Le lendemain affleura trop tard au goût de Judy. Elle n’avait pas dormi, ou presque, si l’on considérait sommeil les quelques rêves morbides qui la hantaient. Elle voyait ses mains tâchées de sang et le poids des regards sur elle : les Lombrics savaient qu’elle n’était pas meilleure qu’eux, et qu’elle avait en elle plus de haine que tous leurs membres réunis.
Depuis le cours sur la Physique du Feu, toute perspective de retourner en salle de classe la répulsait. Elle attendit que l’heure de la séance de quatuor sonne, assise sur un caillou proche des falaises. Les vagues s’écharpaient toujours dans le froid, mais le soleil était doux et s’échouait sur son visage, entre son bonnet et le col de son pull.
— Judy !
Judy eut peur que ce soit Pierre, venu pour la dissuader de parler à Kateline, mais quand elle se retourna, Nathanaël avançait en trébuchant entre les mottes de terre, le visage soucieux.
— Judy, répéta-t-il à sa hauteur.
— Comment tu sais…
— Passais par hasard. Dis…
— Comment ça se fait que tu n’es pas en cours ? le coupa Judy.
— Tu m’as pris pour un élève sérieux ? s’exaspéra-t-il. Il ne faut pas se tromper, c’est Pierre, le studieux, pas moi.
Judy était suspicieuse.
Nathanaël s’assit à côté d’elle.
— Tu m’expliques ce qu’il s’est passé hier et pourquoi vous m’avez les deux laissé en plan ?
Ah, c’était donc ça, la raison de sa charmante visite.
— C’est compliqué.
— Vous…, dit Nathanaël avec un air suspicieux.
— Quoi ?
— Rien.
Nathanaël baissa les yeux vers ses chaussettes, qui dépassaient de ses pantalons. Deux canards jaunes les fixaient en retour.
Judy soupira.
— Je ne sais pas ce que tu crois, Nathanaël.
— Rien, pour l’instant. Ou tu pourrais dire la vérité et je te croirai.
Il posa sur elle ses grands yeux bleus.
— Après je peux partir, maintenant et je ne saurais rien, mais je ne reviendrais pas.
Les vagues s’échouaient sur les rochers. Encore.
— Non, reste, dit Judy avant qu’il ne se relève.
Comment… Par où commencer ?
— Pierre et moi, on n’a pas été choisi par Lunaé parce qu’on avait une connexion exceptionnelle avec l’un des quatre éléments. C’est, au contraire, parce qu’on peut les briser… et briser nos connexions en même temps.
Nathanaël resta de marbre quelques minutes. Le soleil jouait avec ses taches de rousseur.
— C’est pour ça que les Lombrics vous cherchent ? Par les Esprits, mais vous êtes en danger !
— Pas autant que ceux qui nous entourent, à l’évidence…, dit Judy, caustique.
— Tu veux dire qu’on me réserve le même sort que ton père ?
— Ça, c’est à toi de voir.
Nathanaël se tut, choqué.
— J’ai toujours le chic de me trouver des amis qui attirent les ennuis. C’est pour ça que Pierre ne sait rien faire avec sa connexion… Mais y a un truc qui m’échappe : c’est quoi le lien avec le monocle ?
— C’est Kateline. Elle a donné le monocle à Juan pour qu’il nous trouve et Pierre le lui a volé. Donc, on suppose que Kateline fait partie des Lombrics.
Nathanaël se releva en chancelant. Certainement étourdi.
— J’aime bien, dit-il.
Quoi donc ?
— Tu vas lui parler, c’est ça ?
— Oui, dit Judy.
— Tu me raconteras.
Il essuya ses pantalons pleins d’herbes givrées.
— On se retrouve à midi ? dit-il en partant.
Plus elle apprenait à le connaître, plus elle avait l’impression de ne justement pas le connaître du tout.
Eustache était assis au bord de la falaise, sous le vieux phare.
Judy s’approcha sans un bruit. Songea à faire demi-tour et à attendre d’être la dernière à arriver. Mais il ne restait qu’une cinquantaine de foulées à faire et si elle rebroussait chemin, il la verrait sans doute.
— Bonjour, dit-elle.
Il se retourna, arborant un sourire inhabituel.
— Bonjour, Judy.
— On va danser aujourd’hui ? demanda-t-elle.
Encore une fois le ton ironique de sa question ressortit comme un rot en plein silence. Mais Eustache ne semblait pas l’avoir perçu.
— Oui.
Mince.
— Tu n’aimes pas danser ?
— Pas vraiment.
Kateline et Gabriella se suivaient sur le sentier sinueux, les hautes herbes cachaient leurs jambes.
— On appelle cela de la danse, dit-il, mais ce n’est pas de la danse au « sens strict », si je puis dire. C’est la danse pour entrer véritablement en communication avec les Esprits de son élément. Cela peut même ressembler à de la boxe. Asseyez-vous donc.
Le regard de Kateline était impénétrable. Le cœur de Judy s’emballait, rien qu’à l’idée de devoir lui parler, seule à seule, avec potentiellement une représentante des Lombrics.
— Tiens, Judy, tu vas commencer.
— Je ne serais pas le meilleur exemple pour commencer, monsieur.
— Ta connexion peut se rompre. Cet exercice peut t’aider à la maintenir et éviter ce désastre. La théorie ne suffit pas.
Le désastre est inévitable, ne le savez-vous donc pas, Eustache ? M. Olivertown ne lui aurait-il vraiment rien dit ?
— Qu’est-ce que je dois faire ?
— L’enchaînement du héron.
Elle le regarda avec des yeux ronds.
— Je sais ce que c’est, dit Kateline, sans bouger d’un orteil.
Gabriella hocha prudemment la tête, derrière ses boucles brunes.
— Moi aussi.
Eustache secoua la tête.
— Il faut dire que, parfois, la théorie est fondamentale... Gabriella, je t’en prie.
Judy regarda, sans mot dire, le menton enfoncé dans sa main, son coude dans son genou, l’enchaînement du héron, exécuté avec précision et délicatesse.
Elle avait rêvé toute sa vie de ça ?
Elle n’avait rien à faire ici.
Gabriella l’exécuta une seconde fois, cette fois ayant pour consigne de l’utiliser avec son élément. Elle avança un pied, arqua les genoux et brandit le bras vers le ciel comme pour faire jaillir les profondeurs du sol de la boue terne de surface. Sa paume fuma. Elle ramena sa main vers elle et la tendit vers l’horizon en avançant son autre jambe. Sa paume s’enflamma et les flammes suivirent la direction de l’horizon avant de s’évaporer, sans l’avoir jamais atteint.
— Magnifique, dit Eustache. Compris, Judy ?
— Mmm…
Eustache eut l’amabilité de ne pas trop montrer sa consternation.
— Kateline ?
Kateline sourit.
Avec plaisir, continua intérieurement Judy à sa place. Évidemment, elle était tombée sur les deux maîtres-élémentaires en devenir les plus douées de toute l’école. Mais comment les Lombrics pouvaient-ils accepter un membre connecté dans leur rang, et aussi talentueux de surcroît ? Comment Kateline pouvait-elle être la fille du Déconnecté le plus célèbre du continent ? Comment sa connexion pouvait-elle être aussi forte avec un parent déconnecté ?
Non, ce n’était pas possible.
À moins que son père soit connecté. Judy ouvrit imperceptiblement la main. La petite croix se découpait dans l’ombre. C’était possible. S’il avait été déconnecté après avoir eu sa fille. La vie du ministre de Creux était beaucoup moins documentée que celle de Viviane Dertella ou d’Oskar Schluken. Sa vie semblait avoir commencé avec son ascension au pouvoir il y a une dizaine d’années.
C’était possi…
— Judy ? dit Eustache, signifiant que c’était à son tour d’exécuté l’enchaînement du héron.
— Il est l’heure, non ?
Elle tapota sa montre. Il restait cinq minutes, allait-il en faire tout un plat ?
— Très bien. La semaine prochaine, tu apprendras l’enchaînement du héron et la prise de la terre, dit Eustache, agacé.
— Oui, dit Judy. Bien sûr.
Je m’entraînerai toute la semaine sans relâche… Bien sûr.
Ils se relevèrent et se saluèrent. La prochaine séance était prévue au retour des deux jours de repos de la semaine.
Elle n’avait pas vraiment le choix. À moins qu’elle s’enfuie de l’école. Mais pourquoi ferait-elle cela ? L’école était son seul refuge, aujourd’hui. Son seul bouclier contre les Lombrics qui comptait parmi ces élèves ses plus précieux alliés.
La chevelure claire de Kateline voleta dans le coin de son champ de vision. Oh non. Elle ne pouvait pas la laisser filer.
— Kateline !
Elle courut après elle.
Kateline se retourna avec un air hostile.
— Oui ?
La distance qui les séparait était troublante. Froide. Judy se concentra sur sa respiration. Elle ne pouvait pas laisser la honte l’accabler alors qu’elle n’avait encore rien fait.
— Il faut qu’on parle.
— De quoi ? On se connaît à peine.
Ce qui justifiait certainement la distance qui les séparait.
— Je crois que tu me connais mieux que ce que tu laisses paraître, non ? Et Pierre, tu le connais bien aussi. On est importants, c’est ça ?
Kateline s’arrêta au milieu du sentier. Gabriella les dépassa, surprise.
— Importants ? Vous êtes les élèves les plus insignifiants d’Otaïla. Qu’est-ce que tu veux savoir de plus ?
— Et toi ? Tu ne me le demandes jamais mais tu cherches des réponses. Tu sais, parfois, on obtient davantage d’informations en demandant.
Kateline ne répondit pas. Elle devrait donc se dévoiler pour d’obtenir des réponses. Au bout d’un moment, il devenait impossible de se cacher pour avancer.
— Ton père fait partie des Lombrics et tu l’aides.
Kateline fronçait les sourcils. Elle devait essayer de lier les informations entre elles afin de déterminer ce que Judy savait et ne savait pas, afin de ne pas se trahir et tirer le meilleur parti de la situation.
— Où est mon père ? dit Judy, sans flancher, concentrant tout son courage dans l’intensité de son regard.
Convaincre.
— Tu crois que j’ai choisi ? dit Kateline. Tu ne comprends rien.
Voilà. Une onde de soulagement traversa Judy. Elle avouait, ils ne s’étaient pas trompés.
— Où est mon père ?
— Tu penses que je sais ?
Kateline poursuivit son chemin sans l’attendre.
— Et le monocle, alors ? s’exclama Judy.
— Il ne sert plus à rien.
— Je peux te dénoncer, cria Judy.
C’était son dernier argument et elle savait qu’il était aussi bancal qu’un château de cartes. Parfait. Elle venait de lui montrer à quel point elle était désespérée.
— Dis-moi quelque chose !
Et c’était vrai : elle était désespérée. Kateline se retourna et revint sur ses pas, irritée.
— Tu penses que mon père est un Lombric et qu’il sait où est ton père ? dit-elle à voix basse.
Oui, puisque c’est certainement lui qui est à l’origine de sa disparition.
— Écoute, il va à la Cérémonie des Esprits dans deux jours. Tu pourras lui demander en personne.
— Imbécile, siffla Judy entre ses dents.
Kateline haussa les sourcils avec mépris. Elle ne se rabaisserait pas à son langage grossier et haineux, n’est-ce pas. La Haute. Kateline repartit et Judy resta plantée-là. Elle serra ses poings et regarda le sol, en refoulant sa colère dans un souffle.
Et puis comme si ce n’était pas suffisant, elle se rappela que, cette nuit, elle ne dormirait pas aux dortoirs mais chez sa nouvelle famille d’accueil, la dénommée Hélène Jim et Pierre. Judy soupira. Passer de Kateline à Pierre ou de Pierre à Kateline ; leurs deux compagnies amenaient avec elles leur lot de casse-têtes inextricables.