sœur Torianne, une lettre pour son frère Petrus, une lettre pour son père et une lettre pour Sœur Griselle, histoire de lui rappeler qui elle était. Décidément, elle en avait sur le cœur ce soir, et pour cause.

 

Sœur Sereine et Sœur Agnès, les chipies du Don'hill, avaient été des anges comparées aux habitants des deux tours. Les nobles entretenaient leurs amants et amantes dans les escaliers en colimaçon, se promenaient avec des auréoles de sueur, décoiffés et tachés de sauce, à croire qu'ils se changeaient encore moins souvent que les paysans. Ils donnaient la sérénade aux moniales, incitaient les pages à la beuverie et rotaient en pleine messe. Impuissantes, Sœur Melvine et ses consœurs ne pouvaient que se signer. La famille de Blodmoore acceptait sciemment la discourtoisie, la sauvagerie et la sordidité au sein de sa demeure.

Les couloirs sentaient le renfermé, la liqueur et le gras ; c'était à se demander s'il leur arrivait d'aérer et si l'on n'y faisait que ripailler. La Chouette trébuchait souvent sur des os de porc mâchonnés et abandonnés par les molosses. Elle en était persuadée, à présent : Diutur l'avait envoyée à Morglier pour lui apprendre l'ouverture d'esprit, la patience et la tolérance envers son prochain.

Même après des mois, son adaptation aux mœurs de Morglier stagnait. Déterminée à ne pas se laisser intimider par une épreuve de caractère, la Chouette rangea son agacement et s'arma de volonté. En se maintenant occupée dans le bourg auprès de la plèbe, dans la bibliothèque parmi les manuscrits ou dans le potager entre les courges, elle ne croisait que rarement les Blodmoore et leur fruste entourage.

 

Une fois ses missives signées et scellées, Melvine les glissa dans son coffret personnel, se coucha et s'endormit. Au petit matin, elle les accrocha aux pattes de ses corneilles messagères avant de les envoyer voltiger dans les airs. La fabuleuse perspicacité des corneilles einhendriennes l'avait toujours fascinée. Ces volatiles pouvaient persévérer sur leur route aérienne pendant des milles et des milles sans jamais perdre leurs repères. La Chouette en avait elle-même dressé durant son enfance. Si certains volaient obstinément vers un lieu familier, on pouvait également les entraîner à rejoindre une personne où qu'elle fût. En Einhendrie, on utilisait toutes sortes d'oiseaux pour les missives aériennes selon le duché, les moyens financiers de l'expéditeur, la distance à parcourir, ainsi que l'importance du message. Ainsi, certains employaient des corneilles, d’autres des pigeons, des colombes ou des rapaces. Elle savait que les Opyriens communiquaient au travers de caravanes et de faucons – pour les plus aisés. Au Mikilldys, elle avait entendu dire qu'ils possédaient des Harpies, des bêtes volantes aussi grandes que hideuses auxquelles ils attachaient des fausses griffes mortelles. En tout cas, c'était ce que lui avait raconté sa nourrice ; ç'aurait tout aussi bien pu être un conte pour effrayer les enfants.

Noires comme la nuit, les corneilles tournoyèrent au-dessus d'elle en croassant puis, s'étant orientées par rapport à leurs destinations, elles se séparèrent, leur plumage d'obsidienne s'éloignant dans l'aube de calcite. Une douzaine de battements d'ailes et elles disparurent.

 

Si la poisse de la Chouette n'avait encore tué personne sur la petite presqu'île, sa chance ne tarda pas à montrer ses limites. Après le cinquième office de la journée, la moniale poussa la porte de son dortoir, ne se doutant de rien. Quelle fut sa surprise en découvrant, dans cette pièce féminine et privée, une silhouette noire et recourbée ! Vu son accoutrement, ce n'était clairement pas un servant égaré. L'intrus lui tournait le dos, les coudes appuyés sur le rebord de la fenêtre. Ahurie, la religieuse laissa échapper :

— Seigneurs ! Que faites-vous ici ?

Le plus tranquillement du monde, Sergius de Blodmoore se retourna.

— Je vous attendais. Pour vous dire au revoir.

Il avait troqué sa houppelande de velours contre un ensemble de cuir obscur à la mode pastyllienne, raffinée et subtile. Une odeur de cave et de peau tannée flottait autour de lui telle une mouche autour d'un pot de miel. Sur son torse, des bandes bordeaux rayaient la morosité de sa tenue, semblable à de la brocatelle par leurs motifs en relief. Surs se bras, cuir et mailles s'alternaient puis s'entassaient comme sur une armure, créant d'épaisses épaulettes cloutées en place. Des sangles se bouclaient partout ; difficile à estimer combien de temps il avait fallu pour toutes les fixer.

Si Sergius avait délaissé les moines-soldats, c'était pour mieux administrer les colonies mikilldiennes et patrouiller à travers le Nord.

— Que pensez-vous de cet accoutrement ? fit-il en lançant un coup d’œil par-dessus de son dos bossu. Je l'ai ramené du Sud, fait sur mesure. J'espère que cela suffira contre le froid. Je n'oublierai pas mes fourrures, évidemment.

Ses iris clairs avaient quelque chose de creux et de hautain quand ils croisaient ceux de Melvine. Il lui en voulait toujours.

La Chouette était soulagée de son départ. Son père serait furieux d'apprendre qu'elle évitait l'homme dont elle était censée causer le trépas. Dorénavant, elle n'aurait plus à se crisper en le croisant ou à le fuir pour l'empêcher de passer sous une charrette, de se noyer ou de se prendre un linteau.

— Puis-je vous demander depuis combien de temps vous êtes là ? souffla-t-elle, indignée, tout en veillant à ne rien toucher au risque de mettre feu à la pièce.

— Assez pour trouver ceci parmi vos affaires.

Sergius brandit un petit flacon qu'il équilibra entre ses doigts. Avec ses reflets turquoise et dorés, le délicat objet de verre était reconnaissable entre mille. C'était le flacon de Bronwen que Melvine avait trouvé dans sa cellule après que sa consœur lui eût subtilisé la tenue d'équitation qu'elle gardait en souvenir de Tomislav. La Chouette en était convaincue : Sœur Bronwen avait voulu délaisser le monastère, mais le destin en avait voulu autrement. Elle avait rencontré la Bête, l'elfe rôdeur, qui l'avait sauvagement tuée. Si Bronwen avait été vivante, elle serait devenue une apostate, une nonne renégate.

— Rendez-le-moi, exigea Melvine d'un ton si sec qu'elle-même ne le vit pas venir.

Sous la tempête de cheveux du sergent, aucune lueur de malice ; uniquement de l'attente.

— S'il vous plaît, se rattrapa-t-elle. Cela m'appartient.

Sergius leva la fiole, amusé, et l'inspecta de plus près.

— Je vous en prie, éclairez-moi. Qu'est-ce donc ? Pas de la sorcellerie, j'espère ?

— Ne vous moquez pas de moi, messire. Rendez-moi mon flacon.

En le voyant enfouir le petit récipient de verre dans une de ses poches, la Chouette serra les poings et articula avec un calme usé à bout :

— Vous avez fouiné dans mes affaires.

— Touché, ma sœur ! Et je le ferai sans doute régulièrement, maintenant que j'ai découvert quelles curieuses potions vous gardez auprès de vous. Vraiment, Sœur Melvine, je ne vous imaginais pas aussi perfide.

N'importe quelle femme aurait manqué de s'étouffer à cet affront. Bien que la Chouette en eut le souffle coupé, elle se fit violence pour répliquer avec sang froid.

— Vous me décevez, messire. Je ne mérite pas vos insultes. Je ne sais pas ce que contient cette fiole, mais elle représente pour moi un souvenir du Don'hill que je souhaite conserver. À présent, répondez-moi : quel motif invoquez-vous pour vous justifier ? De quel droit violez-vous l'intimité de mes consœurs et moi ?

Sergius eut l'air surpris par sa réaction, mais recouvra rapidement son apparence peu affectée.

— J'aurai toujours du mal à croire que vous êtes liée à ce pustule de Petrus par le sang. Pardon, pour l'intrusion. J'avais à vous parler. Comme vous avez tardé, je me suis permis quelques libertés. Vous comprendrez très vite, ne vous en faites pas.

Il farfouilla dans sa manche et sortit quatre enveloppes froissées qu'il déplia une à une. Melvine s'approcha avec précaution. Les enveloppes étaient tamponnées à la cire rouge, sauf que les sceaux avaient été brisés.

Sergius les contempla un instant avant d'affirmer, sur un ton ironique :

— Vous savez, j'aime beaucoup les faucons. Mon faucon, lui, adore chasser les oiseaux ; les corneilles, par exemple. Il m'a ramené quatre lettres drôlement intéressantes, ce matin. Comme il en avait déjà déchiré une avec ses griffes, je me suis permis de la lire, et puis, vu le contenu, il m'a semblé logique de lire les autres. J'ai été désappointé, car elles étaient parfaitement ennuyantes. Ni Petrus, ni votre sœur la baronne des Onerres, ni cette vieille Griselle dans son monastère révolutionnaire ne veulent ma mort pour l'instant. La lettre passionnante est celle-ci. Vraiment, le contenu m'a épaté ; attendez que je vous lise un passage : Sergius de Blodmoore se porte bien, je ne sais pas pourquoi : ma malchance aurait dû agir il y a longtemps. Toujours est-il que je n'ai même pas renversé de candélabre depuis mon déménagement. Vous voyez, père, ma présence à ses côtés ne fait aucune différence sur sa santé et j'en suis comblée, car je veux pas être complice de vos abjectes machinations. Vous pâlissez, ma sœur ; vous reconnaissez votre prose ? Qu'il faut être naïf pour ne pas codifier de tels propos ; imaginez si ce message était tombé entre d'autres mains que les miennes ! Votre père est un sinistre personnage, cela ne m'était pas inconnu. Il croit qu'en vous mariant à moi, il causera ma mort à cause de la manière dont vous portez malheurs à vos maris. Ainsi, vous deviendriez future duchesse, maîtresse de mes propriétés, agente de la famille d'Ox dans mon domaine. Si prévisible, si peu créatif. Ce message m'a toutefois informé sur un point : s'il me veux mort, vous ne me voulez point. Dans les circonstances, c'est un réconfort.

Malgré ses omoplates et ses vertèbres cabossées, Sergius la surplombait de son regard fixe. Melvine se sentait pareille à une fourmi, atterrée d'avoir compromis l'honneur de son père et de sa famille par étourderie.

— Cela ne se fait pas d'ouvrir des lettres qui ne vous sont pas adressées. Vous ne pouviez pas vous empêchez de lire mes courriers ? Ni même de profaner les quartiers intimes des dévouées à Diutur ? C'est qu'il faut être infâme !

Ce fut tout se qu'elle réussit à dire ; elle était trop abasourdie, martelée de honte et de culpabilité.

— C'est pourtant monnaie courante.

Sergius lui restitua les trois messages inoffensifs. Il déchira la quatrième lettre et la jeta dans la cheminée, la vouant à l'appétit des flammes.

— Qu'allez-vous faire ? s'enquit Sœur Melvine d'une voix peinée.

— Je ne sais pas. Les manigances de votre père pourraient déclencher une guerre, or je n'en veux pas, de guerre, j'ai assez à faire. Quant au flacon, je suis navré, mais je me vois obligé de vous le confisquer. Je ne vous accuse de rien mais je vous préviens, ma sœur, que ce genre de jeux ne sont pas bien pris ici. Soyez en paix, je n'en parlerai à personne. Ah, pendant que nous y sommes, vous ai-je dit que mon faucon s'était méchamment chamaillé avec vos corneilles ? Leur combat était létal, j'ai dû aller les récupérer moi-même à travers les champs, ce qui n'était pas facile, surtout avec la dernière, parce qu'elle n'émettait aucun piaillement. Les voici.

Sœur Melvine ne remarqua la cage en cloche rouillée derrière son lit que lorsque le sergent hissa celle-ci sur l'écritoire. À l'intérieur de la cage, trois oiseaux de jais se recroquevillaient sur eux-mêmes, inertes.

— Où est la quatrième ? murmura-t-elle, consciente que son menton tremblait.

— Mon faucon s'est attaqué à elle assez férocement, je dois dire. J'ai choisi de ne pas vous l'apporter par délicatesse et de le donner aux chats. Vous avez mes plus sincères condoléances. Mieux vaut les corneilles et non pas la famille de la Chouette.

Cette dernière, pourtant reine de la maîtrise de soi, devinait que son masque d'impassibilité se fissurait comme un vase de l'Ancien Temps. Si Sœur Bronwen avait été là, elle aurait juré de faire empailler le faucon du sergent et de le lui offrir pour son anniversaire.

— Vous avez volé ma fiole, massacré mes oiseaux et lu ma correspondance personnelle. Puis-je encore quelque chose pour vous ?

— Non, c'est à mon tour de vous renseigner. Une de vos consœurs don'hilliennes que l'on croyait morte a été vue en Opyrie.

Bouleversée comme elle l'était, Melvine eut du mal à enregistrer l'information.

— Pardon ? En Opyrie ? J'ai dû mal à y croire. Qui est-ce ?

— Aucune indication sur son nom pour l'instant.

— C'est... c'est absurde. Comment une nonne aurait-elle pu atterrir en Opyrie ?

— C'est ce que je me suis dit, aussi. Nous verrons bien. Oh, encore une chose : si je n'ai pas encore subi les effets de votre poisse, c'est parce que moi aussi, je suis maudit ; moi aussi, je suis victime du mauvais œil. Et vous savez bien ce que l'on raconte sur les malédictions. Deux mauvais sorts s'annulent. Ce qui signifie que moi, grâce à votre contact, je ne mourrai pas de sitôt. Et comme on dit, la déveine de l'un rebondit sur celle de l'autre. Votre père voulait que je vous épouse pour votre poisse, mais c'est exactement pour cela que je vous voulais auprès de moi. Au revoir, Sœur Melvine. Souhaitez-moi bonne chance au Mikilldys.

Et, sans plus de formalités, il la quitta.

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Isapass
Posté le 28/03/2020
Quel plaisir ce chapitre ! Il est parfait : ça commence de manière assez narrative, parfaitement dans la continuité des précédents interludes sur Melvine (les nouvelles descriptions sur la vie à Morglier et les mœurs des habitants sont excellentes !). Et puis la tension monte d'un coup ! Franchement je tremblais pour elle ! Le dialogue est mené de main de maître : on sent parfaitement que Melvine tente de garder une contenance mais qu'elle n'en mène pas large, tandis que Blodmoore dirige la conversation pour asseoir son emprise sur elle.
Alors Elé a bien était reconnue ! Par qui ? Par les religiats ?
Et Blodmoore semble savoir ce que contient la fiole, ou tout du moins, il sait que c'est quelque chose de "magique".
Bon, je crois que Melvine est dans la mouise jusqu'au cou !

Détails :
"Déterminée à ne pas se laisser intimider par une épreuve de caractère, la Chouette rangea son agacement et s'arma de volonté." : j'aurais plutôt mis cette phrase à l'imparfait ou au plus-que-parfait : ce sont plutôt des actions continues que soudaines, non ? (pinaillage :) )
"Surs se bras, cuir et mailles s'alternaient" : il y a un "s" qui a décidé de changer de mot :)
"J'ai été désappointé, car elles étaient parfaitement ennuyantes." : ennuyeuses ?
"s'il me veux mort, vous ne me voulez point." : s'il me veut

Je file lire la suite !
Jowie
Posté le 03/04/2020
Salut Isa !

Oh je suis super contente que ce passage avec Melvine t'ait plu ! Ces interchapitres sont très faciles à écrire, je ne sais pas pourquoi, Melvine et Sergius créent naturellement du conflit quand ils sont ensemble xD J'ai fini par écrire beaucoup plus de chapitres avec eux par rapport à ce que j'avais prévu, mais tant mieux :D

Eh oui, on dirait le portrait d'Eleonara a circulé à la caserne et que quelqu'un s'est dit "Tiens, elle n'était pas au Don'hill, celle-là ?
Blodmoore n'est pas sûr de ce que contient la fiole mais il sait que ce n'est sûrement pas quelque chose que devrait posséder une nonne. Tu auras la suite des péripéties de Melvine dans trois chapitres ^^ "La mouise" je ne connaissais pas mais j'aime beaucoup cette expression !

Merci pour avoir lu, commenté et relevé les coquilles :)

En effet, la cour de Morglier n'est pas une des plus raffinées, au grand désarroi de Melvine !
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