12. Un Silence Absolu

Par Ardichi
Notes de l’auteur : ﴾ Acte II : Le seuil du Silence ﴿

Layla ne dit rien. Elle ne pose pas de questions. Elle garde les yeux fixés sur la route qui défile derrière la vitre, le cœur en désordre, la mâchoire contractée. Dans la voiture, sa mère parle au téléphone, naturellement, comme si rien ne s’était passé. Comme si elle n’avait pas, quelques instants plus tôt, glissé une liasse de billets dans la main d’un adolescent à bout de souffle. Layla serre les poings. Elle sent quelque chose en elle qui grince, une voix intérieure qu’elle étouffait depuis longtemps. Ahmad, lui, n’a pas bougé. Il a glissé l’argent dans sa poche sans même le vouloir, par réflexe, pour ne plus le voir. Il marche vers l'école comme un automate, sans regarder autour de lui. Il pense à sa mère. Il pense à Layla. Et il sent qu’il perd l’une comme l’autre. Il arrive, la cour est pleine, les voix bourdonnent. Il cligne ses yeux cernés, tout devient flou. Il ne sait même plus s’il a dormi cette nuit, ou la précédente. Autour de lui, tout semble lointain, comme si le monde continuait de tourner sans lui. Quand il entre en classe, il ne cherche pas Layla du regard. Il ne sait plus s’il en a le droit. Elle est là, déjà assise. Elle non plus ne lève pas les yeux. Ce silence entre eux est plus résonnant que jamais, chargé d’une tension que personne d’autre ne semble percevoir. Le professeur entre et pose sa sacoche avec lassitude. Il pousse lentement son bureau jusqu’au tableau, dégageant un espace vide pour ce qui va suivre. Le bruit du bois sur le carrelage accroche l’attention. Il ne dit rien. Il efface juste le tableau, puis se tourne vers la classe. "Puisqu’hier l’exercice n’a pas été pris au sérieux, on va le rendre un peu plus vivant." Il fait un pas de côté, comme pour dévoiler une petite scène invisible. "Vous allez passer chacuns votre tour, avec vos binômes, et lire à voix haute ce que vous avez écrit." Quelques soupirs s’échappent dans les rangs, mais personne n’ose protester. Les premiers binômes se lèvent. Certains récitent leur texte avec fierté, d’autres éclatent de rire avant même de finir une phrase. Il y a des personnages farfelus, grotesques, taquins. Ahmad n’écoute qu’à moitié, trop fatigué pour rester concentré. Layla, elle, est un peu plus attentive. Puis, leur tour arrive. Le professeur les appelle. Le silence tombe. Layla se lève lentement, sa feuille tremblant légèrement entre ses doigts. Ahmad hésite un instant avant de la suivre. Il marche comme on se dirige vers le bord d’un plongeoir, sans savoir s’il va tomber ou sauter. Ils se placent face à la classe. Layla jette un regard bref vers lui, puis vers le professeur. Un court instant, Layla hésite. Elle veut respecter ses silences. Elle s’est promis de ne pas le trahir. Ahmad, de son côté, lutte pour garder son calme. Il relit rapidement les mots écrits la veille, ceux qui maintenant l'écorchent de l'intérieur. Il se sent idiot. Il s’en veut. Il voudrait disparaître. Le professeur s’est rassis, bras croisés, en retrait. Layla inspire doucement et commence à lire. Sa voix est hésitante, fragile. "Son nom est Laylahmad." Un ricanement éclate aussitôt au fond. Puis deux. Le nom est si ridicule que ça en devient burlesque. Les élèves se redressent, tapotent leur voisin du coude, ça promet d'être hilarant. Layla garde le dos droit, les joues rouges. Elle s’y attendait, un peu, mais elle continue. Le professeur lève un sourcil et la classe se calme un peu. "Il est digne, il résiste fièrement face aux vents et marées." Les ricanements reprennent et des regards complices fusent. C’est trop solennel pour être sincère à leurs yeux. Layla sent leur ironie. Elle l’avale. Ahmad prend la suite. Sa voix est basse, tremblante mais il lit, difficilement. "Il est... naïf, il ne mesure pas... les conséquences de ses choix." Le mot "naïf" déclenche une autre salve de rires. Un rire venimeux. Ils comprennent. Ce n’est pas un simple personnage fictif. C’est eux. C’est Ahmad et Layla qui se parlent à travers ce nom absurde. Ahmad serre les dents. Il le savait. Il le sentait venir. Mais les entendre rire sur ses propres mots, les voir se moquer d’elle à travers lui, ça lui tord les entrailles. Il fixe le vide devant lui. Il ne peut plus regarder Layla. Elle continue, malgré le feu dans sa gorge. "Il n’est pas lâche, il a juste peur de faire du mal." Cette fois, les rires prennent de l’ampleur. Les garçons de la rangée du fond éclatent d’un "Ooooh !" théâtral. Même les filles sourient, gênées, comme devant une scène trop intime pour être publique. Le ridicule s’installe. Ahmad reprend, la voix plus basse encore, presque étranglée. Il serre les poings au fond de ses poches. Chaque mot qu’il lit lui colle à la gorge, comme une écharde. "Il est courageux, mais contre le monde il ne fait pas le poids." Il entend les rires autour de lui, qui redoublent, il voit du coin de l’œil un élève se pencher vers un autre pour souffler une blague. Ahmad voudrait disparaître. Il voudrait qu’on arrête de rire, au moins pour elle. Elle, qui continue malgré tout. "Il est vrai. Même ses silences veulent dire quelque chose." Un silence s’installe, l’espace d’une demi-seconde. Mais il n’est pas respectueux. Les rires se retiennent, prêts à éclater à nouveau. Layla baisse les yeux. Son cœur cogne trop fort. Elle ne veut pas pleurer. Elle ne doit pas. Et Ahmad, lui, n’en peut plus. Il lit encore. "Il croit qu’on peut tout dire, sans réfléchir à ce qui va suivre." C’est comme s’il accusait Layla en direct, devant tous. Et eux, ils rient. Ils rient de son sérieux. De sa maladresse. De sa voix qui tremble. Ils rient de Layla et de lui, sans même comprendre ce qu’ils sont en train de piétiner. Layla, pourtant, résiste. Sa voix, quand elle revient, est douce, frêle, mais convaincue de ses propos. "Il est comme un poème qu’on n’ose pas réciter à voix haute." Un silence tendu plane une seconde. Et là, c’est le bouquet final. Un tonnerre de rires envahit la salle. Rires moqueurs, rires malaisés. Tout le monde rit de cette fragilité déballée comme une mauvaise blague. Et Ahmad, à bout, ouvre la bouche… puis la referme. Rien ne sort. Sa gorge brûle. Ses yeux piquent. Une chaleur lui monte au visage. Il sent la honte, le chagrin, le trop. Il avait honte. Pour elle. Honte de lui. De s’être laissé entraîner. D’avoir écrit. D’avoir ressenti. D’avoir été mis à nu. D’avoir entendu sa propre voix transposée sur ce pantin qu’ils ont créé à deux. Laylahmad. Ce miroir difforme. Ce portrait si juste qu’il en devenait cruel. Et là, sans prévenir, tout se déconnecte. Les sons deviennent lointains. Les visages, flous. Il ne ressent plus rien. Même pas la brûlure au creux du ventre. Juste un vide. Un silence. Un silence absolu. Le silence de la honte... Il ne sait plus où il est. Alors il sort, sans un mot. Il traverse la classe sous les regards figés. Personne ne bouge. Même le professeur ne l’arrête pas. Il l'observe passer, se lève à son tour, lentement, pour s’assurer qu’il reste proche. Il a voulu briser le silence entre eux, mais il n’avait pas mesuré l’impact. Les rires dans la classe résonnent comme une cloche qui réveille sa culpabilité. C’est lui qui a lancé ce moment, et maintenant, il reste là, silencieux, spectateur de sa propre erreur. Le couloir est vide. Les pas d’Ahmad résonnent à peine. Il marche droit, sans un mot, sans un regard en arrière. Il s’arrête devant la grande fenêtre du fond, celle qui donne sur la cour et le ciel devenu trop bleu pour ce genre de journée. Il pose une main contre la vitre. L’autre pend le long de son corps, inerte. De l’intérieur, le professeur l’observe. Un instant d’hésitation, puis il laisse la porte de la classe ouverte pour avoir un œil sur Ahmad. Layla reste encore quelques secondes. Ses doigts tremblent. Les mots résonnent encore, suspendus. Puis, sans attendre la sonnerie, elle dépose la feuille sur le bureau et sort à son tour. Elle le voit, un peu plus loin, près de la fenêtre, immobile. Elle hésite. Elle s’approche de lui, puis attend. L’air autour d’eux se charge d’un silence étrange, comme si même le temps hésitait à passer. Elle avance d’un pas léger, sans vraiment savoir ce qu’elle attend. Mais elle ne peut pas s’arrêter de regarder Ahmad. Quelque chose dans sa posture l'effraie, comme s’il était ailleurs, dans un endroit dont elle n’a pas accès. Puis, des larmes, silencieuses, solitaires, glissant sans bruit, comme une pluie fine sur une vitre, s'écoulent tout droit sur les joues d'Ahmad. Aucune convulsion. Aucun son dans l’air. Rien, sauf ces larmes, qui semblent exister sans raison apparente, comme si elles ne lui appartenaient pas. Il est là, immobile, figé, son regard toujours perdu quelque part dans le vide, en contrebas... Il ne sait même pas qu’il pleure. Et pourtant, ses joues sont mouillées, et cette eau silencieuse, là, sur sa peau, semble parler plus fort que tous les mots qu’il n’a pas dits. Layla souhaite lui parler. Mais la situation est trop fragile, trop profonde pour être brisée par des mots. Elle garde une distance respectueuse, ne sachant pas trop comment réagir, comment combler ce vide entre eux. Elle veut l'aider, mais en même temps, elle n'est même pas sûre de pouvoir. Le voir ainsi, c’est comme... regarder une personne au bord du précipice sans savoir comment la rattraper. Elle baisse les yeux, une panique la traverse pendant un instant. Puis elle relève la tête, et dans un souffle instinctif, tendre, presque douloureux, elle dit. "Hé ! Ne fais rien que tu pourrais regretter." Ahmad reprend un peu ses esprits, le souvenir de cette phrase remontant à la surface. Des flashback. La classe. Le parc. Le stand de nourriture. Le repas. Cette balade nocturne. Puis ce visage... celui de la mère de Layla. Il se tourne légèrement et dit simplement, d'une voix presque inaudible. "Merci." Laissant Layla sur place, il commence à marcher, comme un zombie. Un pas, puis un autre, lentement, sans hâte. Il ne fait même pas attention aux portes, ni à la lumière qui frappe les murs du couloir. Il ne perçoit plus rien de tout ça. Il s'éloigne, doucement, porté par une fatigue qui n’est pas celle du corps, mais de l’âme. Layla ne bouge pas. Elle le regarde s’éloigner, le cœur pris dans un étau. Elle aurait voulu faire plus. Dire plus. Mais parfois, le silence est tout ce qu’il reste quand les mots deviennent une trahison. Elle retourne sur ses pas, sans se presser, passe devant la salle encore bruyante, comme si rien ne s’était passé. Comme s’ils n’avaient pas été mis à nu devant eux tous. Le professeur jette un bref regard vers elle. Il ne dit rien non plus. Mais son regard est désolé. Layla reprend sa place, seule. Sa feuille est restée sur le bureau du professeur, mais elle en garde chaque mot dans la tête. Ce texte, ce n’était pas un exercice. C’était une tentative. Une offrande. Une erreur, peut-être. Mais une vérité quand même. Et dans le tumulte déjà revenu, il reste une trace. Celle d’un silence absolu...

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RedFuryFox
Posté le 07/06/2025
Je crois que c’est mon chapitre préféré. Et aussi celui que je hais le plus.
Un de ces moments de lecture où on est au bord de la chaise, prêt à bondir. Parce que tout est là : le malaise, l’injustice, l’humiliation. On finit le coeur en vrac. Cette scène, elle rappelle nos cauchemars d’enfants, quand on se retrouve nu en public. Sauf que là, c’est leurs sentiments qui sont exposés. L’amour. La sincérité.

« Ils rient de Layla et de lui, sans même comprendre ce qu’ils sont en train de piétiner. »
C’est parfois plus simple de rire et souiller la pureté. Parce qu’on ne la comprend pas et qu’on l’envie. Parce qu'elle nous confronte à notre médiocrité. Voilà ce que ça m’a inspiré. Peut-être aurait-on été comme ses élèves qui rient des sentiments. A cet âge, il faut avoir du courage pour être vulnérable face à l’amour, comme Layla l’est, comme Ahmad va le devenir (oui, oui, j’y crois :p ).

« porté par une fatigue qui n’est pas celle du corps, mais de l’âme. » Que de tristesse pour de si belles âmes, déjà si abimées par le monde.
Et la réaction du professeur, qui voulait bien faire, qui a essayé. On ne peut pas lui en vouloir.

Voila, j’ai vraiment adoré ma lecture. Tu as un style vraiment à toi, il y a de la pudeur et une telle densité émotionnelle !
Ardichi
Posté le 08/06/2025
Wooow ! Je suis scotché !

C'est tellement beau et vrai ce que tu dis :
"elle rappelle nos cauchemars d’enfants, quand on se retrouve nu en public."
"C’est parfois plus simple de rire et souiller la pureté. Parce qu’on ne la comprend pas et qu’on l’envie."

Je te cache pas que je pense que j’aurais été ce petit con qui rigole à l’époque, ou trop débile pour comprendre ce qui se déroulait, ou simplement absent, en train de pratiquer l’école buissonnière comme lors de l'examen du brevet des collèges...

Si c’est ton chapitre préféré et celui que tu hais le plus, tu m’en vois ravi, car je pense que c’est celui où j’ai passé le plus de temps dessus. Je ne voulais pas trop en faire avec les humiliations, mais que ça paraisse crédible venant d’adolescents. La réaction d’Ahmad aussi, pour ne pas tomber dans le mélo/patho.

C’est vrai qu’on ne peut pas en vouloir au prof, son intention était bonne, la conclusion catastrophique, peut-être est-ce la récompense de Layla et Ahmad d’avoir voulu exister autrement que par le silence... (Ou ils ont simplement un auteur un peu trop tortionnaire, au choix)

Je suis très heureux que l’émotion soit passée en tout cas, et je te remercie énormément pour le retour de ton ressenti.

3 commentaires aujourd’hui, tu as vraiment refait ma journée, merci infiniment 🤗

J’espère continuer à te faire ressentir d’autres émotions à l’avenir.
Très belle continuation à toi !
RosePernot
Posté le 03/05/2025
Je suis complètement renversée par ce chapitre. On ressent tellement de choses … Tu arrives à faire passer des émotions tellement intenses c’est …. Wow ! J’ai même pas les mots, ce qui est plutôt étonnant pour une écrivaine en herbe :D ! On souffre avec les personnages, et en même temps je ne saurais comment expliquer mais j’ai l’impression de déjà connaître la scène. C’est incroyable ! La seule remarque que je peux te faire c’est une phrase sans verbe qui me paraît un peu bizarre : « Ahmad n’écoute qu’à moitié, trop fatigué pour rester concentré. Layla, un peu plus attentive. » J’aurais plutôt écrit ça comme ça : Layla est quant à elle un peu plus attentive. Ou un truc du style, tout dépend de ta vision de la phrase. En tout cas c’est vraiment juste génial, je crois que c’est mon chapitre préféré jusqu’à maintenant ! Belle continuation !!
Ardichi
Posté le 03/05/2025
Hé hé !
Si tu ne trouves pas les mots, c'est vraiment un honneur :) ne reste que le bruit du silence...
Mais je te comprends, j'avais moi-même honte en écrivant la scène en classe.
#malaisant.
Je suis heureux que l'émotion soit passée, car j'ai retouché le passage avec Ahmad trop de fois, tantôt plus détaillé (mais ça perdait d'impact sous trop de mots), tantôt plus sobre (impactant mais ça n'allait pas suffisamment gratter l'intérieur de mon cœur).
Je me suis fixé aussi de ne pas dépasser les 2000 mots par chapitre, et là je suis à... 1998 ;).
Tu fais bien de me souligner cette phrase sans verbe, je devrais au moins mettre le verbe être effectivement. Ce n'est pas la première fois que j'écris des phrases sans verbe je pense, je ne fais pas trop attention à ce genre de détails (et pourtant, on apprend ça au CP non ?), j'écris à l'instinct.
Il est possible que cette impression de connaître la scène vienne de ma méthode d'avant écriture, je m'imagine chaque scène comme si je regardais un film ou une série (et j'en ai vu pas mal ;p), je me place dans la peau de chaque personnage pour ressentir cet instant, puis j'essaie de retranscrire tout ça comme je peux :)
Merci beaucoup en tout cas pour ton retour et ton ressenti, je suis vraiment content de ce que tu en dis (ton chapitre préféré) car j'y ai passé plus de temps que les autres, surtout la scène d'Ahmad à la fin.
J'espère que la suite sera à la hauteur des attentes, surtout après un chapitre autant chargé d'émotions.
Très belle continuation à toi aussi et encore un grand merci pour tout.
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