Ròbin avait rebroussé chemin dès qu’il était arrivé au niveau de la tente de Màrc. Il n’avait pas eu le courage d’y rentrer. Qu’aurait-il fait face à son corps immobile ? Il était retourné vers sa propre tente, se perdant plusieurs fois, rendu nerveux par la tombée de la nuit et ne pouvant se résoudre à aller dormir. Il devait rester sur ses gardes, il ignorait ce que les gardes impériaux avaient décidé. Il voulait aller trouver Mùrielle et lui parler, mais il ne savait pas quoi lui dire.
Il se coucha en même temps que les Nomades qui l’hébergeaient. Son matelas au milieu des leurs comme s’il faisait partie de leur famille, il était protégé. Les gardes n’oseraient rien tenter alors qu’il se tenait parmi des enfants : une nouvelle guerre n’était pas souhaitable – du moins pas avant d’avoir retrouvé Finnòdon. Il ne dormit que d’un œil, cependant, et son sommeil fut agité.
Il remercia les Nomades lorsqu’ils l’invitèrent à partager leur petit-déjeuner mais déclina leur offre. Compréhensifs, ils lui tendirent une tranche de pain surmontée d’un œuf au plat et emballée dans un torchon pour qu’il l’emporte. Une fois encore, il ne sut comme interpréter leur gentillesse.
Il s’éloigna de la tente et atteignit le centre du campement. Il y trouva les restes du feu qui y avait brûlé la veille ainsi qu’un groupe d’enfants assis sur les troncs d’arbre, dos à la haute pile de bois calciné. Une femme d’un certain âge leur faisait la classe ; ils tenaient tous sur leurs genoux un carnet à la couverture en peau sur lequel ils écrivaient avec des stylets imprégnés de charbon.
— Bonjour monsieur, fit la maîtresse en inclinant la tête.
Les enfants l’imitèrent d’une seule voix. Gêné, Ròbin répondit d’un vague sourire et d’un signe de tête et s’éloigna aussi vite qu’il le put. Il poursuivit son chemin et atteignit de nouveau la périphérie du campement. En face des baraquements qui abritaient les soldats de l’empire, les trois gardes impériaux étaient plongés dans une discussion animée.
— Eh ! Renard ! cria l’un d’entre eux en l’apercevant.
Méfiant, une main sur le poignard de Mùrielle, Ròbin s’approcha à pas lents.
— On ne compte pas s’éterniser ici, dit le garde. Il faut qu’on retrouve ce foutu dragon. On essaye de recruter des bras pour nous aider et on veut décoller dans la journée. Ramène-nous la tri-élémancienne, d’accord ? On voudrait la prévenir.
Ròbin fronça les sourcils. Recruter de nouveaux membres était contraire à la discrétion imposée par l’impératrice… si tant était que cette discussion existait encore, après l’attaque des chevaliers-wyverne de Maràvie.
— Comment comptez-vous faire sans Màrc ? demanda-t-il prudemment.
— Qui ? fit le garde.
Il échangea un regard avec ses camarades.
— Ah ! Le dresseur de wyvernes ? On fera sans.
Il haussa les épaules et ajouta :
— C’est comme s’il était déjà mort, de toute façon. Il paraît que ce n’est plus qu’une question de temps.
Sans répondre, Ròbin fit demi-tour.
— N’oublie pas de nous envoyer la tri-élémancienne ! lui cria le garde de loin.
Cette fois, le mercenaire allait trouver Mùrielle. Il devait au moins lui rendre son poignard. Et l’envoyer vers les gardes. Il arpenta le campement, un peu au hasard, la cherchant parmi les tentes. Il repassa plusieurs fois devant la tente de médecine, sans jamais se décider à y entrer, jusqu’à ce qu’une infirmière le surprenne.
— Monsieur ! Vous venez aux nouvelles ?
— Oui…
Ròbin n’avait aucune envie d’entendre des paroles similaires à celles des gardes. La situation lui rappelait la précarité du Marais où, souvent, les moyens médicaux n’étaient pas à la hauteur des blessures ou des maladies. Comme l’avait sous-entendu le garde impérial, la seule chose qu’il restait à faire était bien souvent d’attendre. Pourtant, l’infirmière lui adressa un sourire fatigué.
— L’état de votre ami s’est stabilisé il y a quelques heures alors que nous n’y croyons plus, dit-elle.
Ròbin marqua un léger temps d’arrêt. Il n’avait jamais considéré le dresseur de wyvernes comme un ami – il ne le connaissait depuis quelques semaines seulement. Pourquoi les Nomades partaient-ils tous du principe qu’ils s’étaient liés d’amitié ? Était-ce parce qu’ils étaient arrivés ensemble ou renvoyaient-ils réellement cette impression ? Ròbin n’avait pas souvenir d’avoir fait preuve d’inquiétude lorsqu’ils avaient été accueillis, transportant Màrc sur une civière improvisée par les gardes. Il ne se souvenait pas non plus avoir considéré qui que ce soit comme un ami depuis l’Incendie des Faubourgs et son arrivée dans le Marais.
— Ce n’est pas encore gagné, mais il pourrait survivre, poursuivit l’infirmière.
Une ombre passa sur son visage.
— Mais s’il s’en sort vivant, il ne pourra jamais remarcher…
Hésitant sur la réaction à adopter, Ròbin se contenta d’un hochement de tête.
— Si vous cherchez votre amie élémancienne, ajouta l’infirmière, je ne l’ai pas encore vue ce matin.
Elle considéra Ròbin en plissant les yeux et ajouta, presque à contrecœur :
— Elle est avec notre El’vir, qui la loge… Je vous conseille de ne pas les déranger. Mais je vous rassure, elle est entre de bonnes mains. El’vir est très douée et je suis sûre qu’elle peut lui apprendre des choses.
Elle s’éclipsa dans la tente de médecine avant qu’il n’ait pu demander plus d’informations.
***
Adossé à l’un des rondins qui soutenait la muraille branlante du camp, Rav’ka observait l’un des nouveaux arrivants d’un œil sceptique. Pour un criminel célèbre, il s’était attendu à quelqu’un de plus âgé et de plus imposant et non à un garçon presque plus jeune que lui qui hésitait entre les tentes sans savoir où aller.
La tâche serait facile – il y gagnait peut-être même au change. Il sentait le contact froid des pièces à travers le tissu de la bourse dissimulée contre son torse. Bien sûr, il se méfiait : les apparences étaient souvent trompeuses et il fallait toujours se méfier des soldats de l’empire… Les gardes impériaux n’étaient certainement pas en reste. Cette somme impressionnante pouvait très bien cacher une mission impossible – mais Rav’ka s’en fichait.
L’argent pourrait enfin lui permettre de soudoyer quelques soldats pour enfin quitter le camp et la tribu du Cerf. C’était tout ce dont il rêvait, depuis presque huit ans. Partir, mais pas pour voyager à travers les steppes – il ne donnait pas cher de sa peau s’il était surpris errant au hasard, et ce malgré le contenu de sa bourse. Il voulait simplement changer de camp pour ne plus voir les mêmes visages avec leurs regards encore pleins d’espoirs. Que certains de ses pairs puissent encore espérer après huit ans d’occupation le dépassait.
Il n’était plus le chasseur le plus prometteur de la tribu du Cerf. Il avait laissé ce Rav’ka-là loin derrière lui, peut-être encore plus en arrière que le Rav’ka qui avait aimé El’vir et cru avoir une chance. Il voulait partir, changer d’air, ne plus voir personne de connu. C’était une forme de fuite, bien sûr, mais ça lui était égal.
Ça aurait scandalisé le chasseur le plus prometteur de la tribu du Cerf.
Mêmes sans armes, qu’il n’était autorisé à porter que lors de chasses réglementées par l’armée impériale, il savait que la tâche qu’on lui avait confiée n’était pas impossible. Il connaissait son environnement, il savait où il l’emmènerait et les soldats de garde avaient été prévenus pour le laisser passer. Il ne pouvait que réussir : c’était sa seule chance de réaliser son rêve. Et s’il échouait, il mourrait certainement, de la main d’un garde impérial ou de l’autre – mais était-ce une si mauvaise chose ?
Il se décolla de la muraille en rondins et agita la main :
— Monsieur !
L’autre – le criminel – s’approcha à pas lents.
— Je m’appelle Rav’ka. Je suis l’un des chasseurs de la tribu du Cerf.
Le criminel tendit la main pour qu’il la serra mais Rav’ka, qui sentait sa méfiance, préféra lui saisir l’avant-bras et l’attirer à lui dans une brève accolade à la façon des Nomades.
— Et vous, vous êtes monsieur Ròbin de Vandrenèj. Il paraît que vous savez vous battre ! Nous, les Nomades, nous ne croyons pas à l’existence du hasard. Si El’vir peut apprendre quelque chose à votre élémancienne, alors vous pouvez certainement nous apprendre quelque chose à nous aussi.
Sans attendre de réponse, il attrapa Ròbin par les épaules et l’entraîna à l’autre bout du campement.
— Les chasseurs sont autorisés à sortir du campement de temps en temps, et j’ai justement réussi à obtenir un laisser-passer pour aujourd’hui.
Ils passèrent les portes, gardées par deux soldats à qui Rav’ka fit un signe de la main.
— Bien sûr, nous avons un périmètre à respecter et vos amis les soldats nous surveillent depuis leurs perchoirs… mais c’est mieux que rien, n’est-ce pas ?
Ferme et décidé, tenant toujours le criminel par les épaules, il avança vers un petit bosquet hors du périmètre du camp. Vers une chance qu’il ne laisserait pas passer. Le métal froid des pièces contre la peau de son torse attisait sa volonté.
***
— Je ne vous demanderai pas d’en dévoiler plus que nécessaire, mais je dois vous demander… Avez-vous vu quelque chose… quelque chose susceptible de vous faire faire un choix ?
Mùrielle hocha lentement la tête. Elle se sentait vidée de toute son énergie. Assise en tailleur, elle n’avait pas bougé depuis un moment – elle ne pouvait estimer le temps qu’elle avait passé dans les Arcanes. Tout ce que le Traité des Arcanes lui avait appris était remis en question. C’était la seule pensée qui dominait son esprit, elle y tourbillonnait avec la fureur de certitudes qui vacillent.
Lorsqu’elle remua, Mùrielle s’aperçut que tous ses muscles s’étaient engourdis. La brise des steppes faisait claquer la toile de la tente sur ses piquets.
— C’était…
La tri-élémancienne secoua la tête. Aucun mot ne semblait en mesure de décrire le pur esprit auquel elle avait fait face. Il aurait pu l’emporter avec lui s’il l’avait voulu. Qu’elle soit ressorti indemne relevait du miracle.
— J’étais à la bataille des champs, dit soudain El’vir. Et alors que j’usais de mon pouvoir, j’ai percuté quelque chose… Quelque chose de formidable qui a failli me noyer de douleur. Je n’ai aucune certitude, bien sûr … Mon seul regret, c’est de ne pas avoir été en mesure d’aider. Les combats étaient terminés, nous étions en fuite, j’étais à demi-consciente… je n’ai pas réalisé… mais vous… Qu’allez-vous faire ?
Mùrielle avait pris sa décision. En fait, elle avait pris sa décision depuis sa première rencontre avec le dragon. Elle n’avait pas eu le temps de l’électrocuter – elle savait désormais pourquoi. Croiser le regard de Finnòdon avait fait basculer son destin. Plus tard, sa propre âme avait résonné face à l’esprit du dragon lorsque, ouverte à la spirimancie des Nomades, elle avait voyagé jusqu’aux Arcanes spirituelles. La puissance du désespoir de Finnòdon l’avait retournée et avait même faillit la tuer. Sa volonté était fixée, elle avait décidé. C’était le choix le plus fort qu’elle ait jamais fait. Le seul qui importait.
Elle ne laisserait pas Finnòdon retourner entre les mains de l’empire.
Mùrielle regarda El’vir, dont le sourire s’agrandit. Les yeux de la spirimancienne scintillaient sous la toile de la tente.
— Si j’étais vous, je partirais maintenant.
Mùrielle acquiesça et se releva lentement. En dépliant ses membres engourdis, elle avait l’impression de prendre un nouveau départ. Cette décision, ce choix, faisait basculer sa vie tout entière. Elle n’allait pas y survivre, elle le savait.
— Merci infiniment, souffla-t-elle. Merci pour tout.
Elle ne remarqua pas – et n’allait sans doute jamais remarquer – l’arabesque noire qui était apparue à la base de son cou, juste sous le col de sa robe de Nomade. Une arabesque jumelle de celles que camouflait El’vir sous une couche de fond de teint.
Elle prit tout de suite le chemin de la tente de médecine. Màrc n’avait pas bougé, mais son visage s’était détendu et il paraissait plus apaisé. Au contraire, le cœur de Mùrielle battait à tout rompre, ses mains tremblaient et ses jambes étaient fébriles.
— C’est un vrai miracle que son état soit stable, disait une infirmière, il pourrait peut-être même un se réveiller…
— Modère ton enthousiasme, répondait une autre, tu sais que les faux espoirs sont plus déchirants que les mauvais espoirs.
Mùrielle ne les entendait pas.
— Si tu as un dernier conseil à me donner, réveille-toi maintenant, murmura-t-elle en se penchant vers Màrc.
Màrc resta immobile – seule sa poitrine se soulevait à un rythme régulier. Mùrielle soupira. Si elle avait une idée de comment elle allait s’y prendre, elle aurait aimé avoir une confirmation que ça pouvait marcher.
Certains soutenaient que les pouvoirs des dragons résultaient de particularités anatomiques, mais la plupart des élémanciens avaient une autre théorie : comme eux, les dragons recevaient leurs facultés des Esprits. Face à l’esprit du dragon, Mùrielle avait compris que c’était bien plus que cela. L’âme de Finnòdon irradiait du pouvoir de Fordä avec une puissance inouïe. Le dragon était plus qu’un élémancien et ses capacités étaient considérables.
Le feu craignait l’eau : l’idée de Mùrielle reposait sur ce principe très simple. Trop simple, sans doute.
Derrière la tri-élémancienne, les infirmières continuaient à discuter. L’une d’entre elles dut brusquement s’apercevoir de la présence de Mùrielle et s’avança timidement.
— Mes excuses, madame, je ne vous avez pas vue. Son état s’est stabilisé, mais rien n’est certain quant à son avenir… Nous avons nettoyé ses vêtements, si vous voulez les récupérer pour les mettre en lieu sûr. Voilà aussi son fouet, son stylet, sa flûte… nous avons aussi trouvé un papier, dans l’une de ses poches. J’espère que ce n’était pas important : on ne l’a découvert qu’après avoir tout lavé… Tenez.
Mùrielle prit le papier qu’elle lui tendait – il était encore gorgé d’eau.
— Je laisse le reste ici, conclut l’infirmière en s’éloignant.
Confuse, Mùrielle baissa les yeux sur le morceau de parchemin, plié en quatre, qu’elle avait entre les doigts. Par automatisme, elle entreprit distraitement de débarrasser le papier de son eau. Sous l’emprise de son élémancie, toute l’humidité qui y était contenue s’éleva dans les airs, formant une bille d’eau pas plus grosse qu’une noix. Elle s’écrasa sur le sol, à côté de Mùrielle, entre deux tapis, et fut vite absorbée par la terre. La tri-élémancienne déplia le papier sans trop y croire. L’eau avait effacé les trois quarts des inscriptions, mais les quelques mots qu’elle y réussit à y lire firent bondir son cœur.
Bouche bée, elle scruta le visage de Màrc.
— Tu le savais… souffla-t-elle. Tu voulais même…
Visiblement, les idées les plus simples n’étaient pas les plus mauvaises.
***
Ròbin était rentré dans le campement comme il en était sorti ; les soldats en faction ne firent pas attention à lui, mais il savait que les minutes lui étaient comptées. En se faisant le plus discret possible, sans répondre aux Nomades qui le saluaient et l’appelaient monsieur, il se dépêcha de regagner la tente où il logeait. Il devait s’enfuir au plus vite. Ce n’était qu’une question de temps avant qu’on ne retrouve le corps de Rav’ka.
Dans sa précipitation et dans sa crainte d’être suivi, il ne vit pas Mùrielle et la percuta de plein fouet.
— Qu’est-ce qu’il se passe ?
Il n’osa pas la regarder.
— Tiens, dit-il.
Il lui tendit son poignard, qu’il avait détaché de sa ceinture.
— C’est fini.
Les armoiries de Nistrèd, gravées sur la garde, étincelaient dans la lumière. Mùrielle s’attarda sur les mains de Ròbin et sur le sang incrusté sous ses ongles.
— Qu’est-ce qu’il se passe ? répéta-t-elle sans bouger.
Ròbin lui jeta un regard furieux. Il voulut lui donner le poignard de force, mais il se rendit compte que ses mains étaient déjà prises par la lance d’Àstrid.
— Tiens ! répéta-t-il, plus agressif. C’est un meilleur choix connaissant ton niveau lamentable ! Tu n’arriveras jamais à te servir d’une lance !
Il espéra que la faiblesse qu’il sentait percer dans sa voix ne s’entendait pas. Une ombre vint assombrir les traits de Mùrielle.
— Un combat, c’est fait d’un enchaînement de choix, commença-t-elle.
— Celui qui a dit ça est un idiot ! Un combat n’offre pas d’options ! Il frappe fort, par derrière, et on ne peut rien y faire !
Il fallait absolument qu’il s’en aille. Parce qu’il n’arrivait pas à regarder Mùrielle en face, parce qu’il sentait sa voix trembler et parce que sa vie était en danger. Accessoirement.
— Moi, j’ai fait mon choix, dit Mùrielle.
La force qui transparaissait dans ses paroles étonna Ròbin. Mais il ne devait pas s’attarder. La tri-élémancienne baissa un instant les yeux et lorsqu’elle les releva, elle avait l’air un peu triste.
— Je m’excuse par avance pour les conséquences que ça aura pour toi… mais de toute façon, tout ça ne pouvait pas se finir bien, n’est-ce pas ? Tu le savais depuis le début.
Alors, elle s’enfuyait. Le mercenaire avait du mal à le croire. La lance d’Àstrid dans les mains, en parlant de combat, elle prenait la fuite.
— J’insiste…
Elle hésita et passa son pouce sur la garde du poignard que tenait toujours Ròbin, suivant le contour des armoiries de Nistrèd. Elle eut un sourire voilé de tristesse :
— J’insiste pour que tu le gardes.
Ròbin retint un cri de frustration. Il détestait tout dans cette conversation : la volonté et la force nouvelles de Mùrielle, sa tristesse soudaine, le fait qu’il n’ose plus lui faire face. Il se détestait surtout lui-même.
Lorsque Rav’ka s’était jeté sur lui, au cœur du bosquet, tous ses instincts de mercenaire étaient remontés à la surface. Il était redevenu le Renard du Marais, la bête noire de la garde impériale et de l’armée de Vandrenèj, le monstre sanguinaire qui faisait trembler les habitants de tout le duché de la capitale. Il n’avait même pas pensé à se servir du poignard. Il s’était emparé d’une pierre et avait frappé, frappé jusqu’à avoir du sang sur le visage, frappé même après que Rav’ka se fut immobilisé.
Il avait déjà tué par le passé, mais soudain il ne le supportait plus.
Une ombre passa au-dessus d’eux et Ròbin leva les yeux vers le ciel. Une wyverne qu’il s’étonna de reconnaître sans peine décrivait de grands cercles paresseux au-dessus de leurs têtes.
— Je ne pensais pas…
La voix de Mùrielle était saisie par une émotion nouvelle. Ròbin baissa la tête juste à temps pour la voir essuyer une larme.
— Je ne penserais pas qu’elle serait là… Je l’ai souhaité, mais… Elle nous a sans doute suivis depuis les champs…
Un sourire, toujours un peu triste si l’on y faisait vraiment attention, revint éclairer la surface de son visage.
— Je dois y aller. Bonne route, Ròbin.
Sans rien ajouter, elle passa à côté de lui en lui frôlant l’épaule. Ròbin l’observa aller vers la périphérie du campement, de dos, la lance d’Àstrid dans les mains. Elle qui parlait de combat et de choix.
Nervà atterrit gracieusement devant elle. Elle portait encore son harnachement. À la vue de la wyverne, Ròbin retrouva brusquement sa réactivité, se lança à sa poursuite et rattrapa la tri-élémancienne en la saisissant par le poignet.
— Alors, tu fuis ?
C’était la première question qui lui était venue à l’esprit. Il n’y croyait pas, ce n’était pas cohérent avec son discours, il voulait l’entendre de sa bouche. Un éclat étrange passa dans les yeux de Mùrielle lorsqu’elle se retourna pour lui répondre – un éclat qui lui fit peur.
— Non. Je vais tuer Finnòdon.
Le cœur de Ròbin se détacha de sa poitrine alors que le Renard du Marais en lui mourrait d’envie d’éclater de rire. Les mots moururent dans sa gorge, étranglés par sa surprise, son incompréhension, et par quelque chose qui ressemblait à de l’effroi.
Mùrielle lui adressa un dernier sourire. Elle était déjà montée en selle. Elle enfonça ses talons dans les flancs de Nervà et elles décollèrent. En quelques battements d’ailes, elles disparurent.
***
Ròbin ignora combien de temps il erra, l’esprit vide, entre les tentes nomades. Il se sentait seul. Il n’arrivait plus à réfléchir.
Après avoir tué Rav’ka, il avait fouillé les poches du chasseur et y avait trouvé une bourse remplie de pièces impériales. Les gardes avaient dû le soudoyer pour se décharger du problème – lui. Le mercenaire ignorait quelle forme prendrait leur prochaine tentative – mais il y en aurait une, c’était sûr.
Il n’eut pas à attendre longtemps pour avoir la réponse : il se sentit brusquement tiré en arrière. Les deux pans d’une tente se refermèrent derrière lui et il fut plongé dans une semi-obscurité qui le désorienta un instant. On appuyait le fil d’une lame contre sa gorge. Devant l’entrée de la tente, l’un des gardes impériaux du convoi bloquait toute échappatoire. Les deux autres le maintenaient fermement. Ils lui arrachèrent sa ceinture et le poignard de Mùrielle fut jeté à l’autre bout de la pièce.
Le premier coup l’atteint au ventre, le deuxième dans la figure. D’autres suivirent aussitôt. Lorsqu’il ne tint plus sur ses jambes, les deux gardes qui le tenaient le lâchèrent et se joignirent à leur collègue.
— Tu nous a échappé jusqu’à présent, mais c’est fini !
Lorsqu’il fermait les yeux, Ròbin pouvait voir le crâne détruit de Rav’ka et la silhouette de Mùrielle, résolue et juchée sur Nervà. Il essaya de ne pas penser au sang qu’il avait sous les ongles et de se concentrer sur la dernière image qu’il gardait de la tri-élémancienne.
— Tu vas enfin mourir, Renard !
Mais le ciel en avait décidé autrement. Car le ciel leur tomba – tout simplement – sur la tête.
Perclus de douleur, Ròbin reprit ses esprits recouvert de toile de tente et de morceaux de bois. Les deux gardes impériaux l’avaient complètement délaissé et faisaient face à un adversaire arrivé de nulle part : un cavalier et sa wyverne qui les considéraient de haut.
Bien qu’il l’ait vue décoller, Ròbin eut de la peine à reconnaître Mùrielle. La lance d’Àstrid dans une main, elle lâcha les rênes de Nervà et son avant-bras se mit à scintiller. La foudre s’abattit sur un premier garde qui ne se releva pas. Remis de leur surprise, les deux autres gardes dégainèrent leurs épées et se précipitèrent vers Mùrielle. Alors qu’il pensait mourir un instant auparavant, - et ne s’en était pas trouvé aussi alarmé qu’il aurait dû – Ròbin se jeta en avant et plaqua l’un d’entre eux au sol. Ils roulèrent et s’emmêlèrent dans la toile de tente alors que Mùrielle invoquait de nouveau la foudre pour terrasser le troisième garde. Malgré la douleur qui irradiait dans tout son corps, Ròbin se débattit avec rage, une rage bien différente de celle qu’il avait éprouvée en affrontant Rav’ka. Il finit par avoir le dessus et referma ses mains autour de la gorge de son adversaire, ignorant les coups de genoux qui pleuvaient dans son dos. Le garde finit par s’immobiliser et Ròbin le laissa là – il était seulement inconscient.
— Viens, dit Mùrielle.
Il saisit son avant-bras et se hissa sur la wyverne, juste derrière elle. Nervà arqua le cou. Des voix commençaient à monter des quatre coins du campement. Attirés par le vacarme du tonnerre, les Nomades et les gardes n’allaient pas tarder à affluer.
— Allez !
La wyverne décolla comme une flèche et le camp nomade ne fut bientôt plus qu’une petite tâche sur la plaine. Ils volèrent pendant plusieurs minutes avant que Mùrielle ne fasse atterrir leur monture. Ròbin mit tant bien que mal pied à terre et cracha un filet de sang mêlé de salive.
— Ça va ? s’enquit la tri-élémancienne.
— J’en ai vu d’autres, grommela-t-il en s’essuyant le menton.
Nervà s’ébroua. Il remarqua pour la première fois à quel point les yeux de la wyverne laissaient transparaître son intelligence.
— Qu’est-ce qui t’a poussée à revenir sur tes pas ? demanda-t-il.
— Une intuition… À Maràvie, j’ai vu Antoìne donner de l’argent à un chevalier-wyverne. Et les chevaliers-wyverne de Maràvie nous ont attaqué. Ils semblaient alors particulièrement s’intéresser à toi… Et j’ai de nouveau pensé à la question soulevée par Àstrid. Pourquoi l’impératrice s’embarrasserait-elle d’un criminel sur une telle mission ?
— Et ta conclusion ?
— Tu es une garantie de succès. Si la mission échoue, c’est toi qui dois mourir. Comme ça, l’impératrice pourra toujours se vanter d’un succès auprès du Conseil des Ministres.
Ròbin hocha la tête.
— Me tuer par accident, en mission impériale. Ça permettra d’éviter de retourner le Marais contre l’impératrice. C’est moi qui vais passer pour un idiot corrompu : celui qui s’est laissé embarqué à la solde de l’empire et tué au passage.
— Le moins que je puisse faire, c’est de te donner une longueur d’avance.
Elle le regarda de haut en bas, s’attardant sur les ecchymoses qui se formaient déjà sur son visage.
— Tu es sûr que ça va ?
Ròbin acquiesça de nouveau. Puis il repensa à la promesse que lui avait fait l’impératrice, à la garde impériale qui ne cesserait jamais de le menacer et à la vie de solitude et de fuite qui l’attendait. Au crâne défoncé de Rav’ka. Et à la mort vers laquelle Mùrielle se précipitait, pour sauver un dragon désespéré.
Nervà se préparait à décoller – il voyait ses muscles se replier et ses ailes se déployer.
— Tu veux un coup de main ?
La tri-élémancienne lui jeta un regard si surpris que Ròbin sourit.
— Non, dit-elle d’un air horrifié, les yeux écarquillés.
— En fait, c’est pas une question.
En grimaçant de douleur, il se hissa comme il put derrière elle.
— Ròbin…
— Allez. J’en ai assez. Laisse-moi choisir comment je vais mourir, d’accord ?
Il y eut un long silence. Puis Mùrielle répondit :
— D’accord.
Enfin, elle talonna Nervà et ils ne reculèrent pas. Tous les trois, ils décollèrent pour ce qui s’annonçait comme le dernier vol de leur vie.
Les éléments se précipitent, la fin est proche. Je ne m'attendais pas du tout à l'attaque de Rav'ka, j'ai eu du mal à la comprendre dans un premier temps. Soudoyé par l'empire... J'avoue que je ne l'avais pas vu venir^^
Le lien Robin Murielle semble arriver à sa conclusion, les objectifs de capture de Finnodon sont abandonnés . Si Murielle semble se destiner au chamanisme, je n'ai aucune idée de la destinée de Robin. J'ai hâte de découvrir ce que tu as prévu dans les prochains chapitres. Pareil pour Marc, que va-t-il devenir maintenant qu'il est infirme ?
Il reste des choses à découvrir...
Une petite remarque :
"et avait même faillit la tuer." -> failli
Toujours aussi agréable,
A bientôt !