Quand Lysander se leva de table, son assiette à peine entamée, annonçant d’une voix enrouée que c’était l’heure, Ismael manqua de soupirer de soulagement. Cela faisait trop longtemps qu’il évoluait dans une atmosphère pesante et poisseuse. Il avait bien senti qu’il était de trop dans cette étrange routine d’allers-retours nerveux et de paroles vides, et même si Charles et Margaret lui jetaient des sourires en passant devant lui, aucun ne savait vraiment comment lui ménager une place.
Chacun des Lancaster, à sa manière, semblait s’attendre à ce qu’il s’en aille. Pour Ismael, il était temps que quelque chose se produise.
Les parents de Lyz s’étaient levés en même temps que lui, une expression de fausse tranquillité sur leurs visages grisâtres, et le soulagement d’Ismael se transforma en malaise. Lyz lui coula un regard prudent, le haut de ses pommettes s’était teinté d’un rose maladif.
Il n’avait jamais partagé ce moment avec quelqu’un d’autre que Charles et Margaret.
— Je t’ai mis un matelas dans ma chambre, rappela inutilement Lyz.
Ismael hocha la tête. Il avait lui-même récupéré un duvet dans le placard du bureau. Un silence gêné tomba. Les épaules de Lyz tressautaient et une ride de souffrance s’était creusée entre ses sourcils. Sa longue silhouette paraissait difforme et voûtée dans la cuisine trop éclairée. Son père avait amorcé un mouvement, que Margaret retenait d’un coup d’œil perçant ; Ismael pouvait entendre les secondes s’égrainer et goûter la tension qui débordait des deux adultes.
Lyz semblait coincé. Ismael se leva finalement aussi, et demanda :
— Je pourrai emprunter un de tes oreillers ?
Il croisa le regard de Lyz et il y lut autant de terreur que de folie. Il y avait son meilleur ami, pétrifié par la situation, ce qu’elle avait de prévisible comme de nouveau, et il y avait l’autre, qu’Ismael confrontait peut-être réellement pour la première fois.
L’autre voulait bondir hors de ces prunelles lumineuses, loin du gouffre des pupilles dilatées de son hôte.
— Bien sûr, articula Lyz tout bas, fais comme chez toi.
Il cilla, repoussant l’autre encore un instant, et se tourna pour rejoindre le salon.
Finalement, ce fut Charles qui soupira.
Dans le salon, Lyz se dirigea immédiatement vers la porte blindée qui menait à la cave. Ismael l’avait toujours trouvée parfaitement décalée et, soyons honnête, très moche dans ce salon vieillot mais chaleureux. Ce soir, l’acier attirait plus que jamais son regard. On allait enfermer Lyz derrière cette porte ; il éprouva le besoin de s’y opposer, tant l’idée lui paraissait ridicule.
— C’est vraiment obligé ? demanda-t-il.
Margaret cligna un peu trop des paupières et Charles opposa un visage grave à leur invité.
— Oui, Ismael, souffla Lyz d’un ton fatigué. Fais-nous confiance, c’est nécessaire.
Il hésita, silhouette empruntée dans la lumière d’une lampe de lecture. Dehors, le ciel bleuissait comme un hématome. Finalement, le regard fuyant, Lyz esquissa un vague geste de la main et articula :
— À demain.
La-dessus, il ouvrit le battant qu’il referma dans son dos, sans plus de cérémonie. Charles verrouilla la porte, avec des gestes qu’Ismael jugea empressés. Margaret se laissa tomber dans un fauteuil, les mains serrées sur ses genoux, et attendit. Charles vint s’asseoir sur l’accoudoir, près d’elle, sans la toucher, et regarda Ismael.
Il parut désolé.
Désolé qu’on ne s’occupe plus du tout de lui. Ismael le prit comme une invitation à partir. À la place, il s’assit par terre, dos contre le mur, et attendit à son tour. Il ne tenait pas à rejoindre les parents Lancaster, leur intimité le mettait aussi mal à l’aise que la situation.
Il supposa que si Lysander s’était moqué de lui tout ce temps, c’était maintenant qu’il l’apprendrait.
Il releva brusquement sa figure, pressée contre ses genoux. N’avait-il pas entendu… Un nouveau cri s’éleva des profondeurs de la maison, et la tête d’Ismael lui tourna. Il se redressa maladroitement alors que Lyz hurlait encore. Hurlait de douleur. La porte ne suffisait pas à l’étouffer.
— Faut lui ouvrir ! s’exclama-t-il.
Il faillit tomber en se précipitant sur la porte, ignora l’appel de Margaret. Ses mains moites glissaient sur les verrous. La poigne de Charles l’en éloigna brutalement.
— Arrête, Ismael.
— Mais il a mal ! Il faut bien…
— Il doit rester là-dedans.
La colère et la peur gonflèrent dans les poumons d’Ismael à les faire craquer, il se dégagea de la prise de Charles Lancaster et abattit son poing sur le battant.
— Lyz ! Lyz dis-leur de t’ouvrir ! Lyz !
Le hurlement qui lui répondit n’avait plus rien d’humain. Ismael recula de stupeur, son dos cogna contre Charles qui pressa ses épaules avec douceur. Ses mains tremblaient.
— Ça va aller. On le retrouvera demain.
— Je vais te faire un thé bien chaud, souffla Margaret. Viens, Ismael.
De nouveaux grognements, puis un choc violent contre le battant, qui les fit tous sursauter. La chose venait de se jeter pour les atteindre. Des griffes maintenant, produisant un crissement affreux sur l’acier.
— Allons dans la cuisine.
Charles voulut entraîner Ismael mais il s’échappa et courut vers l’entrée. Margaret lança « laisse-le, Charles » avant qu’il ne fasse claquer le battant derrière lui.
La nuit était neuve, fraîche, la rue déserte. Une sueur glacée coulait dans le dos d’Ismael, son cœur battait à tout rompre dans sa gorge et ses yeux le brûlaient. Il ne comprenait pas ce qui venait d’arriver. Il n’était sûr que d’une chose : Lyz était entré dans cette cave et, maintenant, une bête féroce l’y menaçait.
Le soupirail, fermé, luisait faiblement au pied de la maison. On avait laissé l’ampoule allumée. Ismael se laissa tomber à quatre pattes et se baissa jusqu’à coller son nez au carreau. Il ne voyait presque rien, son souffle embuait le verre et il devait sans cesse le nettoyer. Soudain, une ombre.
Ismael toqua frénétiquement, pour prévenir Lyz qu’il était là. Le sang cognait à ses tempes. Il aperçut deux yeux jaunes qui, brusquement, fondirent sur lui.
Il recula violemment, son pied s’écrasant sur le mur, ses paumes raclant sur le sol. Il avait vu les crocs et les oreilles dressées, il avait entendu le grondement, il avait vu les yeux jaunes. Des yeux qui brillaient légèrement dans le noir, qui prenait la couleur du miel en plein soleil ; des yeux que Lysander détestait, mais qui étaient bel et bien les siens.
C’était Lysander là-dedans. C’était l’autre, aussi.
Le fait d'ajouter Ismael à l'équation est super, aussi ! Ce lien qui les unit (et qui n'est pas aberrant ou contre-nature pour deux hommes, au passage), il est trop beau ! J'adore ! Ca, c'est du lien fort d'amitié !
Et, le lecteur fait un peu plus connaissance avec "l'autre" aussi. Jusque là, bien caché. Dorénavant, le voilà de sortie !
A très bientôt pour la suite ! :D
Coquillette :
— Lyz ! Lyz dis-leur de t’ouvrir ! --> — Lyz ! Lyz, dis-leur de t’ouvrir ! (virgule)
Je ne pensais pas avoir fait un parallèle intéressant ! C'est un beau compliment, merci !
Forcément, on suit plus Ismael et son ressenti, mais à travers ses yeux, on voit aussi la "routine" des parents, et leur gêne d'avoir cette nouvelle personne dans leur secret. Que ce soit dans les flash-back ou dans le présent, j'aime beaucoup les parents, tu as su leur donner une personnalité et de la profondeur, ce qui n'est pas toujours évident. Ils ont reconnu l'importance d'Ismael pour leur fils et ils prennent soin de lui comme s'il faisait partie de la famille, c'est très beau.
Je t'avoue que j'ai un peu flippé quand Lyz se jette contre la porte depuis l'intérieur de la cave. En plus, Ismael venait de l'appeler juste avant, alors on a l'impression que c'est sa manière de lui répondre. La porte blindée a beau être moche, heureusement qu'elle est là !!
J'ai eu de nouveau peur quand Ismael s'aventure dehors, j'ai tout de suite pensé à la mystérieuse lycan qui traîne dans les parages et qui est partie se transformer on ne sait pas où... Mais c'est bon, il va juste au soupirail et c'est très bien comme ça !
Cette dernière scène est très touchante d'ailleurs. Ismael voit la bête, mais il voit surtout les yeux de Lysander en même temps que ceux d'un animal. Je crois qu'ils viennent de passer une nouvelle étape dans leur amitié ; )
Une petite coquille toute seule qui s'ennuie :
- « Des yeux qui brillaient légèrement dans le noir, qui prenait la couleur du miel en plein soleil » -> prenaient
Et sache que j'apprécie beaucoup de débarquer sur ton texte avec plusieurs mois de retard, j'ai plein de chapitres à lire : D
C'était important pour moi de donner de l'importance aux parents. Dans la construction du personnage de Lyz, ils sont essentiels, et je ne voulais pas les jeter hors de l'histoire.
Voir ton meilleur ami se transformer en bête qui te planterait bien les crocs dans le mollet, je pense aussi que c'est une nouvelle étape ahaha
Je fais une pause pour commenter ici parce que je trouve la fin du chapitre vraiment magnifique : C'était Lysander là-dedans. C'était l 'autre, aussi.
J'aime vraiment tes persos principaux, ils sont hyper attachants, j'aime particulièrement Lyz et la façon dont il lutte avec lui-même en permanence. Tu as réussi un personnage magnifique avec lui.
J'adore aussi évidement Ismaël, avec sa volonté à toute épreuve de devenir ami avec Lyz.
On se sent aussi proche de l'un que de l'autre, on peut s'identifier aux deux, et pour moi, quand un auteur réussit ça c'est le plus essentiel.
Je suis un peu sceptique sur l'utilisation des flashbacks, ça m'a un peu coupée dans le fil de la lecture, SAUF celui sur Lyz enfant, eux ils sont vraiment parfaits, la morsure, la nuit de transformation tout seul, ça c'est vraiment hyper fort et parfait dans l'intrigue, en revanche, les flash backs de Lyz et Ismael, de leurs premières rencontres, c'est un peu déroutant je trouve, mais c'est juste un avis perso. Et comme tu vois, ça ne m'a pas empêchée de poursuivre.
J'aime beaucoup aussi que tu montres les autres amis d'Ismaël, qu'on ne soit pas uniquement sur leur relation à tous les deux, ça apporte beaucoup de fraîcheur.
Allez je fonce lire la suite.
Merci infiniment ! C'est trop de gentillesse et de douceur, tout ça. Je suis hyper flattée.
Je côtoie Lyz depuis si longtemps que je suis étonnée qu'on puisse le trouver magnifique. Wouah. Encore merci, Joke, j'espère poursuivre sur cette voie et le rendre encore plus mieux !
"On s'identifie aux deux", c'est génial si j'ai réussi ça !
Je comprends tes réserves quant aux flashback. Certains pourraient disparaître, en effet. Mais j'ai du mal à imaginer le texte sans, maintenant :/ Donc je t'avoue que sur NFPA, pour l'instant, je les laisse tous. Je ne voudrais pas non plus laisser que ceux de Lyz, parce que ça le rendrait beaucoup plus important qu'Ismael, et je veux que les deux restent sur un certain pied d'égalité (fantastique VS réalité ahaha)
Amour sur toi, Joke !
Je pense que s'il n'avait pas peur, c'est que quelque chose n'irait pas chez lui. Même en prenant conscience qu'il s'agit de Lyz eh bien... il ne s'agit plus vraiment de lui non plus.
Merci Keina ! <3