12. Conséquences

Pour la première fois depuis des années, Ròbin avait bien dormi. Le confort des tentes nomades était rudimentaire, mais pour le mercenaire, c’était un luxe. Lorsqu’il se réveilla, il faisait presque nuit.

Leur deuxième attaque sur le dragon avait été un nouvel échec. Bien que Mùrielle ait réussi à l’électrocuter, le monstre s’était dégagé, exploitant le harnais mal attaché d’Antoìne. D’un revers de griffes, il avait éventré le stratège, lequel était tombé en arrière pour chuter droit sur les champs du Rònan – il était mort sur le coup. Un peu plus loin, Finnòdon avait fini par faucher Màrc, qui avait basculé de sa selle pour venir s’écraser au sol. Heureusement, ils se trouvaient alors à une altitude assez basse et Màrc, bien que grièvement blessé, était encore vivant.

Finnòdon les avait tirés jusque dans les Terres Sauvages. Ils avaient atterri – encore une fois en catastrophe – tout près d’un camp de Nomades. Les soldats impériaux qui s’y trouvaient en faction les avaient immédiatement abordés et conduits au sein du camp. Leur groupe ne comptait désormais plus que cinq membres en état de reprendre la battue. Ròbin ne savait pas encore comment les choses allaient se passer. Avec la mort d’Antoìne, les gardes impériaux avaient sans doute besoin d’un peu de temps pour décider de la marche à suivre.

Depuis l’attaque des wyvernes de Maràvie, il se doutait bien que l’impératrice possédait en réalité un plan de secours. Le soir de leur première leçon de vol, Àstrid avait soulevé une question importante : pourquoi Évàngeline s’était-elle embarrassée d’un criminel sur une mission sous aussi haute tension ? L’acharnement des chevaliers-wyverne de Maràvie sur Ròbin offrait des éléments de réponse. Le mercenaire devait s’enfuir à la première occasion. Une seule chose le retenait, même s’il avait du mal à se l’avouer : il ne savait pas encore comment il allait quitter Mùrielle.

Ça n’avait aucun sens. Mùrielle avait failli tous les tuer. Elle n’était pas une combattante. Et comme il le lui avait dit, il avait bien changé en dix ans. Alors pourquoi voulait-il tant rester avec elle ?

Ròbin finit par s’extirper de son lit. Il ne s’agissait pas d’un lit à proprement parler mais d’un matelas fin, posé à même le sol. Selon la coutume nomade, les couchages étaient dépliés une fois le soir venu puis roulés dans un coin tous les matins. Peu averti des usages, Ròbin se contenta de replier les couvertures.

Des vêtements avaient été préparés à son intention. Il enfila une tunique et un pantalon mais garda ses propres bottes de voyage et ses protections de bras. Il passa le poignard de Mùrielle à sa ceinture et laissa la lance d’Àstrid à côté de son lit. Les vêtements des Nomades étaient en lin, très amples, et gênaient ses mouvements. Habitué à se fondre dans le Marais, il regardait les couleurs criardes de la mode des Terres Sauvages d’un mauvais œil. Il rentra son pantalon rouge dans ses bottes et coinça les larges manches de sa tunique bleue dans ses protège-bras. Il ignora le gilet en mouton, dépourvu de manches, qu’on avait déposé avec les vêtements. Il fut toutefois obligé de retourner le chercher dès qu’il mit un pied dehors. Le vent qui soufflait continuellement sur les steppes était chargé de l’humidité de l’automne et se refroidissait à l’arrivée de la nuit.

À l’extérieur, l’air du soir charria les odeurs du camp vers le mercenaire. Le soleil avait disparu, et sa lumière, qui avait subsisté encore quelques instants, avait vite été remplacée par les lueurs des flambeaux fixés dans le sol et des feux allumés sous les marmites. L’atmosphère sentait les épices et la viande en train de mijoter, mais le campement était étonnamment calme. Hormis les cris des grillons, il n’y avait pas un éclat de voix. Des soldats de l’empire patrouillaient entre les tentes, le visage fermé et la lance sur l’épaule.

— Vous voilà réveillé monsieur, fit une voix féminine près de Ròbin.

L’une des femmes de la famille qui l’hébergeait lui souriait par-dessus sa marmite, dans la lumière dansante de son feu de camp. Sa peau était sombre et des mèches de cheveux rebelles dépassaient de la longue natte qui lui descendait jusqu’aux reins. Avec sa grande louche en bois, elle remua doucement le contenu de sa marmite, puis elle préleva un bol en argile sur une pile de vaisselle posée au sol et le remplit à ras-bord. Ròbin accepta le ragoût fumant avec un sourire qu’il s’efforça de rendre sincère. Son regard parcourut les environs, mais il n’aperçut aucun visage familier.

— Vous cherchez la jeune fille qui vous accompagnait ? demanda la Nomade. Elle est hébergée par El’vir, plus loin, mais je crois qu’elle est restée au chevet du garçon blessé.

La Nomade le considéra d’un air plus sévère et ajouta :

— Et si vous cherchez les gardes impériaux qui étaient avec vous, ils sont au poste de garde, en périphérie du camp.

Ròbin se maudit intérieurement. La Nomade avait lu en lui comme dans un livre ouvert. Il avait cherché Mùrielle entre les tentes mais aurait dû se préoccuper des gardes en priorité. Son inexplicable attachement pour la tri-élémancienne l’avait déconcentré.

Durant leur voyage, les gardes ne l’avaient pas lâché d’une semelle, mais ils avaient brusquement disparu du paysage. Méfiant, Ròbin se crispa.

— Je vais plutôt essayer de prendre des nouvelles de Màrc, répondit-il.

Un sourire un peu triste revint sur le visage de la Nomade, qui lui indiqua d’un geste la direction de la tente de médecine. Ròbin la remercia et s’éloigna. Il n’était pas à l’aise avec l’hospitalité et la politesse des Nomades. Il était habitué à se méfier des meilleures intentions, qui dans le Marais cachaient souvent de mauvais objectifs. Il partait toujours du principe que les gens qu’il avait en face de lui étaient sournois ; il ne savait plus repérer la gentillesse désintéressée.

Le mercenaire marcha un moment parmi les tentes. Il se perdit très vite – elles se ressemblaient toutes – et se retrouva en périphérie du campement. Face à une barricade de troncs de sapins à l’air bancal comme dressée à la hâte tout autour du camp, il repéra les deux tours de garde. Construites diamétralement opposées l’une de l’autre, elles étaient assez hautes pour surveiller toute la tribu.

Avant la colonisation, les Nomades voyageaient tout au long de l’année, selon la météorologie, la migration du gibier ou les positions des autres tribus. Après sa victoire aux champs du Rònan, l’empire de Vestrià avait forcé toutes les tribus à construire des camps permanents. Avec ses tours de guet disséminées à travers les steppes, l’empire surveillait les moindres faits et gestes des Nomades. Il limitait les déplacements des chasseurs et les éleveurs de wyvernes avaient désormais besoin d’une autorisation pour voler avec leurs bêtes.

Voilà pourquoi les gardes ne se donnaient plus la peine de suivre Ròbin de près. Les postes de vigie offraient une visibilité limpide sur le camp et ses environs ; Ròbin ne pourrait rien tenter sans que les soldats – et par extension les gardes de l’impératrice – ne soient mis au courant.

Entre les dernières tentes précédant les baraquements impériaux, Ròbin aperçut l’un des enclos dans lesquels les wyvernes étaient enfermés. Pour les empêcher de s’envoler, l’enclos était surmonté d’une structure en bois qui le faisait ressembler à une cage. Les jeunes wyvernes tournaient en rond, la tête basse, et se mordillaient les unes les autres. Il n’était pas difficile de deviner qu’elles n’étaient pas faites pour rester ainsi cloîtrées.

Ròbin repensa soudain à Finnòdon et à la manière dont il s’était défendu contre eux. Au cours de sa vie dans le Marais, le mercenaire avait eu l’occasion de côtoyer des hommes désespérés. Il avait même appris à les reconnaître, notamment à leur façon de combattre. Ils se jetaient contre les lames adverses, avec dans les yeux l’éclat de folie de ceux qui n’ont plus rien à perdre. S’ils faisaient preuve de volonté, ce n’était pas parce qu’ils voulaient vivre ou défendre une cause, mais seulement parce qu’ils voulaient échapper à leur sort. Et Finnòdon, la fierté de l’empire, était de ceux-là.

***

Mùrielle avait passé la journée au chevet de Màrc sans oser poser les yeux sur son visage pâle, perlé de sueur et crispé par la douleur. Les images du corps détruit d’Àstrid remontaient encore dans sa mémoire. Cette fois, elle n’avait pas hésité, alors pourquoi l’un de ses compagnons de voyage allait-il mourir ?

Finnòdon était plus fort. Plus fort que la stratégie, validée par l’impératrice en personne, pour le ramener aux mains de Vestrià. Ce qui n’était pas vraiment une surprise.

La tri-élémancienne se sentait responsable et inquiète. Elle savait que leur mission était vouée à l’échec – c’était de plus en plus évident au vu de ce qu’il restait de leur groupe. Que devait-elle faire à présent ? Elle n’avait pas envie de mourir en essayant de faire l’impossible. Ça lui semblait trop bête.

En début de soirée, elle prit une inspiration et se força à regarder les traits de Màrc. Les cheveux noirs du dresseur de wyverne étaient plaqués contre sa peau moite et son visage était figé dans la souffrance. Mùrielle grimaça ; une grosse boule s’était formée dans sa gorge, elle déglutit avec difficulté et ravala une larme. Elle ne voulait pas pleurer. Elle aurait eu l’impression de donner satisfaction à l’impératrice. Son chantage marchait si bien qu’ils étaient sûrs de mourir.

Elle n’avait pas mangé la soupe qu’on lui avait apportée quelques heures auparavant et avait faim, mais le bol posé à côté d’elle avait refroidi. Elle se releva, le ramassa et étira ses membres endoloris. Les tentes des Nomades étaient construites sur la terre des steppes et les tapis aux couleurs chatoyantes qui recouvraient le sol ne le rendaient pas moins dur.

— Vous partez, madame ?

Mùrielle sursauta et faillit renverser sa soupe. Elle avait oublié la présence de l’une des infirmières, qui pourtant était restée à l’intérieur de la tente de médecine toute la journée.

— Soyez assurée que votre ami sera traité avec la plus grande attention.

Mùrielle la remercia d’un signe de tête. Elle ne comprenait pas la gentillesse des Nomades : pourquoi manifestaient-ils tant d’égard à son encontre ? Elle venait de l’empire qui les avait colonisés, et pourtant ils ne semblaient pas agir par peur envers elle.

Les membres du convoi n’abordaient aucun signe leur permettant d’être identifiés comme envoyés directs de l’empire, mais l’empressement avec lequel ils avaient été abordés par les soldats impériaux, tout comme l’équipement de leurs wyvernes ou la lance d’Àstrid sanglée dans le dos de Ròbin, était criant. Pourtant, lorsqu’ils étaient arrivés le matin-même, les Nomades les avaient observés traverser le camp avec respect. Après tout, Finnòdon s’en prenait aussi bien à Vestrià qu’aux Terres Sauvages et ils n’avaient rien perdu de la confrontation qu’ils avaient menée contre lui.

Mùrielle fit quelques pas dehors, mais une Nomade l’arrêta tout de suite et lui arracha presque son bol de soupe des mains.

— Tenez, vous devez manger chaud, dit-elle.

Elle lui donna un nouveau bol et disparut dans une tente ; Mùrielle eut à peine le temps de la remercier.

Elle n’était certes pas responsable de la colonisation des Terres Sauvages, mais elle avait l’impression de ne pas mériter autant d’attention.

Elle s’avança au hasard dans le dédale brouillon des allées dessinées par les tentes nomades. Elle tenait son bol à deux mains pour réchauffer ses doigts dans la nuit froide. Elle finit par arriver au centre du campement. Les tentes y formaient un cercle et un grand feu entouré de troncs d’arbre couchés y brûlait. Il commença à faiblir dès que Mùrielle s’en approcha. Elle s’assit sur l’un des troncs et entreprit de manger sa soupe.

— Ce foyer est le cœur de notre camp.

Mùrielle avait posé son bol vide à côté d’elle et était restée immobile à regarder le feu s’éteindre, indécise. Elle se tourna vers la voix qui avait transpercé la nuit et distingua les traits droits d’une femme appuyée sur une canne noueuse. La femme s’avança à pas lents et s’assit à côté de Mùrielle. Elles n’étaient séparées que par le bol de soupe.

— Autrefois, c’est là que nous dressions la tente de nos Chefs, mais l’empire nous l’interdit désormais. Alors c’est un feu qui brûle à la place. Un souvenir.

Elle regarda Mùrielle et ajouta d’une voix douce :

— Vous me semblez troublée, chère consœur. Je m’appelle El’vir. Je suis celle qui s’est portée volontaire pour vous héberger.

Mùrielle observa sa logeuse du coin de l’œil. Ses traits fins et sa voix douce étaient ceux d’une jeune femme, mais des mèches blanches se distinguaient dans sa chevelure, à la lumière faiblissante des flammes.

— Vous contenez beaucoup trop de choses en vous, poursuivit-elle, et cette terre est une terre chargée d’émotions. Je doute que vous passiez ici une nuit très agréable.

Mùrielle perçut la compassion dans sa voix et se sentit sur la défensive.

— Je ne comprends pas ce dont vous voulez parler, répondit-elle entre ses dents.

— Pourtant, vous êtes une élémancienne… et pas n’importe laquelle. Vous portez les pouvoirs de trois des quatre éléments, vous êtes si ouverte aux Arcanes… Ne sentez-vous pas tout ce qui vous pèse vous retenir ?

Mùrielle haussa un sourcil.

— Dites-moi donc ce qui vous pèse, si vous en savez tant.

El’vir secoua la tête et eut un sourire doux.

— Cela ne m’appartient pas.

Mùrielle leva les yeux au ciel. Elle savait qu’en pénétrant dans les Terres Sauvages, elle s’exposait à une telle rencontre. El’vir était une spirimancienne. On reconnaissait les spirimanciens aux tatouages complexes qui ornaient leur corps, visibles sur leurs visages et leurs bras. El’vir n’en arborait aucun, mais Mùrielle était sûre que son instinct ne la trompait pas. Les tatouages devaient être camouflés sous une couche de fond de teint.

Comme l’avait soulevé Ròbin des jours auparavant, le soir de leur première leçon de vol, la spirimancie était la principale origine du conflit entre Vestrià et les Nomades. L’empire vénérait les Esprits, source du pouvoir des élémanciens, mais la spirimancie consistait à parcourir les Arcanes spirituels – le domaine-même des Esprits. C’était une violation, une profanation aux yeux de tout l’empire, et les spirimanciens étaient considérés comme des hérétiques. Ils osaient se ranger au même niveau que des divinités omniscientes et se vantaient d’être capables de voir les âmes de leur entourage. Après la bataille des champs du Rònan, tous les spirimanciens avaient été traqués, retrouvés et tués. Du moins officiellement.

— Vous ne tarderez pas à le comprendre, mais pas de la plus douce des façons… Mais vous pouvez accepter mon aide…

Mùrielle n’avait pas envie de poursuivre la conversation. Elle n’était pas particulièrement religieuse – elle avait prononcé la bénédiction funèbre d’Àstrid simplement parce qu’elle était mieux placée que les garçons pour le faire. Elle n’avait jamais réfléchi aux accusations portées sur les spirimanciens et ce n’était pas ce soir-là qu’elle commencerait à le faire.

— Je n’ai pas besoin d’aide, dit-elle en se détournant.

À sa grande surprise, El’vir rit.

— Allons, chère consœur, vous n’oseriez tout de même pas me dire que vous vous rangez du côté de tous ceux qui me décrivent, moi et mes semblables, comme des monstres ? Je vous estime au-dessus de tout cela.

— On ne se connait pas, répliqua Mùrielle.

El’vir plissa les yeux.

— Très bien.

Elle se leva lentement et repartit. La tri-élémancienne resta seule un instant ; un Nomade finit par venir la chercher pour la conduire dans une tente. El’vir s’était déjà couchée et ronflait légèrement ; un matelas avait été déroulé pour Mùrielle dans un coin de la pièce. Elle s’y laissa tomber tout habillée, s’enveloppa dans les couvertures et n’eut aucun mal à s’endormir.

***

Mùrielle ouvrit les yeux – ou plutôt reprit-elle ses esprits car là où elle se trouvait, elle n’avait pas de corps. Et là où elle se trouvait, il n’y avait rien. Elle patienta un moment, dans l’attente de quelque chose qui ne survint jamais. Alors elle avança. Il n’y avait ni temps ni espace ; elle souhaita simplement se trouver ailleurs et elle se trouva ailleurs.

Bientôt, elle distingua deux silhouettes dans le lointain. Elle s’approcha et vit qu’il s’agissait d’un homme et d’une femme enlacés et qui lui tournaient le dos. L’homme, large d’épaules, possédait une chevelure auburn rattachée en une queue de cheval qui descendait entre ses omoplates. La femme, qu’il dépassait de plus d’une tête, portait ses cheveux noirs en carré court. Ils étaient tous les deux vêtus de chemises blanches à larges manches et de bas d’un brun doux – un pantalon pour l’homme et une jupe pour la femme. Mùrielle sut qui ils étaient avant qu’ils ne se retournent. Et dans leurs yeux, elle vit les vagues de la tempête qui les avait emportés. Ils lui tendirent la main, mais elle prit peur et recula, poussée par la vie qui brûlait encore en elle et qui lui criait que prendre la main d’un mort n’avait rien d’une bonne idée.

Plus loin, c’est deux yeux pleins de reproches dont elle croisa le regard, deux yeux qui lui firent entrevoir un futur qui ne serait jamais – et qui sans doute n’aurait jamais pu être. Une tresse blonde et une armure de chevalier-wyverne. Mùrielle s’éloigna de nouveau ; elle ne pouvait plus rien faire pour Àstrid et serait pour toujours responsable de sa mort. Le poids de son regard pesa encore longtemps sur ses épaules.

Mùrielle sentit peu à peu ses sens revenir à elle et l’obscurité dans laquelle elle se trouvait s’éclaircit. Les contours des choses restèrent flous, mais bientôt elle se trouva dans une tente nomade, flottant au-dessus du sol, le corps immatériel. À ses pieds dormait Ròbin, les traits détendus, et c’était sans doute la première fois depuis leurs retrouvailles qu’elle le surprenait apaisé.

Soudain, elle se sentit attirée en avant par une force invisible, plus puissante qu’elle ne le serait jamais, une force à laquelle personne ne pouvait résister. La tente nomade disparut, le monde, toujours voilé, tourna autour d’elle et elle fut brusquement éblouie au point d’être aveugle quelques instants.

La chose à laquelle elle fit alors face n’avait rien d’humain. C’était un esprit pur, un concentré d’énergie ambrée qui brillait tant que Mùrielle ne pouvait le regarder directement. C’était une petite boule de lumière, en suspension dans le néant, qui étincelait de mille feux, mais Mùrielle savait qu’elle aurait dû être plus brillante encore. Des volutes d’énergie s’en échappaient parfois ; elle ressemblait à un soleil miniature en éruption. La boule de lumière pulsait vers la tri-élémancienne au rythme des battements de son cœur, et bien que son instinct lui hurle de fuir, elle ne put qu’ouvrir son esprit à celui qui lui faisait face. Le désespoir à l’état brut et la souffrance aveugle qui déferlèrent sur elle faillirent la noyer. C’était un appel à l’aide.

***

Mùrielle se réveilla trempée de sueur dans la tente nomade. Elle s’assit d’un bond en repoussant les couvertures dans lesquelles elle s’était entortillée. Elle mit un instant à se rappeler où elle se trouvait, se battit pour reprendre son souffle et s’accoutuma avec difficulté à la semi-obscurité ambiante. Des taches claires dansaient devant ses yeux lorsqu’elle fermait les paupières. L’aube se levait tout juste.

Sur le matelas à l’autre bout de la tente, El’vir était assise en tailleur, les mains sur les genoux, sa canne en bois noueux posée devant elle. Lorsqu’elle ouvrit les yeux, ils brillèrent dans la lumière timide du matin. Tremblante, Mùrielle la rejoignit et s’assit en face d’elle.

— Expliquez-moi, souffla-t-elle. Qu’ai-je vu ?

— Vous avez parcouru les Arcanes et vous avez atteint l’un des plans propres à la spirimancie.

— Comment… Quoi ?

— Ce plan est intimement lié au passé. Lorsque vous accordez de l’importance à quelqu’un, que ce soit de manière positive ou négative, vos esprits s’entremêlent. Il se peut alors que son esprit – ou une partie de son esprit – gravite autour de vous. Et pour ceux qui, comme nous, en ont conscience, cela peut autant être source de force que de faiblesse. Accorder trop d’importance à ce qui nous freine et nous empêche d’avancer… ça n’est jamais bon.

Mùrielle déglutit et cligna plusieurs fois des yeux. Elle sentait ses pensées toujours confuses alors qu’elle tentait de dissiper les taches qui brouillaient encore son regard.

— Je suis une élémancienne, dit-elle finalement. Je ne suis pas une spirimancienne.

El’vir rit doucement :

— Quelle différence ? Nous parcourrons tous les Arcanes. Alors pourquoi, avec suffisamment d’ouverture et de puissance, ne pourrions-nous pas être capable des mêmes choses ?

Elle leva une main et tendit son index en l’air. Il s’écoula un instant suffisamment long pour que Mùrielle questionne la santé mentale de la spirimancienne mais une minuscule flammèche finit par apparaître au bout de son doigt. Mùrielle écarquilla les yeux et cette fois, le rire de El’vir fut plus franc.

— À Vestrià, vous êtes persuadés que nous autres spirimanciens profanons la terre des Esprits. Mais les Esprits ne sont que la source de vos Arcanes physiques, ils ne les alimentent pas. Et vous vous en tenez à la structure étable par le Traité des Arcanes et pensez qu’ils sont séparés en sphères bien distinctes. Mais l’expérience prouve que cette conception est un peu dépassée et qu’ils sont plus liés que ne le laisse sous-entendre le Traité.

El’vir plissa les yeux.

 — Vous comprenez, n’est-ce pas ? Vous ne pouvez pas avoir une telle sensibilité et ne pas comprendre.

Mùrielle passa une main sur son visage. Ses pensées commençaient à se clarifier assez pour qu’elle objecte :

— Je n’ai pas une sensibilité exceptionnelle. Je suis dans la moyenne.

El’vir se pencha en avant :

— Non. Vous n’arriverez pas à me faire croire ça.

Elle désigna le bracelet d’élémancienne de Mùrielle. Les bandes de cuir rouge, bleue et jaune, s’enroulaient comme toujours autour de son poignet.

— Vous êtes une tri-élémancienne, cela n’arrive qu’une fois par génération. Un autre élémancien que vous n’aurait pas voyagé aussi loin que vous l’avez fait cette nuit. Et il n’en serait certainement pas revenu aussi indemne. Chère consœur, les Arcanes n’ont pas de frontière, et vous le savez au fond de vous.

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Edouard PArle
Posté le 04/02/2022
Coucou !
C'est un chapitre super intéressant et surprenant que je n'avais pas vu venir. C'était super de retrouver Elv'ir que je connaissais déjà, ça fait du lien avec ta première nouvelle. Les nomades sont sympathiques, on voit qu'ils se sont "accoutumés" à la domination de l'empire sans perdre leurs spécificités.
J'ai beaucoup apprécié que l'on découvre un peu le fonctionnement de la magie dans ton univers. C'était intéressant.
Antoine mort j'étais un peu triste, j'aimais bien le perso. Marc blessé aussi, c'est bien je trouve que ton histoire soit vraisensable. Il est logique qu'ils n'arrivent pas à contrôler le dragon et dans une histoire classique on s'attendrait à ce qu'ils y arrivent quand même donc là c'est surprenant.
Je me demande comment tu vas conclure cette histoire, la fin est proche...
Petites remarques :
"Mùrielle avait faillit tous" -> failli
"dans un lieu pourvut d’un haut et d’un bas." -> pourvu
Un plaisir,
A bientôt !
Thérèse
Posté le 07/02/2022
Je suis contente que le chapitre t'ait plu ! Merci pour les remarques et à bientôt pour la dernière ligne droite ^^
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