Bertrannus était heureux. Hélios dardait ses rayons bienfaiteurs sur son beau champ de triticum et la récolte s’annonçait bonne. Il huma le parfum de ses plantations qu’un doux vent portait dans l’air. L’été, encore jeune, s’annonçait paisible, laissant loin derrière lui le souvenir des guerres que l’Empereur Julien avait gagnées contre les Alamans.
Bertrannus avait suivi le jeune César depuis les grandes batailles de Tres Tabernae[1] et de Brocomagus[2] jusqu’au siège d’Augustodunum[3]. Vétéran méritant, le fidèle soldat s’était vu octroyer un lopin de cette terre qui l’avait vu naître.
Marchant entre les épis qu’il caressait de sa main solide, il sursauta en découvrant un grand et curieux lapin blanc. Il se tenait là, debout sur ses pattes arrière, au beau milieu de ses cultures. L’animal était aussi haut qu’un enfant de cinq ans, ses longues oreilles charbonneuses dressées droit vers le ciel. Sur son ventre immaculé, une tache noire semblait dessiner une sorte de phallus affublé comme il le faut par une paire de testiculorum. La vue était aussi étrange que cocasse, car ce lapin était doté de deux énormes gonades qui traînaient sur le sol.
Bertrannus éclata de rire et s’adressa à l’animal :
– Eh bien, mon vieux ! Si je les avais aussi grosses que toi, toutes les meretricis[4] de la région sauraient qui est Bertran…
CRAC !
Un éclair foudroya le brave homme et ne laissa de lui qu’un tas de chair bouillante de bulles claquant d’un bruit sourd.
Sans prononcer un mot, Zébub fouilla son pelage d’où il extirpa un téléphone portable qu’il mit face à lui. Il écarquilla les yeux en fixant l’écran sur lequel s’inscrivirent les mots Le visage ne correspond pas. Il pesta et tapa les chiffres de son code de déverrouillage. À la troisième tentative, car la peau de ses pattes était couverte de poils, il accéda à l’écran d’accueil et au carnet d’adresse. Il ne parvint pas à sélectionner le contact qu’il voulait joindre.
– Ça me saoule ! s’écria-t-il en claquant la langue entre ses deux longues incisives juxtaposées. Ok tzéléphone, appelle Tzhanatzos.
– Je ne comprends pas, répondit une féminine voix numérique. Il y a beaucoup d’actions que je peux réaliser : afficher la météo du jour, trouver des informations sur les sciences. Par exemple, pourquoi le ciel est-il bleu ?
– Tza gueule, balança Zébub.
– D’accord, lui répondit l’assistante vocale.
– Ok tzéléphone, appelle Tzha-na-tzos.
– Selon Wikipédia, dans la mythologie grecque, Thanatos est la personnification de la Mort.
– Appelle Tzhanatos !
Une animation sur l’écran indiqua que le système traitait la demande. Soudain l’appareil émit sa réponse :
– Je ne trouve pas Rastapopoulos dans vos contacts.
– Mais, pas Rastzapopoulos, espèce dze connasse ! TZHA-NA-TOS !
– Selon Wikipédia, dans la mytho…
– Annuler, annuler, annuler ! s’énerva Zébub.
Il trépigna de colère, inspira du plus profond de ses poumons pour ne pas casser l’appareil et s’appliqua à reformuler sa demande.
– Appelle TZ-A-N-A-TZ-O-S, finit-il par épeler.
– J’ai trouvé un contact Thanatos, mais avec un H. Voulez-vous l’appeler ?
– OUI ! hurla le lapin avec l’enthousiasme d’un vainqueur de PMU.
– J’appelle T-H-A-N-A-T-O-S, indiqua la voix artificielle du téléphone.
Une sonnerie de numérotation téléphonique retentit en même temps que Zébub insultait le concept de téléphone intelligent de merde, ouais. Au bout de quelques instants, la voix caverneuse de Thanatos résonna dans l’écouteur :
– Vous êtes bien sur la boîte vocale de Thanatos, Seigneur de la Mort, Président de la Confrérie des Artisans Psychopompes, je suis absent pour le moment, mais je vous remercie de me laisser votre nom et vos coordonnées afin que je puisse vous rappeler. TUUT !
– Salut, c’est encore Zéb…
– La boîte vocale de votre correspondant ne peut plus accueillir de messages. Veuillez renouveler votre appel.
La ligne coupa net.
Fou de rage, Zébub hurla des mots dans une langue inconnue du commun, brisa le téléphone de sa patte et en jeta les morceaux dans les blés. Il fulminait. Pourquoi Thanatos était-il injoignable et où se trouvait-il ?
Le lapin se revoyait encore remettre à Monsieur Aristide le paquet contenant le cœur de Lucifer. Là-dessus, pendant qu’il se chargeait de sa petite opération sur Emrys, Thanatos et Zébub fêtèrent leur alliance nouvelle, des milliards de morts à venir pour l’un et l’échec de Dieu pour l’autre. Ils écumèrent d’innombrables tavernes, brasseries, orgies, boîtes de nuit, soirées privées, salons VIP, vernissages parisiens, free-parties, fins de salons du livre et autres festivals de cinéma. Tard dans la nuit, à peine capables de tenir encore debout, les deux compères s’apprêtaient à rejoindre leurs pénates avec regret. Ce fut à ce moment que les choses basculèrent. Thanatos ne voulut pas rentrer chez lui dans un tel état d’ébriété, de peur que Brigit ne le lui reproche. Qu’à cela ne tint, il proposa à Zébub de boire un dernier verre quelque part en attendant le lever du soleil. Aussi, malgré l’heure avancée, ils se rendirent chez Mazarin qui possédait une villa sur l’île de Santorin. Là, ils découvrirent l’ecclésiaste qui gisait sur le sol de sa cuisine, à demi nu, baignant dans quelque liquide corporel. C’est l’occasion qui fait le larron, avait dit Thanatos en enjambant son corps. Alors, le lapin et le cheval tapèrent sans aucune réserve dans celle du cardinal : vins divers et variés, spiritueux, eaux-de-vie, un bidon d’alcool médical et un autre d’huile de vidange.
Le lendemain matin, Zébub se réveilla au fond d’une ruelle de Constantinople, une gueule de bois plongée dans les ordures d’une poissonnerie et un chien en train de lui renifler le cul. Bien sûr, il se demanda tout d’abord par quels moyens il avait échoué ici et, en second lieu, où était passé son compagnon de guindaille. Le front bas, il déambula dans la ville en pleine effervescence, un humide museau canin toujours collé à l’anus. Son crâne assailli par les conséquences de sa beuverie, il réalisa bien vite qu’il avait non seulement perdu conscience, mais aussi la notion relative du temps : Héraclius pénétrait en vainqueur dans la capitale de l’empire byzantin. Pour une créature comme Zébub, le temps n’a pas les mêmes conséquences sur la réalité qu’il en a sur la vie humaine. Il éclata de rire. Il n’avait pas refait surface le lendemain de sa cuite, mais six cents ans plus tard ! Jamais, de toute son existence, il n’avait vécu meilleur coma éthylique et cela le mit en appétit. Il éventra le clébard qui lui collait au derrière, le dévora et, une fois pris ce copieux déjeuner, se mit en route pour retrouver son fameux guerrier rendu immortel. Il ne lui suffisait que de se rendre au bon endroit, à la bonne époque.
À sa première tentative de rejoindre le champ de bataille, il arriva la veille de la mort d’Emrys, en fin d’après-midi. Le grand Gaulois était rond comme une queue de pelle et insultait un cheval à l’agonie dans un fossé. Zébub s’en amusa ; le tempérament de son Celte adoré lui plaisait. Il s’éloigna de la scène, conscient qu’il ne fallait pas troubler cette ligne temporelle et risquer de modifier les événements qui conduisirent son héraut au trépas.
À la seconde tentative, Zébub apparut sur les lieux un mois plus tard. L’endroit ne présentait plus que quelques traces discrètes du fabuleux combat dont il avait été le théâtre ; plus aucun cadavre, encore moins un ressuscité, ne gisait sur le sol. Le lapin conclut qu’il avait minimisé les effets de sa gueule de bois et repartit de ce moment inutile à ses projets.
Au troisième essai, il débarqua une semaine après la date fatidique. Le topo était le même, son guerrier n’était plus sur place. D’un naturel qu’il jugeait patient, mais limité, Zébub se concentra au mieux. Avec une difficulté qu’il ne s’expliqua pas, il reparût cinq jours après la bataille, puis quatre, trois et enfin deux. Au prix d’incroyables efforts, il ne laissa pas la colère le submerger et prit le parti de réfléchir. S’il avait la réputation d’être un con, il n’en était pas stupide pour autant et comprit que quelque chose ne tournait pas rond. Quelque part dans les dimensions insondables, il sentait comme une sorte de résistance qui l’empêchait d’atteindre son immortel au moment opportun. Un mur invisible ou, plutôt, une bulle qu’il visualisait comme un gigantesque champignon spongieux et purulent, semblait environner l’espace-temps de la mort d’Emrys. Il entreprit de retourner dans son passé le plus proche,[FB1] quitte à y attendre en spectateur qu’il soit zigouillé et ressuscité. Cela s’avéra impossible. Le mois précédent, infaisable. L’année d’avant ? Irréalisable. Dans sa jeunesse, inconcevable ! Il écuma tous les synonymes et les probabilités jusqu’à comprendre l’inenvisageable : une force inconnue et ennemie œuvrait contre lui. Une explication s’imposait.
Alors, il se rendit chez Thanatos, ou plutôt chez Brigit, car d’aucun savait qui portait la culotte à la maison. Il ne trouva qu’une baraque vide, abandonnée à la hâte. À de maintes reprises, il tenta de contacter Thanatos par téléphone, mais celui-ci[FB2] ne décrocha jamais. Se pouvait-il que son compère l’ait trahi ? Non, il avait trop de bénéfices dans le plan de Zébub, trop de morts promises pour que d’autres intérêts viennent supplanter la cupidité morbide du cheval et le pousser à une telle manœuvre.
Dépité et sans solution, Zébub revint sur le champ de bataille où il attendit plus de trois cents ans qu’Emrys revienne peut-être sur les lieux de son enfance, mais cela ne se produisit jamais. Pendant ce temps-là, Dieu ne chômait pas et son nouveau culte prenait une ampleur détestable.
Zébub en était à cet instant, en trois cent soixante-et-un après Jésus Christ, comme on comptait désormais d’une façon écœurante. Le lapin ruminait sa haine envers ses ennemis quand le pauvre Bertrannus le croisa au mauvais moment avec la mauvaise blague. Devant ce qui restait de lui, un tas de chair bouillie, Zébub se souvint soudain d’un nom : Monsieur Anthropoïde.
Mais, bien sûr ! Il était le dernier à avoir vu Emrys, puisqu’il l’avait ressuscité. Ha, ha, ha ! Le lapin reprit du poil de la bête et disparut, laissant ici la flaque d’un pauvre type, héros oublié de guerres qui ne furent jamais les siennes, mais celles d’un empereur que les livres d’histoires n’évoquent que très succinctement.
#
Quelque part au Botswana, à l’ombre d’un arbre à saucisses[5], Monsieur Aristide tricotait des boyaux d’Hyène tachetée encore chauds. Confectionner des écharpes le détendait et il savourait le calme de cet instant. L’Okavango coulait paisiblement devant lui et, de temps en temps, il quittait son ouvrage du regard pour observer la faune qui venait s’abreuver. Quelle paix, allait-il penser.
– Bonzour, tzrès c’er Monsieur Aspirine !
Comme dans un mouvement de ralenti, le dieu psychopompe tourna vers l’origine de la voix zozotante son noir visage cubique, ses yeux blancs en forme de billes et son sourire permanent n’eut rien d’accueillant. Seul le tchic-tchic de ses aiguilles à tricoter perturba le lourd silence qui pesa jusque sur la proche savane. Monsieur Aristide resta aussi immobile qu’un crocodile mort, ses seules mains sombres et crochues s’agitant avec nervosité, enfilant les mailles. Tchic-tchic-tchic.
– Dzîtes, poursuivit Zébub sans prêter attention au peu d’enthousiasme que sa venue suscita, ze ne voudzrais – tchic-tchic-tchic – pas vous dzéranzer – tchic-tchic-thic –, mais ze me dzemandais – tchic-tchic-tchic – où vous z’avez mis mon Celtze immortzel – tchic-tchic…tchic.
Tchic-tchic-tchic, tchic-tchic-thic, tchic-tchic-thic, tchic-tchic-thic.
Monsieur Aristide lui envoya son écharpe d’intestins sur la gueule – Bleuartch !
– Mais, ça va pas, non ? s’écria Zébub en se débattant entre les mailles, les tubes digestifs et quelques matières tièdes. Qu’est-ce que ze fous ai fait ?
Cet accueil ne lui plaisait guère par inhabitude d’être une cible, sans doute. Néanmoins, le lapin prit le difficile parti de garder son calme, encore une fois. Il lui fallait savoir comment retrouver Emrys et il n’avait pas de meilleure piste à sa disposition.
– Ba’al Zebub, lapin de malheur ! éclata Monsieur Aristide. Vous êtes l’être le plus culotté que j’ai jusqu’à présent rencontré, oui !
– Moi ? s’indigna Zébub encore empêtré dans la poisse des tuyaux élastiques et affichant une humilité de façade.
– Vous osez me le demander, comment ?
Monsieur Aristide jeta ses aiguilles à tricoter sur le sol. Bien qu’étant de colère, ce geste théâtral fut très ridicule et il le regretta aussitôt. Alors il se saisit des carcasses des hyènes qu’il avait dépecées et les lança sur Zébub les unes après les autres. L’une d’elles riait encore.
– Ce que vous m’avez fait ? reprit-il. Vous m’avez spolié avec élu… Vous m’avez spolié élucubrement, oui ! Vous et… et mon propre Président Directeur Général bien aimé ! À cause de vous, j’ai été bafoué, traîné dans la boue, conspué, raillé, persiflé, voué aux gémonies, vilipendé ! Vi-li-pendé !
– Z’avais compris à bafoué, hein, commenta Zébub qui s’était débarrassé de la chair morte qu’il avait reçu sur le coin de la figure.
– Par votre tromperie éhontée, poursuivit Monsieur Aristide, j’ai été mis au ban de mon honorable confrérie. J’ai perdu TOUS mes fidèles ! Mes propres enfants sont partis avec l’intégralité de leurs mamans. Ils m’ont même craché dessus. Rrrrr… pteu !
Et il cracha sur Zébub.
– Tz’exazères un peu quand même, siffla le lapin entre ses incisives serrées.
– J’exagère ? Vous m’avez fait concomitamment créer une aberration, un monstre, un être interdit, un non-vivant, un non-mort, un…
– Oui bon, ça va, ça va, le coupa Zébub. Tzu vas pas me faire tous les synonymes possibles à çaque phrase. Excusez-moi, Monsieur Antiseptique, mais dze point dze vue, ce que vous avez fait est z’absolument parfait. Enfin, ze pense, z’ai pas encore vu le résultzat. Comme ze vous le dzisais, ze suis à la recerce de ce guerrier que vous z’avez superbement, z’en dzoutze pas, ressuscitzé. Vous seriez bien aimable dze me dzire où…
– VOUS L’AVEZ PERDU ? hurla[FB3] Monsieur Aristide qui fulminait. Vous vous moquez de moi, comment ? C’est pour cela que je suis obligé de me cacher incessamment dans les trous à rat ? Je n’en crois pas ma raison ! Cet indicible crétin a perdu le guerrier-là !
– Ze ne dzirais perdzu-perdzu, se défendit Zébub. Dzisons, égaré.
– J’ai gâché mon éternité pour des débiles incapables, dit Monsieur Aristide à voix basse avant de s’adresser à nouveau Zébub. Depuis que je vous ai rendu service, rendez-vous compte que les papillons de Brigit n’ont de cesse de me prendre en chasse. Ils me recherchent intemporellement pour me livrer à elle !
Zébub tomba des nues et les fesses dans le tas de viande d’hyène :
– Brizit est tz’au courant ?
Sa ribambelle de dents ne pouvait traduire l’expression de dégoût qu’éprouvait Monsieur Aristide à l’égard du lapin. Bien sûr, il n’y avait aucune sollicitude à attendre de la part d’un tel personnage.
– Sombre idiot abruti, là ! lança-t-il. Évidemment ! Elle sait tout, Brigit. Madame Brigit, c’est la féminité incarnée. Elle dispose d’au moins vingt-cinq-mille sixièmes sens ! Tu ne peux tromper la femme, hein ?
– Ah, la vace ! Ça, c’est la merdze. Si Brizit sait ce que z’ai préparé, c’est certzainement elle qui fait tzout pour contzrecarrer mes plans.
– Maiiiis, continua Monsieur Aristide, je savoure de n’être pas la seule victime de son courroux. En Guyane, Thanatos paye sa trahison envers mon auguste personne, oui-oui.
– En Guyane ? Qu’est-ce qu’il fout en Guyane ?
– Madame Brigit l’a obligé de se retirer des affaires. Il est devenu éleveur de Myrmidon lèche-main.
– C’est quoi ça ?
– Je n’en ai aucune idée. Je pense que c’est un moyen pour lui de compenser le fait que son épouse lui a interdit désormais tout rapport sexuel et avec vous.
– Mais on n’a zamais, euh…
– De tout rapport avec vous, lapin stupide !
– À tzous les coups, poursuivit Zébub pour lui-même, c’est tz’à cause dze cettze connasse que ze ne peut pas rezoindre mon immortzel. C’est sûr et certain.
– Votre immortel ? s’esclaffa Monsieur Aristide. Pauvre fou naïf imbécile ! Cette créature maléfique ne vous appartient plus et ne vous appartiendra jamais. Quand Thanatos m’a prévenu que je devais fuir, il m’a avoué, oui, que vous m’aviez fourni le cœur de Lucifer comme organe à transplanter dans la carcasse de ce guerrier. Quelle sorte de prétention vous laisse-t-elle croire que vous pourrez contrôler un tel être ?
– Hé, Môssieur Asthmatique, z’te ferais dzire que c’est moi qui ai battzu Lucifer, rétorqua Zébub qui en avait ras-le-bol de se faire insulter. Le cœur, il est pas sortzit tzout seul, dz’accord ? Ze sais tzrès bien ce que ze fais ! Surtztout que, en plus, ze lui ai conféré mes pouvoirs, au guerrier. Par cet actze ex-tzrê-me-ment réflécis, ze l’ai lié à moi à zamais ! Tzous les dzeux, nous ne formons qu’un. Il me suffira de claquer des doigts pour qu’il m’obéisse !
Il éclata d’un rire strident et afficha un air goguenard qu’il perdit en essayant de claquer de ses pattes de lapin.
– C’eeeest pour cette raison que, présentement, vous ne parvenez pas à le retrouver ? demanda du tac-au-tac Monsieur Aristide sans feindre l’absence d’ironie.
Il croisa les bras et prit une position de défi :
– D’ailleurs, comme vous avez si bien pensé à tout, vous aviez prévu de venir me rendre visite pour me demander où il est.
Pendant un instant de silence, il observa Zébub. Celui-ci montrait tous les signes caractéristiques d’un énervement extrême, mêlé de frustration. Il détestait qu’on le mette face à la réalité de ses responsabilités. Il cherchait une réponse cinglante pour gagner cette joute verbale, mais son adversaire de palabre ne lui en laissa pas le temps :
– Peut-être est-il à l’endroit où vous avez mis votre zizi ?
C’en fut trop. Zébub lui bondit dessu[FB4] s et le saisit au cou. La mâchoire serrée de rage, la bave aux lèvres et les yeux exorbités, il soufflait toute sa haine. Par l’artisan psychopompe, c’était l’univers entier qu’il étranglait. Monsieur Aristide agita les bras, frappa le lapin de toute son énergie, le griffa et lui arracha des poils par poignées, sans parvenir à se libérer de cette teigne. Alors, il lui attrapa les couilles et les broya. La vive douleur fit hurler Zébub qui, au lieu de lâcher son emprise, hurla à faire trembler les montagnes. Sa fureur et sa force s’en trouvèrent décuplées, ses pupilles brillèrent d’une flamme destructrice, ses pattes prirent feu et, lentement, consumèrent le corps de Monsieur Aristide qui se désagrégea en blocs coulants et incandescents. Sentant le néant qui aspirait son être et avant que ne disparaissent son visage immobile, ses yeux en billes inexpressives et son perpétuel sourire en trop longue rangée de dents, il maudit une ultime fois Zébub en une langue que lui seul connaissait.
#
– Comment ça file la zerbe.
Zébub se tenait au milieu du rond-point de la Nationale 1 et de l’Avenue de Préfontaine. L’aménagement[FB5] représentait quatre personnages ramant dans une pirogue, surplombée par un arc en ciel flanqué d’un papillon, d’un perroquet et d’une maquette de fusée Ariane dont les réacteurs semblaient vomir de la mousse expansive jusqu’au sol. L’enseigne, délavée par les intempéries et l’âge, accueillait le touriste par un BIENVENUE À KOUROU qui ne s’adressait pas au Maître des Enfers.
Il redémarra la vieille mobylette qu’il avait volée quelques heures plus tôt à un vieux type qui s’était arrêté pour chier au bord d’un fossé, sur la Nationale 1 près de Farnous. Qui s’imaginerait qu’un lapin géant démoniaque prendrait possession d’un corps par ce côté ? Sur la Nationale 1 ?
Zébub, accoutré en humain mal taillé, s’engagea sur l’avenue de Préfontaine. Après quelques kilomètres, il atteignit le rond-point suivant qui débouchait aussi sur la Nationale 1, mais par un autre trajet – par celui de l’avenue, comme on disait dans la région. Ici, tous les chemins menaient à la Nationale 1. Zébub passa le long de la Route de l’Espace, qui n’était autre que le nom du foutu tronçon de la Nationale 1 qui reliait les sites aérospatiaux entre eux.
Tout en conduisant la mobylette, il se laissa aller à divaguer un peu. La Guyane, vous l’adorez ou vous la détestez, avait-il entendu dire à l’Office du Tourisme. Ici, il faisait trop humide pour lui qui préférait la chaleur sèche, âpre et soufrée. Des saloperies de moustiques effectuaient d’infatigables rondes stridentes autour de la moindre parcelle de peau et les autochtones le regardaient de travers, l’air intrigué. Son costume de chair, bien trop grand pour lui, pendait de ci, de là et la tête tombait en arrière après [FB6] qu’un chaos de la route ne l’ait redressée. Putain de Nationale 1.
Au bout d’une heure à rouler en ligne droite, il rencontra un troisième rond-point qui tentait sans conviction de rompre la monotonie du bitume. Un panneau lui indiqua de prendre à gauche. Le crépuscule arrivant, Zébub ne voyait pas tripettes et provoqua les sorties de route de quelques voitures familiales. Plus d’une fois, il pesta qu’il y avait trop de monde sur cette départementale. Enfin, il arriva au site du Toucan. Il était temps, la mobylette pissait l’huile et le corps du vieux perdait ses sandales.
Dans la foule qui s’agglutinait aux abords des infrastructures d’observation du Centre Spatial Guyanais, Zébub n’eut aucun mal à reconnaître Thanatos. S’il portait, lui aussi, un déguisement d’être humain, il puait la mort.
– Salut Tzhanatzos, lança-t-il.
Le cheval était engoncé dans la chair d’un ventripotent mangeur de poulet boucané, une tête à la Michel Houellebecq à Ray-Ban Aviator, coiffé d’un bob Santa Cruz noir et mauve. L’arrière de son bermuda blanc semblait avoir connu les affres de plats trop épicés.
– Je me demandais quand est-ce que tu débarquerais, répondit-Thanatos sans manifester le moindre sentiment de surprise.
– Qu’est-ce que tzu fous z’ici ? demanda le lapin.
– C’est le cent-onzième lancement d’Ariane 5 ce soir. C’est celui que je préfère. Tu te rends compte de ce qu’ils parviennent à réaliser ? Ils envoient dans l’espace un télescope qui va leur permettre de voir la naissance des premières étoiles et des premières galaxies.
– Ptzeuh ! cracha Zébub, ils ne comprendzront zamais ce qu’ils verront. Tzu sais comment ils z’appellent le zour où Lucifer a fugué ? Le Big Bang ! Tzu parles d’un pétzard, tzoi.
– Il n’empêche qu’ils seront bientôt capables d’assister à l’événement, soupira Thanatos qui, dans des moments de spleen, enviait la créativité des êtres humains.
– C’est curieux, ils portzent tzous dzes masques cirurzicaux, releva Zébub.
– Des… oh ! Oui, cela fait plus d’un an qu’ils en consomment. Par je ne sais quelle motivation, un individu a mangé une petite créature toute mignonne avec laquelle j’avais copulé un soir de spleen. Figure-toi qu’il en est tombé malade.
– Tzrop dz’sauce, s’esclaffa Zébub aussitôt rejoint par Thanatos.
– Zébub, mon ami, tu me gênes, se défendit le cheval en gloussant. Je n’aime pas me vanter, tu le sais. Toujours est-il que les humains sont d’une faible constitution, n’est-ce pas ? À peine contractent-ils un virus que c’est contagion, mutation, propagation et pandémie.
– C’est zustzement ce que z’aime cez eux, commenta Zébub, un grand sourire aux lèvres de sa tête qui pendait vers le nombril.
– C’est peut-être même la raison pour laquelle il y en a tant. Bref, c’est la raison pour laquelle[FB7] ils portent des masques. [FB8] Il y a eu des morts.
– Ah, ouais ? Beaucoup ? demanda Zébub, le regard brillant de curiosité.
– Il n’y en a jamais assez, mon ami, soupira encore Thanatos. Il n’y en a jamais assez…
Les deux compères se regardèrent quelques instants en silence puis éclatèrent de rires gras.
– Ah, mon ami ! Tu m’as manqué, avoua le Seigneur de la Mort entre deux larmes joyeuses.
– Quand ze penses que Monsieur Astzéroïdze m’a dzit que tz’étzais retziré dzu business, commenta Zébub en s’essuyant les larmes qui lui coulaient du nez.
– Tu as vu ce cher Monsieur Aristide ? Comment va-t-il ?
– Ma foi, souriant z’et çaleureux… comme tzouzours, éluda Zébub avant d’en venir au sujet qui le préoccupait. C’est lui qui m’a dzit que tzu étzais en Guyane. Tzhanatzos, qu’est-ce qui s’est passé dzepuis qu’on s’est quittzés ? Ze tz’ai appelé plein de fois et tza maison est vidze. Dzes çoses étzranzes se sont prodzuitzes. Mon Celtze immortzel a dzisparu dzu çamp dze batzaille où on l’a laissé et ze n’arrive pas z’à voyazer dzans le tzemps comme avant. Z’ai tzout tzentzé pour le rezoindzre. À çaque fois, ze fais çoux blanc !
– Brigit sait pour notre association.
– ça ze le sais dzéza, Monsieur Astzrapi m’a dzit qu’elle avait dzeviné qu’on s’étzait associé, tzoi et moi.
– Elle n’a rien déduit par elle-même. Nous avons été trahis, Zébub.
– Hein ? s’étonna le lapin, faisait choir dans son dos la tête de son déguisement humain. Mais qui ? Personne ne savait que ze tz’avais dzemandzé dze l’aidze !
– J’ai ma petite idée, répondit Thanatos le regard froid. Je suis persuadé que Monsieur Aristide a manqué de discrétion, sinon il n’aurait pas été mis au ban de notre honorable confrérie. Pour ma part, je n’ai abordé le sujet avec personne d’autre que toi.
– Mmh… réfléchit Zébub. Ze ne vois pas qui çez tzoi pourrait aller tzrouver Brizit et tze dzénoncer.
– Quand je suis rentré de notre soirée, Brigit[FB9] m’attendait sur le pas de la porte du logis conjugal avec mes bagages empilés sur le trottoir. Pour me punir, elle m’a annoncé notre séparation et elle m’a menacé qu’elle soit éternelle si je persévérais à te soutenir dans ta guerre contre Dieu. Quelle furie !
– Mais z’elle n’a aucun intzérêt à ce que le monotzhéisme réussisse !
– Zébub, le monothéisme est votre idée à tous les deux. Elle ne fait aucune différence entre tes intentions et celles de ton ancien partenaire. Laisse-moi continuer, ajouta Thanatos qui préparait avec soin le point culminant de son court récit. Brigit m’a sommé d’abandonner la présidence de la Confrérie des Artisans Psychopompes. Je te laisse deviner quel opportuniste a pris ma succession.
– Monsieur Astzrapi ?
– Non.
– L’autre, là, avec sa tzête de clébard ? Anubis ?
– Non plus.
– Le moitié çeval, moitié connard ? Çaron ?
– Non.
– Ah, ze sais ! Les dzeux aztzèques qu’on ne comprend zamais quand ils parlent, Mictzlantzecuhtzli et Mictzlancihuatzl !
– Mais non ! Réfléchis ! Celui qui me jalouse depuis des millénaires, celui qui rêve en secret de s’accoupler avec Brigit !
– Le Baron Samedi ?
– Comment ça le Baron Samedi ? demanda Thanatos.
– Ben, tzout le mondze sait qu’il a touzours voulu la sautzer, hein.
– CERNUNNOS ! s’emporta Thanatos au moment où, au loin, Ariane 5 décollait dans un panache de flammes et de fumées sous les acclamations de la foule qui entourait les deux compères.
– Cernunnos ? répéta Zébub. Mais, comment ? C’est le parrain de mon fils…
Thanatos observa avec attention son camarade réfléchir à ce coupable qu’il lui désignait. Une graine plantée dans son esprit germait toujours très vite. Autour d’eux, le public se félicitait d’avoir assister au lancement réussi de la fusée et certains passionnés débouchèrent une bouteille de champagne dans un plop sympathique, faisant fi des gestes barrière et de la distanciation. Personne ne remarqua immédiatement que la chaleur de l’endroit augmentait ostensiblement, pas plus que le sol tremblait alors que l’engin spatial n’était plus qu’un point lumineux dans le ciel nocturne. Les rires, les conversations et le tintement des flûtes laissèrent soudain place à un silence de plomb. L’herbe se consuma instantanément, sol dégagea d’âcres fumerolles et se mit à bouillir avant de ses transformer en magma qui engloutit les pèlerins de l’aéronautique dans d’horribles hurlements.
– Putzain dze bâtzard dze fils dze putze dz’enculé d’la chattze… marmonna Zébub entre ses dents. Ze vais le dzéglinguer, ze vais z’en faire dzu petztit bois et ze vais lui enfoncer ses rameaux dzans le cul. Tzhanatos ! s’exclama-t-il. Il faut absolument que ze retzrouve mon Celtze immortzel, ze vais leur montzrer à tous qui est Zébub, le Maîtzre des z’Enfers !
Le cheval ne put s’empêcher d’arborer un sourire de satisfaction.
– À commencer par Cernunnos, ajouta-t-il.
– À commencer par ce tzraîtzre dze Cernunnos.
– Cernunnos le premier, répéta Thanatos satisfait de voir le lapin en tel appétit de vengeance.
– Nous z’allons profitzer de nos z’habiles dzéguisements pour nous mêler aux z’humains et dzécouvrir où est passé mon beau guer...
Zébub s’arrêta soudain au beau milieu de sa phrase :
– MYRDDIN ! s’écria-t-il soudain.
– Merde, tu veux dire, le reprit Thanatos désormais habitué à corriger dans sa tête tous les défauts de prononciation de son camarade.
– Nan, nan, nan ! Myrddin, mon fils, le filleul dze Cernunnos ! Ze suis cetzain que ce vieux mance à balai l’a enrôlé à ses côtzés. Il sait que Myrddin me dzétzestze parce qu’il pense que z’ai abusé dze sa mère et que ze portze la responsabilitzé dze sa séquestzration dzans z’une tzour ou z’sais pas quoi.
– Ah, bon ? C’est faux ? demanda le cheval.
– Non, mais on s’en fout. Ce que ze veux dzire, c’est que z’étzais en tzrain dze me dzire qu’un gars comme mon guerrier ne passe pas inaperçu et qu’il faut cercer dzans le futzur dze l’humanitzé pour tzrouver à quelle époque et où il a fait dzu grabuze. L’Histzoire dzes z’Hommes, Tzhanatzos, c’est notzre cartze tzempographique, tzu vois. Et, tziens-tzoi, bien ma première pistze, c’est bien sûr…
– Le Roi Arthur ! s’exclama Thanatos.
– Carrément ! C’est sûr que Myrddin ne sera pas passé à côtzé de l’occasion pour fabriquer une légende qui arranze sa quêtze dze son foutzu Graal. Ce tzruc l’obsèdze, ajouta Zébub.
– Mais le Roi Arthur est une légende humaine, il n’a jamais existé.
– Tza, tza, tza ! Ne sois pas défaitzistze, reprit le lapin. Ze tze met mon billet qu’il a existzé sous un autzre nom. Viens, on va cercer à la bibliotzhèque.
Ni une, ni deux, le Maître des Enfers et le Seigneur de la Mort disparurent-ils du site d’observation spatial du Toucan, laissant derrière eux un cimetière de membres et de cadavres brûlés, engloutis à moitié ou en totalité dans la roche refroidie.
Ils allèrent à Strasbourg, comme pour leur porter chance, car elle était la grande ville la plus proche du massif du Donon, l’endroit où Emrys mourut jadis. Empêtrés dans leur costume de chair humaine, ils s’activèrent comme des étudiants en Master et firent de nombreux allers et retour entre la Bibliothèque nationale Universitaire et la Médiathèque Malraux, rentabilisant leur carte d’abonnement au tram. Ils affectionnaient en particulier le grand bâtiment du bassin d’Austerlitz, réhabilitation de feu l’Armement Seegmüller, où Zébub se perdait souvent à l’étage des bandes dessinées. Thanatos, quant à lui, aimait les ordinateurs du rez-de-chaussée sur lesquels il visionnait des concerts de rock ou des épisodes de Derrick dont il appréciait le rythme narratif. Après plusieurs mois, ils identifièrent le Roi Arthur au personnage historique Ambrosius Aurelianus, aussi nommé Emrys Wledig dans sa langue d’origine. Au Ve siècle après J.C., il avait été un farouche chef de guerre breton et s'opposa aux Saxons qui envahirent l'île de Bretagne. Les références le concernant étaient curieuses dans le sens où sa vie aurait été bien trop longue pour justifier la longueur[FB10] de son règne. Les historiens supposaient donc l'existence de deux Ambrosii, le fils aurait pris la relève du père. Zébub pour sa part, y voyait la possibilité d'une imposture de l'immortel qu’ils recherchaient.
– Regardze, dit un jour le lapin en suçant une sucette, ze suis certzain que c’est lui. Le prédzécesseur dz'Ambrosius étzait Vortzigern qu’il combattzit avant dz’accédzer au tzrône dze Bretzagne. Son successeur n’étzaitz autzre qu’Yrtzhr Pen Dzraig, tzu tze rends comptze ?
– Je ne sais pas…
Non seulement le Seigneur de la Mort n’avait pas compris grand’chose à la phrase sigmatique et lovecraftienne de son comparse, mais il n’en avait écouté qu’un dz ou un tz sur deux et pas assez de se. Captivé par l’épisode de Derrick, il était ébahi que l’inspecteur découvre aussi vite le rôle central que Carlos Blecher jouait dans les films porno du couple Manzer.
L'enthousiasme et l’espoir de Zébub s’évanouirent quand ils arrivèrent au Royaume de Bretagne en quatre-cent quarante-deux après Jésus-Christ. Là, ils découvrirent très vite qu'il y avait bien eu deux Ambrosii Aurelanii, qu’aucun de ces connards n’était immortel et qu’ils avaient encore moins la stature d’Emrys. Par acquis de conscience, ils allèrent jusqu’à rencontrer Gweltas, un abbé soi-disant reconnu pour sa sagesse, sermonneur-chroniqueur en son temps de la période bretonne qui couvrait le possible règne d’Arthur. Ils eurent beau s’y reprendre à plusieurs reprises, le pauvre ecclésiaste succombait d’une crise cardiaque à chaque fois qu’ils venaient le voir. Aucun esprit de cette époque n’était préparé à être confronté à deux créatures fantastiques grimées en êtres humains désarticulés. Zébub et Thanatos se résolurent à abandonner la piste arthurienne que le lapin caractérisa par de la merde en barre.
Thanatos émit l’hypothèse qu’Emrys, en bon Celte qu’il était, avait sans aucun doute privilégié de parcourir le vaste territoire européen sur lequel sa culture s’était propagée. Aussi, enquêtèrent-ils au sujet des personnages nommés Emrys qui vécurent entre le Portugal et la Turquie. Au bout de plusieurs années sans succès, leurs recherches les menèrent dans l'Yonne, le département françai[FB11] s qui, avec une partie la Seine et Marne, fut marqué par la présence de la tribu des Sénons. Là, leur espoir renaquit quand, en participant à des fouilles archéologiques estivales, un étudiant dégingandé et plombé d’acné découvrit une stèle sur laquelle étaient gravées des lettres abîmées par l’érosion :
EM(…)YS.
Le site devint alors le terrain d'importantes explorations financées par la Direction Régionale des Arts et de la Culture. Les deux compagnons maléfiques intégrèrent les équipes dont les membres évitaient de trop se mêler à ces étranges personnages que l’ont imaginait frappés par quelque handicap physique, mais dont on admettait la passion de la fouille. S'ils contribuèrent à excaver de nombreux vestiges, ils ne trouvèrent jamais aucun indice qui put les faire progresser vers leur objectif. Au bout d'une année, ils décidèrent qu'il n'y avait pas d'issue et ne surent comment continuer.
Ce fut lors d'une conférence au sujet des Sénons qu'ils firent la connaissance de Jean-Philippe Foucault, un spécialiste des Séquanes, un autre peuple celte de Gaule dont l’expansion couvrit une grande partie de l'Est de la France. À leur grande surprise, ils apprirent l'existence du village de Senones, dans le Piémont des Vosges, au beau milieu du territoire Séquane. Ainsi apprirent-ils que de petites tribus de Sénons migrèrent en Lorraine et en Alsace. Monsieur Foucault leur apporta même le plus beau cadeau qu'ils purent espérer, une stèle de calcaire sur laquelle trois lignes étaient gravées :
A (…) FORESTIER PROTECTEUR AVEC BEAUC(…) DE VIE
FORT (…) (…) CRÂNE(…)
(…) (…) (…) MORT
Trouvée près du Petit Donon, dans le Massif des Vosges, cette stèle apparut à Zébub et à Thanatos comme une aubaine. L’agrégation des termes fut à leurs yeux le plus bel indice qu’il leur eut été[FB12] de voir depuis longtemps. L’objet de calcaire semblait être dédicacé à Vosegus, un dieu mineur et très local, considéré comme le protecteur de la forêt et de sa faune. Il lui était attribué le pouvoir de manipuler les vents en hurlant de sa voix rauque. Les Gallo-romains qui habitaient dans cette région honoraient cet ermite, bûcheron et chasseur, qui donna leur nom à ces montagnes. L‘évocation de la force, du crâne et de la mort dans la même inscription, avait conduit l'équipe d'archéologues à appuyer la théorie selon laquelle Vosegus était une émanation d’Esus, figure importante du panthéon gaulois, frère de Taranis et de Teutatès.
Aux yeux de Zébub et de Thanatos, cette théorie ne valait pas que l’on s’y attarde. Ces termes réunis, le lien entre Vosegus et le cerf, en l’image duquel ils virent l’influence de Cernunnos, élevaient cette stèle au rang de preuve tangible quant au fait qu’Emrys vécut longtemps dans sa région natale sous un pseudonyme.
– Mon ami, avait conclu Thanatos, Vosegus a certainement, été son premier nom d’emprunt. Il me semble évident qu’un humain qui se découvre immortel se trouve soit motivé par le pouvoir qu’il peut imposer à ses congénères, soit par le souci de s’en dissimuler.
– Tzu as raison. S’il avait z’abusé dze son pouvoir, nous l’aurions dzécouvert dzepuis des lustzres.
– Exactement. Changer d'identité pour mieux camoufler son immortalité aux gens qu'il côtoyait, voilà quel fut son choix. Cependant, poursuivit le Seigneur de la Mort, il n’est pas parvenu à rester aussi discret qu’il le souhaitait au sujet de sa longévité, sinon il n’aurait pas été déifié de la sorte.
– Dzis-dzonc, ajouta Zébub, les z’épisodzes de Dzerrick tz’ont bien servi, hein.
– Ha, ha, ha ! Je dois avouer que la perspicacité de cet inspecteur est remarquable, acquiesça le cheval. Il est une source d’inspiration depuis que nous sommes sur les traces de cet Emrys.
Ainsi[FB13] devenus deux véritables enquêteurs de l’Histoire humaine, Zébub et Thanatos suivirent les quelques traces du culte de Vosegus, de la Lorraine jusqu’au Bade-Wurtemberg voisin. Ils déterminèrent la preuve irréfutable qu’il avait sillonné le bassin rhénan. La disparition progressive de sa célébration, qui avait néanmoins perduré jusqu’au Haut Moyen-Âge, leur indiqua qu'Emrys-Vosegus choisit d’être moins présent auprès de la population. Ils conclurent qu'il quitta la région longtemps avant que son souvenir ne s’efface de la mémoire collective jusqu’à devenir moins[FB14] qu’une légende, un conte populaire.
Comme Emrys était issu d’une tribu célébrant Belenos, le nom celte de la divinité solaire, le lapin et le cheval supposèrent que cela l'avait fort marqué sur le plan culturel, peut-être même cultuel. Aussi décidèrent-ils qu'il avait dû partir vers l’Orient où le soleil se lève. Ils dirigèrent[FB15] leurs recherches vers l'Est de l'Europe pour y étudier l’Histoire, les légendes et les mythologies afin d'y trouver des personnages aux caractéristiques semblables à celles de Vosegus.
À force d’opiniâtreté, ils retrouvèrent sa trace en découvrant les récits des invasions hunniques du Vème siècle. Des chroniques d’Attila présentaient de brèves allusions à un mystérieux guerrier-chaman aux allures de Vosegus. On décrivit cet homme comme un conseiller caché dans l’ombre du grand roi, mais aussi comme un protecteur du peuple et un grand chasseur. Les croyances animistes des Huns le liaient à la figure du cervidé et cela attira l’attention de Zébub et de Thanatos qui virent là un lien flagrant avec Cernunnos. Comme aucun d’entre eux ne connaissait de divinité hunnique, il leur apparut que les Huns avaient, comme cela arrivait parfois dans quelques sociétés humaines, créé des cultes sans aucun fondement. C’était le genre d’espace vide que Cernunnos aurait pu exploiter en y introduisant Emrys. D’ailleurs, le fait qu’Attila lui-même affirma avoir reçu son épée sacrée du dieu de la guerre, lequel l’aurait adoubé du titre de Fléau de Dieu, conforta les déductions de Zébub et Thanatos. Les traces relatives à ce mystérieux personnage[FB16] étaient rares, mais la qualité de quelques-unes suffit à convaincre le binôme maléfique que cet énigmatique guerrier-chaman [FB17] ne pouvait être qu’Emrys.
Les deux comparses décidèrent de constater par eux-mêmes le bien fondé de leurs déductions en se rendant aux confins de l’Europe orientale, au mois de décembre quatre-cent-quarante-quatre après Jésus-Christ, quand Attila devint l’unique roi des Huns. Ils ne parvinrent pas à approcher cette année-là, ni les huit précédentes, encore moins les six suivantes. Le mur invisible – le çampignon, comme l’appelait Zébub, les en empêchait, preuve irréfutable qu’Emrys était bien le fameux guerrier-chaman, âme pensante du barbare qui conquit les peuples germains et dévasta l’Empire romain d’Occident. À n’en pas douter, l’immortel utilisa les Huns comme le moyen de venger son propre peuple de l’oppresseur qui le domina.
Zébub et Thanatos ne purent approcher Attila qu’après sa mort violente, en juin quatre-cent-cinquante-trois. À en croire les témoignages, obtenus par le lapin moyennant quelques tortures, le roi allait mener ses hommes au combat quand le dieu de la guerre lui-même attaqua sa monture à coups de poings ; il reprit l’épée qu’il avait offerte à son protégé et disparut. On leur raconta qu’Attila n’avait plus été le même depuis le massacre de Divodurum Mediomatricorum[6]. On le disait plus solitaire qu’il ne l’avait jamais été, on l’entendait parfois élever la voix alors qu’il se trouvait seul dans sa tente, comme s’il se querellait avec un interlocuteur invisible. Quelques mois avant son décès, une nuit, il avait hurlé un nom étrange qu’il supplia de revenir, de ne pas l’abandonner. On conclut qu’il s’adressait au dieu de la guerre qui vint finalement pour le tuer.
– Emrys n’a pas dû apprécier qu’Attila s’en prenne à la Gaule, conclut Thanatos. Leur désaccord n’a fait que s’accentuer au fil du temps, jusqu’à ce que ton immortel ne le quitte.
– Ouais, c’est certzainement ça, Inspectzeur ! se marra Zébub, content de n’avoir jamais été aussi proche de son immortel qu’à ce moment-là. Mais, si c’est le cas, pourquoi serait-z’il-revenu pour le tzuer ?
– Il m’est avis qu’il n’a pas souhaité laisser cette épée sacrée entre les mains d’un roi qui ne lui obéissait plus.
– Ça se tzient, répondit le lapin. Si Emrys l’a vraiment quittzé pendzant un tzemps, ça veut dzire qu’on a le çamp libre pour nous z’approcer d’Attzila et dze cettze fameuse épée. Ze suis curieux dze voir ce qu’elle a dze si spécial.
À tâtons temporels, les deux comparses parvinrent au lendemain du départ d’Emrys de l’armée hunnique. Dans le secret d’une nuit, ils pénétrèrent dans la tente d’Attila, s’en saisirent avec facilité et le ligotèrent, le jetant sur les épais tapis qui garnissaient le sol de sa yourte. Le glaive extraordinaire reposait contre sa couche et, sans prendre aucune précaution, Zébub s’en empara sous l’œil attentif de Thanatos. Le lapin, dans son déguisement d’humain qui refoulait la putréfaction, tendit l’arme vers le ciel.
Son geste fut suspendu dans le temps et là, sous le voile d’un scintillante voûte céleste drapant les steppes caucasiennes où se trouvait la prestigieuse demeure de cuirs tendus d’Attila le Hun, il ne se passa absolument rien.
– C’est zustze une épée dze merdze, lâcha Zébub en abaissant le bras.
Thanatos observa l’objet et ne put cacher sa déception malgré le fait qu’il ne voyait ce qu’une épée spéciale aurait pu apporter à leur quête.
– À quoi t’attendais-tu, mon ami ? demanda-t-il à Zébub.
– Ben, z’sais pas moi. Une arme dzetzructzrice, un bon tzruc de fléau, tzu vois. Pas un pauv’ bout dz’ferraille. Z’ai quand même créé cet z’immortzel pour qu’il dzétzruise dzes vies et qu’il s’attzaque au Paradis, ze tze signale. Ça manque dz’efficacitzé, ze tzrouve.
– Quitte à signaler quelque chose, dit Thanatos, je te rappelle que ton guerrier est à l’abandon et qu’il semble errer depuis plusieurs siècles. Sans guide, il n’a d’autres objectifs que les siens. Tu verras, cela ira mieux quand nous le retrouverons.
– Si zamais nous z’arrivons à l’attzreindzre, ajouta Zébub quelque peu dépité.
Entravé au sol, Attila observait avec effroi les deux personnages terrifiants qui se tenaient devant lui et dont il était le prisonnier impuissant. Ils s’exprimaient dans un langage qui lui était inconnu, aux sonorités si rudes et si froides qu’il ressentit le Mal comme il ne l’avait jamais rencontré. Le Mal absolu. Leurs membres bougeaient d’une manière fantastique comme si, sous la chair, leur squelette était disloqué. Le plus atroce était la tête du petit bonhomme. Elle allait et venait d’avant en arrière sur le pignon de son cou, menaçant de se défaire du corps. Le prestigieux monarque, terreur des empires romains, urina de terreur et sentit un goût métallique envahir son palais.
– Dzis-dzonc, Attzila ! dit soudain Zébub en se retournant vers le roi, sa curieuse tronche rebondissant sur son épaule. Tzu ne saurais pas où est partzit le tzype qui tz’a dzonné cettze épée ? OH PUTZAIN !
Attila, roi Hun et pris de spasmes violents, gargouillait de giclées de sang qui surgissaient de sa bouche en petits geysers fainéants. Il s’étouffa et mourut.
– Ah, le con ! se plaignit Zébub.
Thanatos et lui revinrent de nombreuses fois dans le passé proche comme ils l’avaient fait avec le cardiaque Gérald le Sage. Ils tentèrent de s’y prendre avec Attila de manière à ce qu’il ne meurt pas et qu’il puisse répondre à leurs questions, mais rien n’y fit. Invariablement, il se noyait dans son sang avant qu’ils puissent en venir à lui demander s’il savait où était parti Emrys.
– Ze commence z’à en avoir plus que ras-le-bol dze cettze poisse ! s’énerva le lapin. Qu’est-ce qu’ils z’ont tzous à claquer sous notzre nez ? On dzirait une putzain dze malédzictzion.
– Une mauvaise diction, tu veux dire, lança Thanatos avec malice. Allez, suis-moi, mon ami. Partons d’ici.
– Et tzu veux aller où ?
– J’ai une petite idée…
Ils laissèrent derrière eux le cadavre d’Attila. Le lendemain, sa pauvre épouse Ildico serait accusée de l’assassinat[FB18] et exécutée sans qu’elle puisse s’en défendre[FB19] . De leur côté, Thanatos et Zébub arpentait déjà les terres de Mongolie.
– Tzu peux me dzire, maintzenant, ce qu’on fait z’ici ?
– Oh, j’ai une intuition. Cette histoire de dieu de la guerre hunnique m’a fait penser à une autre, celle de Begtsé.
– Qui ça ?
– Ha, ha ! Toi non plus, tu ne le connais, n’est-ce pas ? s’enorgueillit le cheval, fier d’avoir décelé une piste que son comparse n’avait pas pensé à suivre. J’ai une drôle de sensation au sujet d’un souvenir qui ne m’appartient, mais que je possède pourtant.
– Tzu veux êtzre plus z’explicitze ?
– Eh, bien voilà. Avant que nous n’allions voir Attila, il nous a été raconté qu’il était mort, agressé par Emrys sur un champ de bataille.
– Ouais, mais il est cané dzans sang dzevant nous dzans z’une tzentze, pas sur un tzerrain de…
– Justement, l’interrompit Thanatos. Nous avons changé le cours de l’Histoire et cela a provoqué de nouveaux événements, dont ce nouveau souvenir que j’évoque. Je suis persuadé que je n’ai jamais entendu parler de Begtsé avant qu’Attila ne meurt à cause de nous. Comprends-tu ?
– Ah, ouaiiis ! sourit Zébub. Mais pourquoi ze ne m’en souviens pas, moi ?
– Je n’en sais rien. On ne t’en a certainement jamais parlé.
Thanatos lui raconta ce qu’il savait au sujet de celui qu’il qualifia de faux divinité, Begtsé le dieu de la guerre mongol. Son nom voulait dire cotte de maille mystérieuse et on le représentait comme un grand chasseur, chevauchant un immense destrier, ceint d’une chaîne sur laquelle il enfilait les têtes de ses ennemis.
– Un peu comme tzoi avec tzes crânes, remarqua Zébub.
– Tiens ? C’est vrai, rit Thanatos. Peu importe, j’ai le sentiment que la chance va nous sourire.
À Oulan-Bator, les deux énergumènes pénétrèrent de nuit dans la réserve des livres rares de la Bibliothèque nationale de Mongolie, laquelle n’en contenait pas moins du million. Dépités par l’immense tâche que représentait la consultation des ouvrages qui leur seraient utiles, ils séquestrèrent le premier documentaliste à prendre son poste au matin. À leur simple vue son esprit vacilla. Il entonna un khoomi[7] tout en se déshabillant et, battant l’air des bras, partit courir nu dans les étages de l’établissement. Sa collègue, bien que plus tardive, fut frappée d’une folie plus prompte et se défenestra. Le troisième bibliothécaire se montra plus commode. Passionné par les films de zombie, de 28 jours plus tard en particulier, il ne demanda que quelques selfies en échange de son aide. Ce n’était pas tous les jours qu’il pouvait être secourable à deux morts-vivants. Entre deux inhalations d’un mouchoir qu’il imbibait de trichloréthylène dont il planquait la bouteille dans un sac à dos, le jeune homme les guida vers les archives dont il ferma les portes à double tour. Il était huit heures du matin.
Il les aida à consulter les plus exceptionnels manuscrits que la bibliothèque comptait. De temps en temps, on entendait le chant guttural de son collègue quelque part dans les allées[FB20] . Après plusieurs heures à retracer l’histoire de son pays, le jeune homme aborda le mythe de Begtsé et, en particulier, son héritage. Si la tradition orale mongole n’avait été que très peu retranscrite, la fierté du pays résidait dans le plus long récit en vers du monde, l’épopée de Gesar Khan. Marquant un respect religieux, le bibliothécaire extirpa d’un coffre la plus ancienne copie qui existait. Pendant plus de quatre heures, il leur en lut le texte à voix haute, s’appliquant à marquer chaque passage du ton le plus vibrant qui soit. Il acheva le récit, autant épuisé que ses auditeurs.
– Francement, z’ai rien compris, se plaignit Zébub. Ze vois pas c’qu’on est venu foutzre ici.
– Mon ami, lui répondit Thanatos, c’est pourtant évident. Gesar Khan, soi-disant réincarnation de Begtsé, aurait combattu des démons qui auraient occupé la surface de la Terre[FB21] .
– C’est nase. S’il y a bien quelqu’un qui s’y connaît en dzémons, c’est moi. Z’ai zamais ordzonné qu’ils vivent dzans le mondze dzu dzessus et qu’ils se dzéguisent en z’humains.
– Mmmh… Regarde-nous, nous le faisons bien ! Pour ma part, cela ne m’étonnerait pas que quelques-uns de tes sbires aient pris la poudre d’escampette pour se mêler aux hommes durant ton absence des Enfers.
– Tzu crois ?
– J’en suis persuadé. Ce personnage de Begtsé ressemble trop à Emrys pour que cela ne soit qu’une coïncidence. Si l’on prétend qu’il serait réincarné en ce Gesar Khan, je traduis cela comme l’illustration de son immortalité. Le fait qu’il soit parti en guerre contre des démons, et qu’il soit invaincu, est une sérieuse pierre ajoutée à l’édifice de ma théorie.
L’un des bras de Zébub tomba par terre dans un bruit spongieux. La démonstration du Seigneur de la Mort qui jouait à Derrick ne l’avait absolument pas convaincu.
– Et qu’est-ce que tzu proposes ?
– Commence par prendre possession ce jeune monsieur, ton vieux Guyanais pourrit à vue d’œil et de naseau. Partons ensuite sur les traces de ce Gesar.
Zébub s’affaira à investir la voie rectale de son nouveau corps tout en alléguant son infaillible autorité sur ses démons. En dehors du bâtiment, la police poursuivait un individu nu accusé de l’assassinat d’une femme retrouvée morte sur la chaussée. On entendit retentir sirènes et coups de feu comme un rappel des dégâts que les deux êtres maléfiques provoquaient dans leur quête d’Emrys.
Ils apparurent aux alentours du XIème siècle au royaume de Lingtsang, quelque part correspondant à l’actuelle préfecture du Qamdo, au Tibet, et alors fief de Gesar. Bien sûr, ils ne purent atteindre l’exacte époque contemporaine du roi, confortant ainsi la théorie de Thanatos. Durant plusieurs années, ils cherchèrent alors des témoins directs de ses actes : il leur fallait découvrir un indice de sa destination suivante. De manière fortuite ou par la chance de la destinée, ils rencontrèrent le berger cité dans le fameux, trop long et épique poème. Si le lapin jugea le pâtre débile – il a la même gueule que ses bestziaux, celui-ci se montra fort utile. Il ne succomba pas à leur vue et de leur rapporta l’un de ses rêves dans lequel Gesar, lassé par ses combats, aurait épargné un roi. Mieux, il l’aurait vu se retirer dans une lamaserie discrète sur la route de Lhassa.
De monastère en monastère, Thanatos et Zébub cherchèrent ce roi-démon converti en moine et, au bout de longs mois, découvrirent où il vivait et qui il était. Zébub tomba des nues quand il reconnut Dagan, le Grand Panetier des Enfers :
– Dzagan ? Mais, qu’est-ce que tzu fous z’ici ? interpela-t-il le démon, l’un de ses favoris.
Malgré son stigmatisme et son apparence de lapin déguisé en bibliothécaire mongol, Dagan reconnut immédiatement son Maître et se prosterna à ses pieds.
– Seigneur, implora-t-il, je… j’implore votre clémence. Je vous croyais disparu à tout jamais !
–Dzisparu ? C’est quoi ces conneries ? Qui tz’a dzit ça ?
Recroquevillé, Dagan osa à peine lever les yeux pour s’adresser au Roi des Mouches. La voix chevrotante, il lui apprit que les Enfers entiers résonnaient des rumeurs de son départ du Trône suprême. On racontait qu’il avait quitté les mondes de l’ombre pour prendre du bon temps dans celui des humains, délaissant ses sujets et son projet de guerre contre le Paradis. Zébub entra dans une colère noire que seul Thanatos parvint à contenir. Tout rentrerait dans l’ordre quand ils auraient trouvé Emrys et le moyen de l’utiliser.
– Emrys ? s’étonna Dagan saisi de terreur. Vous… vous connaissez Emrys ?
– Tzu as vu Emrys ? s’écria Zébub.
– Si je l’ai vu ? Il a décimé une quarantaine des nôtres, dit Dagan en tremblant. Il est le fléau absolu !
– Ha, ha, ha ! Tzu entzends ça, Tzhanatzos ? Le fléau absolu, c’est super !
– Ô Ba’al Zebub, êtes-vous certain de vous en réjouir ? s’inquiéta le démon que la peur agita plus encore.
– Dites-nous tout, mon cher, l’encouragea Thanatos.
Dagan leur raconta qu’Emrys apparut un jour sur cette vaste terre que les démons avait choisie pour y passer des jours heureux. Les créatures maléfiques, lasses de se battre contre les hommes, avaient adopté le stratagème de prendre leur apparence et de les gouverner. Pour cela, ils envoyaient leurs soldats envahir les terres de leurs congénères et, au besoin, en tuer quelques-uns. Les démons trouvèrent là le meilleur moyen de s’assurer une bonne vie et de se nourrir de la noirceur des âmes humaines. Tout allait bien jusqu’au jour où l’on entendit parler du roi Gesar que l’on disait être l’incarnation d’un puissant dieu de la guerre.
– Nous savions tous que ce type, ce Begtsé, n’existait pas et qu’il y avait anguille sous roche. Je dois avouer que nous avons tous un peu rigolé au début. Nous avons vite déchanté. Mataté fut la première à l’affronter et à passer au néant, précédant une longue liste de démons inférieurs qui furent balayées par Gesar. Marchosias leva son armée et alla à sa rencontre. Face à sa puissance, il retira son enveloppe humaine pour mettre en œuvre son véritable pouvoir. Leur combat fut épique et fatal à mon confrère. Eurynomos, Ribesal, Barbatos et Malphas furent les suivants. J’étais le dernier quand Gesar arriva aux portes de la citadelle dans laquelle mon armée et moi nous étions réfugiés.
Combien d’hommes le suivaient.
– Aucun. Il se présenta aux pieds de la cité sur son destrier géant, armé de son seul marteau. Je vous assure qu’il est effrayant. C’est un géant au corps noir comme l’abime, au travers duquel on aperçoit son squelette rehaussé de décors floraux. Son crâne est ce qu’il y a de pire. J’ai vu la naissance et la destruction de l’Univers dans ses orbites.
– Qu’est-ce que tzu nous çantze-là ? Ce n’est pas Emrys que tzu nous dzécris. Tzu le confonds avec tzon Zesar.
– Oh, si, c’est bien lui. Il me l’a dit quand il m’a épargné. Gesar est le surnom que les autochtones lui ont donné pour porter aux nues ses conquêtes, mais ils ont vu en lui ce fameux Begsté. Son corps est une cuirasse formidable alors qu’il ne porte aucune armure visible[8].
– Pourquoi t’a-t-il épargné ? demanda Thanatos.
– J’ai capitulé… avoua Dagan. Je l’ai supplié de me laisser l’existence sauve en échange de quoi, j’ai promis de me consacrer au bien de l’humanité.
– QUOI ? s’écria Zébub.
– J’ai juré, oui. J’ai juré d’apporter réconfort et saine nourriture aux humains. C’est la raison pour laquelle je suis dans cette lamaserie. Je fabrique du pain que nous offrons aux nécessiteux. Seigneur, si vous saviez le bonheur que cela procure de…
– Mais ze m’en branle ! le coupa Zébub. Dzagan, tzu es MON boulanzer à moi !
Thanatos l’interrompit :
– Dagan, sais-tu où est parti Emrys ?
– Oui, répondit-il toujours prosterné et inquiet d’être détruit par le Maître des Enfers. Il était fatigué de la guerre et m’a dit vouloir vivre en ermite. Aux dernières nouvelles, il serait parti sur les hauteurs de Himalaya.
– Tzhanatzos, on se barre ! hurla Zébub. On va le tzrouver ce connard qui défonce mes dzémons ! Ze ne l’ai pas créé pour ça, ce sont des z’anzes qu’il dzoit butzer ! Et tzoi, Dzagan, ze tze préviens que tzu as intzérêt à arrêtzer tzes conneries et à rentzrer fissa au bercail !
Les deux compères disparurent dans un nuage de fumée dont l’odeur rappela un curieux souvenir à Dagan.
En plusieurs bonds dans le temps, Thanatos et Zébub parcoururent longtemps les montagnes de l’Himalaya sans succès de trouver la moindre piste les menant à Emrys. Refusant l’idée que son guerrier immortel se soit retiré du monde, le lapin les entraîna à travers les époques et l’Asie entière. Ils examinèrent nombre de légendes chinoises qu’ils investiguèrent, mais n’y trouvèrent pas leur compte, même dans celle de Sha Wüjing. Ils adoptèrent la même démarche dans tout l’archipel du Japon, en Birmanie, en Thaïlande, puis en Russie, en Ukraine et jusque dans le moindre recoin du continent, du sud au nord, d’est en ouest.
Alors, ils parcoururent les vastes territoires d’Afrique. Ils le repérèrent au XVIIe siècle où il était devenu, pensaient-ils, un Lwa, l’un des esprits de la religion du royaume d’Abomey, l’actuel Bénin. Là, il aurait été le principal vodun appelé Lêgba, garant de la séparation entre le monde des vivants et celui des morts, une caractéristique qu'ils assimilèrent aux combats de Begtsé et de Gesar Khan. Cela ne leur procura aucune satisfaction, car trop d'éléments tangibles manquaient ; de tardives retranscriptions européennes de légendes orales permettaient d’échafauder de[FB22] fragiles hypothèses.
Comme le royaume d'Abomey avait été l'un des principaux pourvoyeurs d'esclaves d'une Amérique et d'une Europe avides de main d'œuvre bon marché, Thanatos et Zébub gagnèrent les Caraïbes où ils espérèrent retrouver la trace d’Emrys, mais rien n’y fit. Le grand gaillard celte disparut durant plusieurs siècles au point de se demander s’il avait existé. Seules restaient alors les Amériques, mais par laquelle commencer, celle du Nord ou celle du Sud ?
Désespérés, les deux compères s’arrêtèrent au Mexique afin de se ressourcer et boire quelques cocktails bien mérités. Alors qu'ils écumaient de nombreux bars de Cancun, le hasard leur fit faire une incroyable découverte. Thanatos commandait au bar du El Hipo quand son attention fut attirée par la télévision qui retransmettait plusierus épisodes d’un feuilleton de seconde zone. Cette production de la fin des années soixante-dix mettait en scène des comédiens déguisés en démons qui s'en prenaient soit à une famille pauvre, soit à une belle jeune femme ou à un orphelin. Véritable métaphore du communisme qui cherchait à soumettre le peuple[FB23] , le feuilleton mettait en avant un héros moderne, un luchador. Ayant regagné sa table, sous laquelle Zébub dormait, le Seigneur de la Mort ne lâcha pas l’écran des yeux, capté par l’ambiance old school. Il ne l’aurait avoué à personne, mais il était client de ce genre de scénario simpliste. Il enchaîna plusieurs quarantaines de minutes d’épisodes tous aussi creux les uns que les autres quand, soudain, il manqua de s’étouffer en buvant une bière.
Le personnage principal de la série éponyme répondait au nom d'El Calavera Celtico, le squelette celtique. Thanatos en fut abasourdi : Emrys avait eu une vie publique, une carrière de catcheur mexicain ! Il était une légende de la Lucha Libre, une telle icône de la propagande anti-communiste qu’on lui avait dédié une série télévisée.
– Mais, si c’est lui, s’interrogea Zébub que le cheval avait réveillé, pourquoi on arrive à le voir ?
– Ce n’est pas lui qui joue son propre rôle, réfléchis un peu, répondit sèchement Thanatos tout en se rendant sur l’ordinateur du patron d’El Hipo qui, s’il ne s’y était pas opposé, ne serait pas mort avec sa clientèle dans une vaine tentative de stopper le cheval psychopompe.
Une rapide requête sur un moteur de recherche leur présenta la carrière du plus mystérieux et du plus grand lutteur de tous les temps qui se produisit à travers tout le pays de 1971 à 1981. Personne ne connut jamais son identité, mais il était connu jusque dans le moindre petit village du Mexique. On disait de lui qu’il portait hautes les valeurs de justice et d'honneur, que son extrême humilité le poussait à orchestrer ses rares défaites, car rien ni personne ne pouvait s’opposer à l’immense El Calavera Celtico.
– Regarde, il y a plusieurs photos de lui, s’enthousiasma Thanatos en s’adressant à Zébub.
En effet, on voyait le grand lutteur qui correspondait en tout point à la description que Dagan en avait faite. Les deux compères voyaient enfin de leurs propres yeux à quoi ressemblait Emrys. Mieux, le site Internet leur procurait les noms des personnes qui posaient avec lui sur les clichés et avec lesquelles, manifestement, l’immortel entretenait une franche amitié de plusieurs années.
Aussi se rendirent-ils chez celui pour qui un luchador n’a aucun secret, son entraîneur. Ils se présentèrent à Benicio Lopez comme des journalistes souhaitant rendre hommage au grand El Calavera Celtico. Le vieil homme, résidant d’une confortable et huppée maison de retraite, perdait un peu la tête. Néanmoins, entre des dizaines d’anecdotes inutiles, il sortit une boite à chaussures contenant de très nombreuses cartes postales envoyées par Emrys. Thanatos et Zébub eurent alors à leur disposition l’intégralité de son voyage d’ermite à travers le monde.
De la Cordillère des Andes, il s'était rendu au fin fond du Canada, dans les fjords danois, dans le bush australien, dans la jungle du Mozambique, dans les plaines du Kazakhstan, dans le centre du Portugal, dans la région du Dengfeng en Chine. Il avait parcouru les monastères ou lieux de retraite du monde entier. Jamais le suivre n'avait été aussi simple et, d'étape en étape, la distance temporelle entre eux et lui semblait s’amenuiser. Enfin, le vieil entraîneur leur montra la dernière carte postale qu’il reçut en janvier 2012, envoyée de Thaïlande :
Benicio,
esta el tiempo de retourner à la casa.
Je te souhaite une belle fin de vie, mi compadre.
E.
– Zébub, dit Thanatos fatigué. Je crois qu’il est revenu à son point de départ, en Alsace.
– Tzu tze fous dze ma gueule ?
[1] Saverne
[2] Brumath
[3] Autun
[4] Prostituées
[5] Kigelia africana
[6] Metz
[7] Chant de gorge de type diphonique.
[8] Begtsé, la cotte de maille cachée.