Je me dirigeais tout doucement en direction du dortoir G en sortant de l’infirmerie, tandis que le soleil se couchait déjà tout doucement sur le coup des dix-neuf heures.
J’avais la sensation d’avoir fait face à quelque chose qui dépassait toutes mes notions.
J’avais été investie d’une mission très importante. Il allait de soi que je devais mettre fin à ces expériences, qui ne serviraient certainement qu’un but malsain, et que je devais trouver et confisquer cet « artefact inconnu » que Shôgi appelait « proto-implant ».
Cependant, je décidais de laisser tout ceci de côté. Malgré le fait que mon étrange infirmière ait complètement soigné mes blessures, mon magnifique ensemble beige était désormais taché de sang. Je devais donc rentrer au plus vite et me changer pour la soirée. J’opterais certainement pour une tenue décontractée, et je pourrais enfin me reposer et boire un bon thé bien chaud, avec du lait. Je me demandais s’il y avait une telle chose dans la salle commune, mes camarades ne semblant pas être du genre à prendre le thé.
Mais je fus rapidement tirée de mes pensées triviales par des éclats de voix à quelques mètres devant moi. Des rires et des bruits de pas, des rires forcés et complices.
Je clignais légèrement des yeux et portais mon regard droit devant moi. Je vis deux filles que je reconnus aussitôt, c’était exactement celles que j’avais croisées avec Mauricio ce matin. Il en manquait une pour compléter le trio, mais ces deux-là semblaient particulièrement venimeuses, ce qui me fit froncer des sourcils. Je n’étais pas le genre de femme à me baser sur des préjugés, mais parfois, l’expérience est suffisamment parlante pour que l’on s’épargne l’inutile effort de réfléchir. En effet, lorsque ce genre de fille avance spécifiquement dans la direction de quelqu’un, tout en faisant tous les efforts possibles pour faire semblant de ne pas l’avoir remarquée et en riant entre elles de cet agaçant rire forcé de lycéenne, c’est qu’elles pensent du mal de cette personne et qu’elles souhaitent le lui faire sentir. Je ne m’y étais jamais trompée, du moins dans mon milieu, les femmes étaient les pires créatures qui soient lorsqu’elles éprouvaient de la rancune.
— Ahhh, mais c’est la pétasse ! Bonsoir pétasse...! s’exclama soudainement l’une d’elles d’une voix nasillarde, en faisant mine de m’avoir tout juste remarquée tandis qu’elle passait à côté de moi.
Sortir une insulte aussi grossière avec autant de naturel, son faux sourire poli et sa manière de remettre ses cheveux en place en échangeant des regards complices avec sa copine… autant de traits qui m’inspiraient le plus profond dégoût. Mais même bien avant d’entrer au lycée, j’avais appris que la meilleure réponse à donner à quelqu’un qui essayait de m’échauffer était une réponse froide.
— Je n’ai pas le temps, répondis-je avec décontraction, mais mépris. Qu’est-ce que tu veux ?
— Han lala ! Mais, pourquoi tu m’parles comme ça Lili ? répondit-elle en faisant mine d’être offusquée. Nan, mais t’as vu comment elle me parle ? ajouta-t-elle en se tournant vers sa complice.
— Carrément, c’est pas sympa ça, Lili, déjà que tu soutiens le patriarcat oppressif, tu vas pas en plus mépriser de vraies féministes ? soutint l’autre en pouffant d’un rire outré.
Je devais bien avouer qu’à une époque, ce genre de comportement m’exaspérait au point de me faire piquer des colères formidables. Comment pouvait-on mélanger autant de bêtise avec autant de méchanceté et s’en trouver satisfaite ? Comment pouvait-on faire du harcèlement ordinaire une fierté ? La réponse était simple : parce que ça fonctionnait. Surtout lorsqu’il s’agissait d’adolescents en tout genre, leurs réactions quasi épidermiques les rendaient très sensibles aux provocations à peine déguisées. Qui se payaient en plus le luxe de passer relativement inaperçues aux yeux d’adultes étant déjà tellement passés à autre chose qu’ils ne s’en apercevaient même plus. Ce genre de fille nocive agissait ainsi parce que ce comportement leur permettait de faire ce qu’elles voulaient.
Et si ça fonctionnait, si aucune figure d’autorité ne leur donnait tort, pourquoi voudraient-elles changer de comportement ?
— Ah d’accord, vous êtes les groupies de Sandra et vous venez vous passer les nerfs après avoir appris qu’elle vous manipulait ? demandais-je avec au moins autant de mépris dans la voix qu’elles m’en servaient. Pauvres chéries, ajoutais-je en singeant leur accent niais de la manière la plus agaçante possible.
— Attends, t’as dit quoi pétasse !? s’écria la première en me bousculant du plat de la main.
Pour absorber l’impact, je n’eus d’autre choix que de faire un pas en arrière, avec un léger sourire en coin. La première victoire face à ce genre de personne, c’était de faire en sorte qu’elles s’énervent les premières. À partir de là, il fallait simplement profiter de l’effet boule de neige jusqu’à trouver une seconde ouverture.
— Hé bien quoi ? Pourquoi tu t’énerves, ma chérie ? provoquais-je avec un de mes propres sourires agaçants. Tu devrais me remercier plutôt, non ?
— Mais je vais la gifler c’te pute ! s’exclama l’autre fille, plus sanguine que la première.
Gagner l’argumentation verbale était facile avec ce genre de fille, car dès lors que l’on savait contrer leurs petites astuces de vipères, elles étaient désarmées. Elles ne savaient plus quoi faire. Si ça n’était d’en venir à la violence. Et je devais avouer que dans ce domaine, je ne me défendais pas tellement. Même si je m’étais déjà bagarrée par le passé, comme tous les adolescents du monde, je ne savais rien faire d’autre que m’énerver et frapper le plus fort possible dans la direction générale de mon assaillant. Alors je m’étais toujours débrouillée autrement qu’en me battant directement. L’issue d’une bagarre aux poings, surtout sur un coup de sang, irait simplement à celui ou celle qui frapperait le plus fort. Tandis que conserver son sang-froid et penser rapidement sans avoir peur des coups, permettait d’avoir l’ascendant sur une personne qui avait abandonné de réfléchir.
Je sentis soudainement mes jambes se crisper, puis se figer complètement, le tout sous une impulsion qui ne venait pas de mon propre corps. J’en déduisis que celle qui s’approchait de moi d’un pas furieux avait ce genre d’Emprise. Elle pensait sans doute avoir un effet de surprise que je lui niais immédiatement.
— Tiens, connasse ! cracha-t-elle avec un ample geste de la main pour essayer de me gifler.
Cependant, sa mise en garde et son geste trop ample me permirent de lui attraper le poignet avant qu’elle n’arrive à ses fins. Je n’étais ni surprise ni paniquée. Elle, par contre, elle l’était.
C’était donc sans hésitation que, sans la relâcher, j’envoyais ma main libre vers son visage, griffant son œil avec mes ongles d’un léger mouvement du poignet. Aucun besoin d’y mettre de la force ni de la rapidité, vu que je profitais de l’effet de surprise. Sans compter que l’œil et la paupière, en plus de faire assez mal, envoyaient une douleur plus psychologique que physique s’ils étaient touchés. Elle s’en sortirait avec quelques marques rouges qui resteraient quelques jours. Elle recula en portant ses mains à son visage, criant comme si je venais de lui arracher un œil.
— Oh, pardon, mais vous ne vous souvenez pas de ce que j’ai dit tout à l’heure, en cours ? demandais-je avec cette agaçante fausse candeur qu’elles semblaient affectionner. J’ai dit que je riposterai à vos Emprises comme à n’importe quelle agression, ajoutais-je d’un ton corrosif, avec tout le mépris que je pouvais exprimer.
— Putain, mais t’es vraiment qu’une pute ! Tu te prends pour qui en fait ? s’égosilla la première fille tandis qu’elle aidait sa complice à se tenir debout.
Cette dernière chouinait, ayant la conviction d’être défigurée à vie, aveuglée par ma petite griffure. Et je devais bien l’avouer, je me délectais de son désarroi. Pour toutes les personnes qu’elle avait un jour écrasées ou humiliées en utilisant ses méthodes de vipère, son désarroi actuel était une douce vengeance. Dommage qu’elle ne fut même pas capable de comprendre qu’il s’agissait de son karma en action, dommage qu’elle ne soit pas capable de comprendre pourquoi elle méritait d’être punie. S’en était presque frustrant pour moi. Mais après m’être fait malmener par des Emprises toute la journée, je tirais une certaine satisfaction à me venger sur mes agresseuses.
Alors, sans trop savoir pourquoi, je pris une profonde inspiration face au regard haineux que me lançait la seule fille qui tenait encore debout toute seule. Et dans le même temps, je sentis comme un picotement, une impulsion partant de mon cerveau pour se répandre dans le reste de mon corps. Un souffle intangible de puissance, comme si le cœur de chaque cellule de mon corps s’était mis à produire plus d’énergie que jamais. Et tandis que mes yeux semblaient être devenus plus perçants, je commençais à apercevoir un étrange puzzle coloré se former autour du crâne des deux horribles filles, comme des éclats de vitraux de couleurs et de tailles différentes imbriqués les uns dans les autres. Mon instinct m’indiqua alors qu’il s’agissait de leurs émotions, de la structure actuelle de leurs esprits qui se manifestait physiquement à mes yeux. Et cette théorie fut rapidement confirmée lorsque je vis de gros fragments verdâtres s’ajouter au puzzle de l’esprit de la pauvre fille qui me fixait. Des fragments verts de peur, littéralement. Et quel délice de pouvoir confirmer qu’elle ressentait ce que j’aimerais qu’elle ressente.
Cependant, beaucoup plus petits, mais d’une couleur bien plus vive, je voyais des morceaux de rouge s’ajouter dans les coins qui n’étaient pas remplis par la peur : le rouge de la colère.
Par instinct, une fois encore, je tendis la main vers elle…
— Hey ! m’interrompit une grosse voix. Je peux savoir ce que vous faites là à cette heure-ci ? gronda Hélène qui s’approchait à grands pas, toujours aussi imposante.
Soudainement, je sortais de mon étrange torpeur, et l’énergie qui baignait mon esprit en émanant de mon crâne se dissipa tout doucement, me laissant à ma vision habituelle, à mon état mental habituel.
Les deux horribles filles qui se tenaient l’une à l’autre comme si elles faisaient face à un prédateur particulièrement imposant reculèrent alors d’un pas en voyant la colossale responsable du bâtiment G se planter devant elles et croiser ses bras sous sa poitrine. Et un recoin de mon esprit nota avec un humour étrangement décontracté, que le fait de croiser ses bras sur sa poitrine devait lui être quasiment impossible.
— Hell ! C’est ta nouvelle là, elle déconne grave et après elle nous agresse ! Elle a failli m’arracher un œil cette pétasse ! s’emporta la deuxième nana d’une voix éraillée par la panique.
Je me contentais de rouler des yeux en entendant ce témoignage particulièrement orienté en sa faveur. Mais avec ce genre de personne, je m’y attendais. Elles n’avaient pas l’habitude de faire face aux conséquences de leurs actes.
— Bizarre, bizarre ! déclara Hélène, toujours de sa grosse voix. Vous deux je vous ai déjà vues emmerder des étudiants plus d’une fois ! Et comme par hasard, cette fois-ci, c’est vous les victimes ? Face à une nouvelle qui était en route pour rentrer dans son dortoir ? ajouta-t-elle en faisant les gros yeux les plus impressionnants que j’ai jamais vus. Vous voulez peut-être essayer de convaincre le doyen dans son bureau, avec cette histoire ?
Le duo devint blême et recula rapidement avant de commencer à remonter le chemin qui partait vers leur propre bâtiment. Ces filles connaissaient elles donc la honte ? Ou était-ce simplement la peur ? Ou peut-être qu’Hélène leur inspirait une figure d’autorité redoutable, comme ça devait être le cas pour beaucoup d’autres.
— Lili, ça va ? me demanda la géante avec bienveillance. Je te demanderais jamais de t’écraser devant elles, mais la prochaine fois, essaie juste de les snober, sinon on va avoir des problèmes… m’expliqua-t-elle en aparté.
— Oh, oui, pardon Hell, c’est juste que… j’ai eu une très mauvaise journée, je ne voulais pas te poser de prob –
— On n’en a pas fini avec toi, salope ! s’écria soudainement la fille que j’avais griffée tout à l’heure.
— Hey ! gronda Hélène. Vous voulez que je m’occupe de vous ou quoi !
L’adrénaline de l’altercation n’ayant toujours pas quitté mes veines, et la sensation grisante de l’expression de mon pouvoir me faisant très envie, je pris une brève inspiration avant de m’élancer à la suite des deux insupportables vipères. Et tandis que j’expirais tout doucement, je sentis de nouveau cette énergie envahir mon crâne. Je pouvais de nouveau voir mieux que jamais, et surtout, voir le puzzle de leurs esprits si limités.
— Putain arrête ! s’égosilla la première nana. Hell, fais ton job et retiens cette pé-
Elle n’eut pas le temps de finir sa phrase qu’elle fut comme paralysée par une série de frissons visiblement très perturbants. Moi, je devais me retenir de ne pas sourire trop largement.
J’avais étendu mes deux mains, et j’avais réussi à saisir les épaules des deux filles. La partie rouge représentait un gros morceau, mais avait l’air fragile. Et visiblement, mon contact semblait déjà les perturber.
Je pouvais le voir, je pouvais l’influencer, alors il n’y avait pas de raison que je ne puisse le briser.
Usant de toute ma volonté, alimentée par l’ivresse de la vengeance et de l’exercice de mon pouvoir, je crispais fermement mes doigts autour de leurs épaules.
C’est alors que, fragiles comme du verre, les fragments de leur colère volèrent en éclats sous l’impulsion de ma volonté, qui se manifestait par l’étrange sensation électrique qui parcourrait mon corps. Après quoi, je n’attendis pas de voir le résultat pour reculer rapidement en direction d’Hélène. Après tout, je n’étais pas certaine de l’effet que mon action aurait réellement.
— Qu’est-ce que tu leur as fait...? souffla Hélène d’un air mi-curieux, mi-inquiet.
Et lorsque je portais mon regard sur le duo de vipères, je les vis me regarder comme si elles ne se souvenaient pas très bien qui j’étais. Comme si elles avaient en quelque sorte oublié leur ressentiment à mon égard.
Elles hésitèrent un bref instant avant de se regarder l’une l’autre, l’air déboussolées.
— Bon, heu… désolée, souffla la première des deux filles.
— Ouais… on va rentrer du coup, à la prochaine… conclut la deuxième en retirant sa main de son œil griffé.
L’étrange duo s’en alla alors comme si de rien n’était. Pas besoin de réfléchir longtemps pour comprendre le pourquoi du comment, d’ailleurs.
Je me tournais alors vers Hélène avec un sourire que je n’aurais pas su déterminer moi-même, mi-victorieux et mi-coupable de lui avoir causé du souci. Cependant, avant que je puisse dire quoi que ce soit, la colosse prit la parole :
— Hey, qu’est-ce qui est arrivé à tes yeux ? demanda-t-elle en haussant les sourcils.
— M-mes yeux ? bégayais-je, inquiète, en y portant inutilement mes doigts.
— Oui, confirma Hélène. Ils sont beaucoup plus clairs et… tu vas encore trouver que j’exagère avec cette idée, mais, on dirait ceux d’un chat, affirma-t-elle avec un petit rire nerveux.
— Quoi ? m’inquiétais-je immédiatement.
Je fouillais alors dans mon sac à main et en sortie mon téléphone avant d’en activer la caméra frontale. Et l’image qui me fut renvoyée me fit presque sursauter. En effet, mes yeux étaient bien plus clairs que d’habitude, vert de jade plutôt que vert sapin. Et ma pupille était effectivement plus ovale que ronde. Je relevais alors la tête vers le visage d’Hélène avec un grand sourire :
— I'm such a Cool Cat ! m’exclamais-je dans ma langue natale, enthousiaste.
Puis, prête à lui demander si l’on voyait bien la même chose, je fus distraite par le même phénomène que tout à l’heure. À force de fixer Hélène, je commençais à distinguer les pièces qui composaient son esprit, formant un puzzle bien plus complexe que chez les deux autres. Il y avait des centaines de nuances, certaines étaient immobiles, stratifiées, et d’autres étaient en mouvement, augmentant ou diminuant en nombre.
Des pièces aux teintes beiges, en particulier, commençaient à tirer vers le marron clair. J’en déduisis qu’il s’agissait de ses pensées les plus immédiates et superficielles.
— Lili ? Ça va ?
— Ne te fais pas de soucis pour moi, assurais-je. Je suis sûre que c’est le pouvoir que j’ai obtenu.
C’est alors que les pièces beiges cessèrent de tirer sur le marron et s’enfoncèrent plus profondément dans le puzzle, laissant leur place à des pièces jaunes aux nuances changeantes. J’en déduisais que les pièces se situant sur l’extérieur étaient les plus fragiles, mais également que cet étrange jaune représentait l’interrogation et la curiosité que je lisais sur son visage.
— Je ne vois pas comment c’est possible, souffla-t-elle, intriguée. En général, même les deuxièmes années attendent quelques semaines avant d’obtenir une Emprise, jugea-t-elle en se penchant légèrement sur mon visage.
Je fermais un instant les yeux et pris une profonde inspiration avant de souffler, tentant de relâcher cette pression dans mon crâne qui semblait en faire jaillir cette énergie intangible.
Je parvenais assez facilement à faire cesser les effets de cette capacité, visiblement. Même l’image que me renvoyait mon téléphone était revenue à la normale.
— Eh bien, je pourrais tout te raconter, proposais-je avec un sourire marqué par la fatigue, mon don semblant me demander beaucoup de ressources. Si tu nous trouves du thé, on pourrait aller dans ma chambre pour discuter ?