11. Rapprochement (2)

Il se leva et partit à la suite du Coloris, tandis qu’Ahia s’approchait du Maître. Il sortit de la bâtisse commune et regarda dans toutes les directions avant de voir Wakami prendre le chemin le plus court pour sortir du village. Il marchait d’un pas rapide et Kalan dut lui courir après :

— Hé ! C’est quoi ton problème ? lui cria-t-il.

Wakami ne lui répondit pas et ne fit même pas mine de l’entendre.

— Mais arrête toi ! s’énerva Kalan.

Le Coloris ne ralentit pas, suivant son chemin jusqu’à l’extérieur du village. Kalan ne tint plus, il lui agrippa le bras et l’obligea à lui faire face. Il fut surpris de découvrir le visage de Wakami ruisselant de larmes.

— Et toi, c’est quoi ton problème ? Tu ne peux pas me laisser tranquille ? se plaignit le Coloris.

Il hoquetait et pleurait. Kalan fut déboussolé : il s’attendait à confronter le mauvais caractère de Wakami, pas sa tristesse. Toute sa propre colère retomba aussitôt.

— Non, je ne peux pas te laisser tranquille. Pourquoi tu es parti ? demanda-t-il calmement.

— Parce que Holl savait très bien que je penserais à lui comme personne qui m’estime et que… que…, poursuivit-il avec peine. Et que je suis incapable de m’apprécier comme il le fait ! Il faut vraiment être un vieux fou pour y arriver ! 

Le Coloris avait l’air d’être en plein supplice.

— Pourquoi ? demanda Kalan d’une voix douce.

— Pourquoi ? Pourquoi ? Peut-être parce que j’ai réduit le mental d’Elfes en bouillie, peut-être parce que j’ai poussé Erok à saccager celui de ton frère et…

Il n’arrivait plus à parler, l’émotion lui serrant la gorge.

— Tu n’y peux rien pour Nessan, voulut argumenter Kalan.

— Et parce que j’ai tué le fils de Holl, lâcha le Coloris avant de tomber sur ses genoux, le visage enfoui dans ses mains.

Kalan resta coi, sous le choc. Il ne s’attendait pas à une révélation aussi lourde et il ne trouva pas d’arguments pour lui remonter le moral. Il comprenait l’appréhension de Holl qu’Ahia avait perçue. Il respira profondément : il n’allait pas laisser Wakami dans cet état sans rien faire. Il s’accroupit en face de lui et lui prit l’épaule.

— Raconte-moi ce qu’il s’est passé, demanda Kalan.

— Pourquoi veux-tu connaître une histoire aussi lugubre ? Je n’en suis pas fier ! pesta Wakami entre ses mains.

— Parce que j’aimerais te comprendre et ce que tu dis ne colles pas avec ce que je connais de toi. S’il te plait, Wakami, raconte-moi. 

Il tendit un mouchoir propre à son ami qui s’essuya le nez et les yeux. Le Coloris s’assit en tailleur et attendit d’avoir récupérer son souffle. Il déglutit et soupira.

— Bien, si tu y tiens, je peux essayer de te raconter, accepta-t-il en fixant le sol d’un air meurtri. Presque tout le monde ici sait ce qu’il s’est passé, mais je ne l’ai raconté personnellement qu’à Holl, il y des années de cela, quand je suis arrivé à Mérin vers l’âge de douze ans. J’étais muet comme une tombe, je n’ai accepté de parler qu’au Visionniste et à personne d’autre. Il m’a fallu ensuite des mois pour commencer à me lier aux autres personnes du village.

Il s’interrompit, cherchant le courage de réveiller cette histoire lointaine.

— J’ai passé une partie de mon enfance à Esli, de mes cinq à douze ans environ. Je comptais les années en secret, on ne voulait pas qu’on se rappelle d’éléments personnels comme nos âges, là-bas. J’ai été repéré rapidement par Toron car mes parents étaient des érudits de Réonde, je crois. J’étais souvent au palais et ma marque frontale lui a tapé dans l’œil. J’ai vite appris à obéir aux ordres et je me suis rendu utile pour le royaume en faisant de l’espionnage, des fouilles de mémoires, de l’assistance aux gardes… J’exécutais ce qu’on m’ordonnait de faire sans jamais poser de question. À dix ans, nous formions un binôme redoutable avec Erok et nous étions persuadés d’œuvrer pour le bien et la paix. Il l’est toujours d’ailleurs, mais moi je porte le fardeau des atrocités que nous avons commises. 

Il commença à se ronger un ongle, trop nerveux pour poursuivre. Kalan posa une main apaisante sur son genou.

— Vous étiez des enfants à qui on racontait des mensonges, justifia Kalan. Votre seule faute était d’être nés avec un grand pouvoir et vous n’y pouvez rien. Le petit garçon que tu étais faisait de son mieux.

— Peut-être… Un jour… Un jour, Esli a capturé un membre de l’Alliance. Quelques Allistes avaient tenté une mission compliquée pour s’introduire dans Esli et nous les avions arrêtés. Un de leur membre s’était sacrifié pour laisser ses compagnons s’échapper et les gardes l’ont mené à moi pour que je fouille sa mémoire. Il avait une vingtaine d’années… Un Coloris dont je me rappelle encore les yeux turquoise. Nous sommes entrés dans un combat mental, mais il était clair que je prendrais le dessus. Au moment d’exploser ses barrières et son mental, il m’a délibérément emmené dans ses souvenirs, dans son monde. Je me suis laissé happer et emporter dans son histoire. J’ai su ce que signifiait avoir une enfance heureuse, être aimé et vivre selon ses valeurs à travers son vécu. Je gravais le souvenir de Holl enlaçant son fils dans ma mémoire. J’ai aussi appris tout ce qu’Esli voulait savoir sur l’Alliance : leur plan, son emplacement, son mode de vie. Mais l’armée de Linone ne se doutait pas que j’apprenais aussi toutes les monstruosités découvertes par les Allistes à leur sujet. Quand je suis revenu à moi, j’étais étalé par terre et Horm, le fils de Holl, me faisait face, l’écume aux lèvres, son regard turquoise vide de vie. Mon passage avait été si violent et il s’était rendu si vulnérable pour tout me montrer qu’il n’avait pas pu survivre au choc.

Le Coloris s’interrompit et planta les ongles dans sa peau, pour s’ancrer dans son corps d’adulte ou pour se punir. Son regard ne croisait pas celui de Kalan, comme s’il avait honte. Le jeune Sombre posa ses mains sur celles de Wakami et tenta de le rassurer en parlant d’une voix calme :

— Comment tu as fait pour t’en sortir après ?

— Ce n’était pas compliqué de mentir en disant qu’il avait réussi à réduire ses souvenirs à néant avant que je ne découvre quoi que ce soit. J’étais si docile à l’époque qu’on ne douta pas de ma sincérité. J’ai passé la nuit à revivre les souvenirs du pauvre Hypnotique que j’avais tué. J’étais hanté par la culpabilité, mais aussi par ce que j’avais découvert sur mon royaume : j’avais vécu dans le mensonge.

Il se pinça les lèvres avant de reprendre :

— Le lendemain matin, j’étais résolu à quitter Esli pour offrir mes services à l’Alliance. Je savais où la trouver, il ne resterait plus qu’à me faire accepter. Je comptais sur l’offre de mes pouvoirs pour compenser ma souillure. Entre mon innocence présumée de la part d’Esli et mon pouvoir, je suis parvenu à m’enfuir. Heureusement, il n’y avait plus de Visionniste à cette époque-là et j’ai pu traverser le royaume jusqu’aux montagnes, me cachant sans cesse des patrouilles et Brigades d’élite. Le trajet était rude et j’aurais aimé avoir les capacités d’Epoline pour me dissimuler. Ma volonté de rejoindre Mérin a fini par payer et je me suis présenté dans ce même village, complètement perdu.

Le Coloris déglutit, les yeux dans le vague :

— C’est en arrivant que j’ai pleinement réalisé la perte que j’avais infligé aux proches de ma victime. J’étais pétrifié à l’entrée du village, mais Holl est arrivé, il m’a pris avec lui et il a interdit à quiconque de nous déranger. J’ai reconnu tout de suite le père de Horm, j’étais persuadé qu’il allait me tuer ou me battre. Comme je pensais l’avoir mérité, je me suis laissé faire. Il m’a emmené chez lui, dans une petite pièce et il m’a dit avoir suivi mon Énergie de loin, sachant que j’étais le dernier à être entré en contact avec son fils. Il m’a demandé de lui raconter mon histoire et je lui ai tout dit, désirant qu’il me punisse pour mon crime. Mais Holl ne m’a pas puni. Il m’a pris dans ses bras et s’est excusé que le monde m’ait mêlé à ces atrocités. Il m’a dit être heureux que Horm m’ait envoyé jusqu’à lui. Il m’a pardonné comme ça, facilement et m’a aimé comme un fils, moi qui avais tué le sien. Je suis incapable d’en faire de même. 

Un silence s’installa à la suite de ce récit, Wakami semblant complètement coupé du monde réel, comme s’il avait dû se détacher d’une partie de lui-même pour conter cette histoire à Kalan. Pas une seule fois il ne l’avait regardé dans les yeux. Le jeune Sombre était sous le choc. Il était révulsé qu’on puisse manipuler des enfants ainsi, il imaginait un petit garçon de cinq ans à qui l’on apprenait à obéir et à tuer sans hésitation. Un petit garçon qu’on privait d’amour, de jeu, de parents et de liberté.

— Ça doit être lourd à porter, admit-il. Et je comprends Holl aussi, si un enfant qu’on avait privé de tout venait me dire qu’il avait tué ma sœur, je voudrais pouvoir l’aider, malgré ma douleur.

— Tu es aussi fou que Holl !

— Regarde Epoline, tu ne trouves pas qu’elle est bien jeune pour porter le poids des erreurs du royaume ?

— Si bien sûr, mais… Je n’arrive pas à considérer que j’étais un enfant.

— C’est parce qu’on t’a privé d’enfance. Je comprends que tu vives dans la culpabilité, c’est la preuve que tu es sensible aux autres et c’est rassurant. En même temps, l’heure est peut-être venue de pardonner à cet enfant qui n’avait rien demandé à personne. Dans ce monde injuste, c’est la moindre des choses que l’on puisse faire pour lui.

Wakami ne répondit rien, mais il réfléchit à cette nouvelle perspective. Il resta un moment dans le silence avant de dire tout bas :

— Kalan ?

— Wakami ?

— Merci d’être un Elfe collant et insupportable qui refuse de me laisser tranquille, dit-il timidement.

— Tout le plaisir est pour moi. Merci de t’être confié, face-de-pin ! 

Le Coloris sourit faiblement quand tout à coup, il se redressa, aux aguets.

— Que se passe-t-il ? demanda Kalan.

Wakami lui fit signe de se taire puis un sourire illumina son visage :

— Notre troupe de théâtre est en route. Une de leur Coloris avec qui j’ai maintenu un contact vient de me l’annoncer. Et un village entier a été convaincu de se joindre à l’Alliance ! Trois de leurs Elfes vont venir nous visiter ! 

— Un village entier ? C’est génial ! Il faut aller le dire aux autres.

Au moment où ils se levèrent, une corneille au front argenté vola dans leur direction. Ahia se posa sur l’épaule de Kalan.

— Tu as entendu ça, Ahia ? demanda-t-il à voix haute à la corneille.

— Que se passe-t-il ? demanda-t-elle.

— Un village entier entre dans l’Alliance, trois personnes vont venir, accompagnées de la troupe de théâtre.

— C’est merveilleux ! Et je vois que ça va mieux avec Wakami. Holl nous a parlé d’une horrible histoire. Wakami t’a appris ce qui s’était passé avec son fils ?

— Oui... C’est terrible, il m’a tout raconté. Mais la bonne nouvelle nous a fait parler d’autre chose. 

Kalan nota tout de même que le regard de Wakami semblait toujours aussi torturé qu’avant.

— Tu as réussi à faire parler cet énergumène, Holl doutait que ce soit possible. J’étais confiante de mon côté, mais je suis soulagée de voir que j’avais raison. Il y a donc deux bonnes nouvelles aujourd’hui ! 

Kalan acquiesça, ne sachant ce qui le rendait le plus heureux : savoir que des des Elfes en Linone se tenaient prêts à défendre leur liberté ou avoir réussi à partager le fardeau qu’avait porté Wakami en silence durant toutes ces années.

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