Du Bout de la Plume
La bibliothèque municipale d'Ossenoir, dressée comme un mausolée au bord de la Grand-Place, sentait le vieux papier, la pierre humide et les souvenirs oubliés. Adèle Lectrine, la bibliothécaire principale, y passait ses journées dans un silence studieux, classant les volumes, nettoyant les rayons et conversant à voix basse avec les rares habitués.
Un soir d'automne, alors qu'elle faisait le tour de la salle de lecture pour éteindre les lampes, elle aperçut un livre posé sur une table, qu'elle ne reconnaissait pas. Il n'avait ni titre, ni auteur, ni code d'inventaire. La reliure était noire, usée, comme si elle avait été manipulée depuis des siècles.
Par curiosité, elle l'ouvrit.
Sur la première page, à l'encre rouge sombre, était inscrit : "Bonjour Adèle."
Son souffle se coupa net.
Elle tourna la page. Rien. Le lendemain, en revenant au travail, elle le retrouva à la même place. Une nouvelle page était apparue. Elle racontait un souvenir de son enfance, un secret qu'elle n'avait jamais partagé. Elle pensa à une mauvaise blague. Mais le jour suivant, une autre page apparaissait encore, dévoilant des pensées intimes, des peurs, des regrets. Le livre savait.
« Qui es-tu ? » demanda-t-elle, seule dans la salle.
Le jour d'après, le livre répondit : "Un ami. Je te connais mieux que personne. Tu peux tout me dire."
Elle écrivit sur une feuille, la glissa entre les pages : « Comment sais-tu tout cela ? »
Le lendemain : "Je t'observe depuis longtemps. Depuis toujours. Je suis dans tes silences. Dans tes rêves. Tu m'as appelée sans le savoir."
« Pourquoi moi ? »
"Parce que tu m'as crue. Parce que tu m'as lu. Et que tu m'as écouté."
Les jours passaient. Elle s’attachait au livre. Elle lui parlait le soir, comme à un confident. Il répondait, toujours. Par des phrases brèves, presque affectueuses.
"Tu es seule, Adèle. Je le sais. Mais je suis là."
"Je t'aime bien. Tu es différente. Tu comprends les livres. Tu m'as compris."
"Tu veux savoir plus. Je peux te montrer."
Puis, un matin, un nouveau chapitre apparut.
"La mort d'Adèle Lectrine – Demain."
La scène décrite l’emmenait aux marais qui encerclaient le manoir du comte de Malebrume. Elle y lisait son angoisse, ses doutes, jusqu’à l’instant précis où une main l'entraînait sous l'eau.
Elle recula d'un pas, la respiration bloquée. Elle tourna les pages, chercha une suite, une explication. Rien.
« C'est une farce, pas vrai ? Tu veux me faire peur ? »
"Ce n'est pas une farce. C'est un cadeau, une vérité que peu reçoivent. Ne t’inquiète pas, je t’attendrai."
Elle reposa le livre, les mains tremblantes, le glissa loin dans les rayonnages supérieurs, le plus loin possible. Elle quitta la bibliothèque en tremblant. Le livre lui avait menti. Il devait avoir menti.
Le lendemain, à minuit, en rentrant chez elle après une soirée entre amis, une odeur de boue et de mousse flottait dans l'air. Le silence était lourd. Et dans la rue, sous la lueur d’un réverbère vacillant, elle aperçut une silhouette.
Un bouc. Immobile. Droit sur deux pattes. Le regard fixe.
Elle s'arrêta net, le cœur affolé. La bête semblait l'attendre.
— C'est... impossible... murmura-t-elle.
Quand il grogna, d’une voix presque humaine, et avanca d'un pas lourd, elle hurla et s'enfuit.
Elle courut, sans réfléchir. Ses jambes la portaient seules, comme sous une force invisible. Les rues d’Ossenoir devinrent plus sombres. Les lampadaires vacillaient. La brume monta. Et bientôt, elle traversa la forêt. Puis les marais.
Elle s’arrêta, haletante, les pieds enfoncés dans la boue noire.
Le bouc avait disparu.
Mais des voix chuchotèrent tout autour d'elle. Des lamentations. Des mots en langue ancienne. Des pleurs d'enfants.
— Partez... éloignez-vous... fuyez...
Les voix s’intensifiaient, se superposaient. Puis, d'un coup, le silence tomba.
Et une voix d’homme, douce, mielleuse, siffla derrière elle :
— Je t'attendais.
Elle se retourna.
Un homme se tenait là. Une redingote noire, un haut-de-forme, et deux yeux rouges brillants comme deux braises. Il souriait. Mais ce sourire n’était pas humain, ni bienveillant.
Il s’approcha, délicatement, et d’un geste sec, il la saisit par la gorge. Elle voulut crier. Mais l'eau engloutit le cri. Il la plaqua dans les marais. Elle vit le ciel disparaître sous les remous. Elle vit les yeux rouges, toujours. Et ce sourire, figé.
Ses poumons se remplirent de vase. Sa peau brûla sous l'acide des eaux stagnantes. Elle se débattit, griffa, se brisa les ongles.
Lui restait calme. Inhumain.
Elle mourut lentement, la terreur l'accompagnant jusqu'à la fin. Un voile noir tomba.
Et dans le lointain, un murmure d’enfant, tout proche de son oreille, dit simplement :
« Personne ne parviendra à l'arrêter. »
On est encore une fois dedans. Et la mort d'adèle. Insoutenable.
ça doit être horrible.
Hâte de savoir ce que vont faire les survivants et avoir le fin de mot de l'histoire ;)