12. Le bureau

Par Shaoran

Cédric nous reconduisit jusqu’au parking, entretenant joyeusement la conversation. Jérôme lui répondait de bonne grâce tant qu'ils discutaient de travail et se renfermait dès qu’il était question de choses plus personnelles. Exactement comme avec moi… enfin, la plupart du temps. Mais, Cédric ne s'en formalisait pas. Il changeait de sujet et continuait impassiblement sa discussion. 

Comment faisait-il pour l'amadouer avec une telle simplicité ? 

Comme toi. En se montrant sincère et spontané. 

Oui. La spontanéité. C’était dans ces moments-là que Jérôme dévoilait véritablement sa prévenance.

Montrer son air revêche à ceux qu’il aime bien. 

Ça me parlait. 

Cédric nous salua et s'engouffra dans une audi flambant neuve. Je le regardai s’installer pensivement. J'enviais cette relation si naturelle qu'ils entretenaient à travers leur travail. Cette complicité.

— Qu'est-ce que tu fabriques ? grogna Jérôme. T'as perdu ta voiture ou quoi ? 

Je sursautai, brusquement ramenée à la réalité. 

— Hein ? Non, elle est là-bas au fond du parking. 

Pour m’en assurer sans perdre la face, je déverrouillai les portes à distance. La lumière des clignotants capta immédiatement mon regard. 

— T’aurais dû essayer de te garer encore plus loin. Sur le parking d’en face pourquoi pas. 

— Figure-toi que ça m’a effleuré l’esprit. Cela dit... ça reste toujours moins loin que de faire le chemin à pied, si tu vois ce que je veux dire.

— Non, justement j’y vois rien, tu te rappelles, se moqua-t-il avec un geste éloquent pour son bandeau. 

Je fronçai les sourcils, un sourire crispé sur les lèvres. 

— Vraiment très subtil.

— Je sais. Je m’améliore de jour en jour. 

Je secouai la tête, amusée. 

— Fais attention aux flaques, ça gli…

Je perdis l’équilibre avant même de terminer ma mise en garde. Jérôme m’attrapa maladroitement par la manche. Nous nous retrouvâmes par terre en un clin d’œil. Mais le choc me sembla moins rude que prévu. 

— Tu t’es... pas fais mal ? grommela Jérôme.

— Non, ça va. Je…

Ce n’est qu’à ce moment-là que je réalisai : il avait amorti ma chute n’hésitant pas à tomber avec moi. Allongés au milieu du parking, il m’entourait de ses bras, cherchant péniblement son souffle. 

— Merci, lui chuchotai-je, la voix assourdie par l’émotion. 

L’espace d’une seconde, je fus tentée de rester blottie contre lui. 

L’espace d’une seconde, je sentis naître cette même hésitation chez lui. 

Mes joues s’enflammèrent. 

— Et toi ? Tout va bien ?

— À part le fait d’être étalé au milieu du parking les quatre fers en l’air, je dirais que oui.

Une voiture s’arrêta à notre hauteur. La vitre se baissa et la tête de Cédric émergea. Un sourire goguenard illuminait ses traits poupons. 

— Dites les tourtereaux, vous avez besoin d’aide ?

Électrisée par ses propos, je me relevai d’un bloc, immédiatement imitée par mon colocataire. 

— C’est les flaques… bafouillai-je. Elles sont gelées… 

— Elle a glissé… j’allais pas la laisser…

Cédric éclata de rire. 

— C’est mignon, ils sont tout gênés.

Jérôme et moi nous indignâmes d’une même voix. Mais c’était inutile. Cédric avait raison. 

— T'as pas des choses plus intéressantes à faire un samedi soir que de fustiger les handicapés sur le bord de la route ? grogna Jérôme. 

— Laisse-moi réfléchir une seconde... en fait non. 

Jérôme ricana. La complicité entre ces deux-là était sans doute aussi profonde que la gêne de mon colocataire en cet instant. Je décidai donc de lui prêter main-forte. 

— Eh bien nous si, alors si ça ne t'embête pas, on va rentrer, parce que ça caille. 

— Jérôme ! Tu me fais des infidélités ? 

— Bah… les femmes, tu sais ce que c’est… tu ne fais pas le poids…

Cédric rigola de bon cœur. 

— J'aime ton style mademoiselle. Surtout ne change rien. Quant à toi, repose-toi. Faudrait pas que tu nous choppes une vilaine grippe. 

J'étouffai un fou rire qui n'échappa cependant pas à mon colocataire. 

Cédric nous salua et prit congé toujours hilare. J'observai sa voiture jusqu'à ce qu'elle disparaisse de mon champ de vision. La personnalité de ce gars me plaisait bien. Il était aussi fondamentalement opposé à Jérôme que l'était le feu à la glace. J’étais contente que mon ours d’aveugle ait dans son entourage professionnel un véritable ami sur qui compter. Parce qu’il était évident que ces deux-là partageaient plus que de simples relations de travail. 

— Tu rêvasses encore ? me reprocha Jérôme. 

Je soupirai. Ce petit intermède de légèreté ne l'aurait pas détendu bien longtemps. 

— Suis-moi, c'est par là. 

Un instant plus tard, Jérôme s'installait dans la voiture et je démarrai. 

Le froid était revenu entre nous. 

Son silence ne m'aurait probablement pas dérangée si nous n'étions pas coincés ensemble dans ma petite voiture. Si proche l'un de l'autre. Et pourtant si loin. Je ressentais presque physiquement la tension qui alourdissait l'air.

Et cette file interminable de voitures…

La circulation était déjà significativement plus clairsemée qu'une demi-heure auparavant, pourtant, le trafic restait toujours compliqué dans cette partie de la ville. La faute à une mauvaise conception de la voirie ; sombre histoire de budget mal réparti. Quoi qu'il en soit, ce bouchon alimentait ma nervosité. 

Celle de Jérôme aussi.

Pour ne pas rajouter une strate de tension au silence, j'allumai la radio. Le jingle des infos m'arracha un soupir désabusé. Je ne les regardais pas à la télé, ce n'était pas pour les écouter ici. J'éteignis le poste et tentai d'engager la conversation avec un Jérôme toujours aussi maussade. 

— Il a l’air plutôt sympa Cédric, même s'il n'a pas sa langue dans sa poche. 

— De ce côté-là, t'as rien à lui envier. 

Je me raclai nerveusement la gorge.

— Et ça fait longtemps que vous bossez ensemble ?

— Assez.

Bon, lâche l’affaire. Il a clairement pas envie de causer.

— Ta voiture est vraiment minuscule, maugréa-t-il finalement. 

— Elle est suffisamment fonctionnelle et confortable pour les déplacements que je fais. Ça m’évite les flaques gelées, le froid, tout ça. 

Il soupira, levant les yeux au ciel. Du moins le supposai-je à son mouvement de tête. Pourtant, quelques minutes plus tard, il reprit d'une voix bien plus calme : 

— Cédric et moi, nous ne nous sommes pas toujours aussi bien entendus. Au départ c'était même tout l'inverse. 

— Comment ça ? 

— Nous avons été rivaux bien avant d'être amis. 

— Rivaux ? Genre, vous étiez concurrents pour ce poste ?

Jérôme rigola. Un rire rempli d’une curieuse amertume. 

— Pas vraiment. À cause de mon handicap et surtout de mon père, je n’ai jamais pu passer par la voie royale. J’ai commencé en donnant quelques cours particuliers grâce à des relations du régisseur du Conservatoire. Un mec génial, même s’il est parfois un peu trop gentil avec certains tire-au-flanc si tu veux mon avis. Quoi qu’il en soit, il a été l’une des rares personnes à ne jamais me considérer comme un incapable. Il a cru en moi, alors que moi-même je doutais de mon potentiel. Il a fait son possible pour m’encourager à une période où je ne me voyais plus aucun avenir et au final il a eu raison. On va pas se mentir, mes premiers cours ont été compliqués mais j’ai trouvé mes marques et obtenu de bons résultats. Grâce à cela, il m’a proposé un poste de contractuel sous la tutelle de Cédric. Après, les choses se sont enchaînées naturellement et au bout de quelques années, j’ai pu faire valider mes acquis officiellement.

— Les fameux examens pour lesquels tu as dû apprendre le braille…

— Pas uniquement, mais oui. Pour pouvoir faire valider mon diplôme de prof de musique, j’ai dû suivre une partie de ma formation par la voie normale. Avec de vrais cours et les examens qui s’y rapportent. Et puis, même si je déteste ça, le braille reste incontournable pour... bah les gens comme... 

La fin de sa phrase se perdit dans un murmure couvert par le bruit du moteur. Jérôme se renfrogna.

— Le côté positif, c’est qu’au moins ça m’a permis d’acquérir mon indépendance.

— Eh ben, c’est déjà pas si mal.

Il approuva d’un hochement de tête. 

— Et puis, c’était gentil de la part du régisseur de te filer un coup de main. Ce qui m’étonne, c’est que tu aies accepté. 

— Quoi ? Tu crois que j’ai été vexé qu’on me fasse la charité ? Que j’ai boudé parce que j’imaginais qu’on me prenait pour un incapable ? 

Je serrai les dents, feignant de ne pas relever ce subtil rappel à ma propre puérilité face à son coup de piston.

— Bah, c’est précisément ce que j’ai fait. Et pourtant, quelques années plus tard tu vois, j’ai fini par me comporter exactement de la même manière avec toi. Le tout avec les meilleures intentions du monde. Et pour le même résultat. Sur le coup, j’ai pas réalisé, mais…

— C’était pas très malin de ma part.

— De la mienne non plus.

Il soupira.

— Tu sais, quand ça m’est arrivé à l’époque, ma première réaction a été de penser à une sorte de punition déguisée. On m’imposait ce mec sorti de nulle part pour surveiller le moindre de mes faits et gestes. Comme si le Régisseur avait plus confiance en mes capacités, contrairement à ce qu’il prétendait. Puis, comme toi, j’ai réalisé qu’il essayait juste de m’encourager à repousser mes limites… avec les cours, mais aussi avec Cédric.

— Donc finalement, Cédric t’a aussi aidé à sa manière.

— Disons que ce n’était pas son objectif initial. Mais, à l’arrivée, ça a été très formateur pour nous deux. Contrairement à moi, il n’a jamais arrêté la musique. Il a fait toute sa formation au Conservatoire avant de passer le concours. Il a toute une collection de prix d’excellence nationaux et même internationaux. Avec un peu d’efforts, il aurait facilement pu faire carrière comme virtuose, et crois-moi les places sont chères, mais… 

— Il est trop fainéant pour ça. 

— C’est ce qu’il prétend. En réalité… disons qu’il a fait un choix difficile. Même si personnellement j’ai du mal à comprendre comment on peut abandonner si près du but. Il y a tellement de jeunes musiciens qui tueraient pour arriver à ce niveau d’excellence. 

— Dans ce cas pourquoi tu n’as pas tenté ta chance toi non plus ? 

— Qui te dis que je ne l’ai pas fait ?

— Oh, alors toi aussi tu as tout un tas de prix d’excellence ? 

— Juste un ou deux. Rien d’extraordinaire. 

Sa nonchalance me tira un éclat de rire. 

— Quoi ! 

— Juste un ou deux ! Comme si c’était donné à tout le monde. 

— Faut croire que ça l’est. Quand tu écoutes les gens être prof de musique, c’est à la portée du premier idiot venu, alors… 

Je profitai de mon arrêt au feu rouge pour le dévisager. 

La crispation de ses mains. Son sérieux. La gravité de ses traits. Cet aveu le remuait. 

— Peu importe, tout ça, c’était avant…

— Tu veux dire avant ton accident ?

Il approuva d’un hochement de tête. 

— Donc tu n’as jamais réessayé après ?

— J’étais déjà trop vieux pour toutes ces conneries, et puis, la musique, pour moi, c’est pas une compétition. Tant que je peux en vivre, ça me suffit. 

— Comme Cédric. Au final, j’ai l’impression que vous vous ressemblez beaucoup. Vous avez tous les deux fait un choix compliqué, mais vous l'assumez complètement… et ça c’est génial.

— Ce n’est pas l’avis de tout le monde.

— Peu importe ce qu’en pensent les autres. Même s’ils ont raison sur un point. N’importe qui peut être musicien.

Jérôme se crispa davantage. Avant qu’il s’offusque ouvertement, je précisai : 

— Mais de la même façon, n’importe qui peut être dessinateur, romancier, sportif, cuisinier ou comptable. Ce qui fait la différence, c’est la patience, l’investissement personnel, la passion que l’on met dans les choses. On atteint pas l’excellence sans sacrifices.

— Malheureusement, il arrive que le travail ne suffise pas.

— Certes. Le talent compte aussi, mais tu n’en manques pas. Je t’ai entendu dans cet auditorium et… c’était magnifique et même… 

— Quoi ? 

Je me mordis la lèvre, le temps d’une hésitation. 

— Et ben, tu vas probablement trouver ça idiot, mais tu avais l’air tellement… différent que j’ai eu du mal à te reconnaître. Devant ton piano, c’était comme si tu n’étais plus le même. Comme si ta cécité n’existait plus… comme si… tu étais bien plus à l’aise ici avec tes collègues qu’à la maison avec moi. Et…

— C’est pour ça que tu étais tendue quand tu es arrivée. 

— Mets-toi à ma place ! Cette Marie-Thérèse me claironne que t’es une crème au boulot et à la maison, j’ai droit à l’ours qui chafouine toute la journée. Comment je dois le prendre ?  

— C’est toi qui a débarqué à l’improviste ! 

— Parce qu’Henry avait un empêchement ! Je voulais pas... 

Je m’interrompis avant de me trahir davantage, mais Jérôme comptait bien obtenir une réponse.

— Pas quoi ? Vas-y termine... 

Je me raclai la gorge, gênée. 

— Tu ne parles quasiment jamais de ton boulot. Et quand je te questionne sur le sujet, tu restes évasif. Alors, j’en ai déduis que tu ne souhaitais simplement pas m’en parler. Et c’est pas un problème. Seulement, Henry m’a piégée moi aussi. Je pouvais pas refuser ! Et à cause de ça tu es contrarié comme si je m’étais immiscée sournoisement dans tes affaires, mais j’y suis pour rien, j’ai juste voulu… bref, c’est pas grave. Oublie.

Je me renfrognai.

Je comprenais la contrariété de Jérôme, mais je ne la méritais pas.

— Je n'avais pas l'intention de t'exclure de quoi que ce soit, avoua Jérôme à voix basse. Et… je ne t’en veux pas non plus.

Le silence revint entre nous, mais les reproches informulés qui flottaient dans l’air s’étaient évanouis, ne nous laissant qu’une gêne commune.

Heureusement, le profil caractéristique de notre immeuble apparut à l’angle de la rue. Je me garai sur cette place qui, il n’y a pas si longtemps, était celle d’Henry. Oui, bon, en théorie, c’était celle qui est allouée à l’appartement de Jérôme, mais, m’y garer avec lui renforçait mon impression de prendre la place de son oncle. 

La conception de l’immeuble ne permettant pas à l’ascenseur de descendre jusqu’au garage, Jérôme sortit de la voiture et se dirigea sans hésitation vers l’escalier, me précédant de peu. 

Encore une de ses habitudes. Combien de fois l’a-t-il emprunté avec Henry pour le connaître aussi bien ? Combien de fois a-t-il trébuché avant de…

Mes pensées s’interrompirent brusquement tandis que je trébuchai moi-même.

Mais à nouveau, Jérôme me retint par le bras. Aussi vif que sur le parking du Conservatoire. Aussi habile. Sa dextérité était telle que j’en oubliai parfois jusqu’à sa cécité.

— Merci, chuchotai-je, encore sous le coup de l’émotion. 

— Décidément, t’as du mal à tenir sur tes jambes aujourd’hui.

Je baissai les yeux, honteuse. 

— Désolée. J’ai la tête ailleurs.

— Je vois ça. 

— Ah bon ? Je croyais que tu ne voyais rien.

Il sourit franchement.

— Un point pour toi. 

— Comment tu fais pour toujours anticiper mes mouvements comme ça ? 

Il passa nerveusement sa main dans ses cheveux. 

— C’est parce que je te connais dans l’appartement et quand tu es à côté de moi. Le bruit de chacun de tes gestes. Les odeurs. Les intonations de ta voix. Je connais chaque froissement de tissu quand tu bouges. Je te devine dans l’espace que tu occupes. Je me souviens de toi. Tout simplement. 

— Ça n’a rien de simple. 

— Considère donc que c’est une question d’habitude.

— L’échiquier...

— Pardon ?

— J’ai vu l’échiquier dans ta chambre et Henry m’a expliqué que tu jouais avec lui. Mais comme tu n’as pas le repère du plateau, il faut que tu mémorises tout et… c’est comme ça que tu fais dans l’appartement ? Comme si c’était une grille d’échiquier grandeur nature ? 

— Je n’avais jamais envisagé les choses sous cet angle, mais maintenant que tu le dis, c’est vrai que ça y ressemble.

L’ascenseur arriva et nous regagnâmes l’appartement de Jérôme en silence. Mon observation sur l’échiquier l’avait laissé étonnamment pensif. 

Le petit carillon tintinnabula joyeusement à notre entrée. Jérôme l’ignora. Il déposa ses clefs dans la coupelle, rangea ses chaussures puis son écharpe comme toujours.

Le même rituel.

Les mêmes gestes.

C’était précisément cette routine d’horloger qui le rendait indépendant. 

Mais quand vint le moment de ranger son manteau, il hésita. Un geste maladroit plus tard, je compris pourquoi. En essayant de me dissimuler la canne blanche qu’il sortit de sa poche intérieure, elle lui échappa des mains. Dans son empressement à la rattraper, il se cogna la tête contre le chambranle de la porte.

J’étouffai un petit ricanement.

Pourquoi est-ce qu’il cherche à me cacher ça ?

Il se retourna, rangea furtivement sa canne et se massa le front.

— Tu t’es fait mal ? lui demandai-je innocemment.

— C’est bon, je suis pas une petite chose fragile. J’y vois rien, mais je ne suis pas un handic… un incapable ! Je peux me débrouiller tout seul !

— Bien sûr. Mais comme tu l’as justement dit tout à l’heure, tu as parfois aussi besoin d’aide et le reconnaitre n’est pas une forme de faiblesse. 

— Ce n’est pas de faiblesse dont je te parle, mais de dignité. Je suis un homme bordel ! Est-ce que c’est si dur à comprendre ? 

Je secouai négativement la tête, oubliant une fois encore qu’il ne me verrait pas. Je me sentais un peu honteuse, sans réellement savoir pourquoi. Heureusement, il ne semblait pas attendre de réponse de ma part puisqu’il ajouta : 

— Comment tu réagirais si le monde entier te considérait comme un enfant de 8 ans ?

Dans ses mains, une crispation, dans sa voix, une ancienne souffrance. Ancrée jusqu’au plus profond de lui. Une souffrance que je connaissais bien.

— Je sais ce que c’est, soufflai-je.

— Donc, tu peux comprendre que je n’arrive pas à rester moi-même face à tous ces gens. 

Oui, je le comprenais très bien. Moi qui passais mon temps à me cacher de mes proches. Parce qu’il était toujours plus facile de se dissimuler derrière un masque ourlé d’artifices et de mensonges que de se sentir rejetée pour s’être montrée sous son véritable jour. 

J’observai mes mains, penaude. 

— Alors, peut-être que oui, je suis hypocrite envers eux, mais toi, je ne t’ai jamais menti.

Sans me laisser le temps d’objecter quoi que ce soit, il s’enferma dans sa chambre me laissant seule et boulversée dans le salon.

Je lui reprochais d’être hypocrite envers ses collègues, mais je ne valais pas mieux, moi qui ne trouvait même pas le courage de me confronter à mes parents et leurs jugements.

Allez, c’est décidé, aujourd’hui je ne reculerai plus. Tant pis pour ce bras de fer débile, je passerai ce fichu coup de fil… dès que le dîner sera sur le feu…

Et il le fut bien trop tôt à mon goût.

Ne trouvant pas d’autre excuse pour différer mon appel, je pris mon courage à deux mains. Un rapide coup d’œil vers la chambre de mon aveugle pour m’assurer qu’il ne s’apprêtait pas à en sortir et j’allumai la télé pour créer un bruit de fond.

J’inspirai à fond et enfin, je composai le numéro. 

Mon ventre se tordit à mesure que mes doigts tapotaient sur le clavier virtuel, mais cette fois je tins bon. Durant les quelques secondes qu’il leur fallut pour décrocher, je m’encourageai mentalement.

Une part de moi criait que je serai fière de l’avoir fait, l’autre priait sincèrement pour que personne ne réponde.

Le miracle n’eut pas lieu ; la voix de ma mère m’accueillit avec cette froideur qu’elle destinait d’ordinaire aux prospecteurs téléphoniques.

Lorsqu’elle me reconnut, sa voix se fit plus glaciale encore.

— Ah enfin tu te rappelles qu’on existe ! Tu as besoin de quelque chose, c’est ça ?

— Non. J’ai simplement été très occupée. Entre les formalités administratives et tout le reste, les journées passent plus vite que j’ai le temps de les compter.

— Vite au point de ne même pas trouver cinq minutes pour donner des nouvelles ? grogna mon père en arrière-plan.

Voilà qui expliquait le grésillement dans le combiné et l’impression d’écho que je percevais : ma mère avait mis l’ampli pour que mon père profite de la conversation. 

— Disons que je ne m’ennuie pas. 

— À d’autres, trancha ma mère. On sait très bien comment tu étais à la maison, alors ne va pas nous faire croire que tu es complètement différente maintenant que tu habites chez quelqu’un d’autre. D’ailleurs, tu aurais au moins pu avoir la politesse de nous inviter à venir voir ton nouveau logement.

— Je t’ai proposé de m’accompagner le jour de mon emménagement, lui rappelai-je. C’est toi qui a pas voulu venir.

— Parce que contrairement à toi, j’ai un vrai travail. Je ne fais pas ce que je veux quand je veux.

Je me mordis la lèvre jusqu’au sang.

Même mon silence prolongé ne les avait pas adouci.

— Écoute, ça fait un moment qu’on ne s’est pas parlé, on ne va pas déjà se chamailler. Je suis désolée de ne pas avoir donné de nouvelles, mais je suis adulte maintenant, il faut que je m’occupe de ma vie. Et puis, si un jour vous voulez m’appeler, je répondrais avec plaisir. Ça évitera ces longues inquiétudes silencieuses. 

— Ce n’est pas à nous de penser à t’appeler. 

Décidément, ils sont irrécupérables.  

— Et le travail ? lança mon père. Tu n’as toujours rien ? 

La nouvelle de mon embauche à la librairie Valrec me brûla les lèvres, mais je la retins de justesse. Je n’appelais pas pour me vanter de ce nouveau travail mais pour gommer ce sentiment d’hypocrisie face à Jérôme. Alors, autant garder cet atout encore un peu au chaud dans ma manche. Juste histoire de le sortir quand il aurait le plus d’impact.  

— Ça suit son cours, grognai-je finalement.  

Ça n’était pas la vraie vérité, mais pas un mensonge non plus. 

— Si tu es aussi efficace que tu l’étais à la maison, tu vas continuer encore longtemps ma pauvre, se moqua-t-il. 

Et après ils se demandent encore pourquoi je les snobe ouvertement. 

Je soupirai et répondit sobrement :

— Qui sait ? Ça peut arriver plus vite qu’on ne le pense. 

— C’est précisément à cause de ce genre de mentalité que tu n’arrives rien à trouver.

— Il faut que tu arrêtes d’attendre que les choses te tombent toutes cuites dans le bec.

Mon corps se crispa. J’avais beau faire front, une fois de plus, j’étais ébranlée. 

Un geste maladroit plus tard, mon pot à crayons s’écrasait au sol dans un fracas métallique. Immédiatement, je jetai un coup d’œil à l’étage. Pour mon plus grand soulagement, Jérôme ne semblait pas avoir entendu. 

Jérôme… 

Mon grand coton tige aveugle avait beaucoup de défauts, mais il m’écoutait toujours. Il m’aidait. Il m’épaulait. Et grâce à lui, aujourd’hui, il me suffisait de raccrocher le téléphone pour me couper du venin familial. 

Je souris.

Je l’avais choisi comme il m’avait choisie.

Même si, sans cette intransigeance parentale et le comportement odieux qui en découlait, jamais je n’aurais trouvé le courage d’emménager chez Jérôme. Alors quelque part, je m’estimais reconnaissante.

Face à mon absence de réaction, ma mère enfonça le clou. 

— On dirait que tu t’en fiches complètement !

— Pas du tout. Seulement… 

Le sermon continua encore et encore. Comme un interminable défilé d’accusations, de culpabilisation sans subtilités et de fausses marques d’intérêt. En apparence, ils s’inquiétaient, en réalité, comme dans ces films policiers, tout ce que je disais serait retenu contre moi ultérieurement. Alors j’en racontai le moins possible. 

Une demi-heure plus tard, je raccrochai sur la promesse de les inviter avant Noël. 

J’étais tellement soulagée d’en avoir terminé avec cette corvée, mais paniquée à l’idée du piège dans lequel ils m’avaient poussée. Les inviter, c’était accepter qu’ils rencontrent Jérôme.

Comment réagiront-ils en découvrant qu’il est handicapé ?

Et comment convaincre Jérôme d’accepter cette visite ? 

Et…

Et… 

Je me sentais soudain oppressée. 

Au moins quand Henry me jouait un mauvais tour, ses intentions étaient louables. Enfin, plus que celles de mes parents. 

Comment me tirer de ce mauvais pas ? Comment esquiver cette rencontre ? Comment… 

J’étais au bord de la crise d’angoisse quand la porte de la chambre de Jérôme s’ouvrit. 

Je sursautai, essuyant vivement mes yeux et remettant de l’ordre dans ma tenue. 

C’était une réaction tellement stupide. 

Tellement normale. 

Si Jérôme s’en aperçut, il eut la délicatesse de ne pas me le faire remarquer. En silence, il traversa la pièce jusqu’à la cuisine où il remplit maladroitement la bouilloire. Je le surveillais du coin de l’œil, espérant sincèrement qu’il n’avait pas entendu ma conversation, même si je ne me faisais que très peu d’illusions sur le sujet. 

Mieux valait ne pas y penser au risque de mourir de honte. 

— Tu veux quelque chose ? me demanda-t-il. 

— Euh, oui, un thé s’il te plait. 

Il sortit deux tasses, en remplit une de café instantané et l’autre d’un sachet de thé à la vanille. Je baissai les yeux.

Il me connaît mieux en moins de trois mois que ma famille en des années d’existence. 

— Relation compliquée, supposa-t-il en m’apportant ma tasse.

— Quoi ?

— Tes parents. C’était eux au téléphone n’est-ce pas ? C’est pour ça que tu as la tête ailleurs depuis tout à l’heure.

Je me figeai. 

— Alors tu avais quand même tout entendu finalement. 

— Disons qu’au départ, j’ai cru que tu avais mis la télé un peu plus fort que d’habitude. Et… de fil en aiguille, j’ai surpris une partie de votre conversation.

— Oh, c’est… désolée de t’avoir dérangée.

— Tu n’as pas à t’excuser. Mais, si je peux me permettre une remarque… Indépendamment de tout ce que vous avez pu vous raconter, je t’ai rarement sentie aussi crispée. Même quand je te provoque ouvertement tu n’es pas aussi tendue.

— Chacun ses relations compliquées.

— C’est vrai. C’est pour ça que tu ne leur as rien dit pour la librairie ?

— Ah… euh… eh ben en fait… c’est que… j’attends la fin de ma période d’essai. Déjà comme ça, je ne suis pas certaine de leur réaction alors, si en plus c’est pas officiel

— S’ils te mettent dans un tel état, pourquoi est-ce que tu leur accordes autant de crédit ?

— Que veux-tu dire ?

— Je me trompe peut-être mais, si une personne extérieure t’affublait de tous ces reproches, ne l’aurais-tu pas déjà rayée de ta vie ?

— Je suppose que oui. 

— Alors pourquoi tu le tolères de leur part ?

— Parce que c’est ma famille. Je leur suis redevable. C’est grâce à eux que j’existe.

— Les liens du sang n’excusent pas tout. Le respect est une chose qui se doit de rester mutuelle.

— C’est pour ça que tu as quasiment coupé les ponts avec la tienne ?

Son visage se ferma immédiatement.

Je me mordis la lèvre. Je ne voulais pas me montrer blessante, mais volontairement ou pas, il avait appuyé sur un point sensible. Une vérité que je n’arrivais pas à accepter.

Heureusement la bouilloire choisit cet instant pour siffler. 

Jérôme nous servit maladroitement. Je ne manquai pas le moindre de ses gestes, toujours aussi étonnée par sa dextérité. Elle n’équivalait certes pas à celle d’une personne normale, mais compte tenu des circonstances, on pouvait le considérer comme particulièrement adroit. Il remplit les deux tasses sans en renverser une goutte et reposa la bouilloire sur son socle. 

Il s’installa face à moi, et remua placidement son café.

— Ma famille et moi, nous avions trop de désaccords. Surtout après mon accident. Je ne les supportais plus. J’avais besoin de prendre mes distances.

— À cause de ton père ? Il refusait que tu vives de la musique ?

— Pas uniquement, mais ça a pesé dans la balance.

Il marqua une pause, le temps de boire une gorgée de café et ajouta : 

— Quand je me suis retrouvé au fond du trou, le médecin m’a conseillé de reprendre la musique. J’aimais ça et c’était l’occasion de focaliser mon esprit sur autre chose. Je m’y suis plongé tout entier pour oublier jusqu’à ce que le régisseur me tende la main. On se connaissait d’avant et… disons que je lui devais beaucoup, déjà à cette époque. Il a toujours vu en moi tellement plus que les autres. Après mon tout premier concours, il était persuadé que je pourrais prétendre à devenir virtuose et j’adorais cette idée. J’aurais pu tout sacrifier pour y arriver, mais…

Il détourna le visage comme s’il hésitait à poursuivre.

— Pour mon père, la musique n’avait rien d’un vrai métier. Et avant mon accident, il refusait catégoriquement de me laisser poursuivre dans cette voie. Il avait décidé que je reprendrais l’entreprise familiale et c’est tout. Je n’avais pas d’autre choix.

Il balança sa cuillère dans un geste d’humeur trahissant une colère sourde. 

— C’était complètement stupide ! Cette entreprise, c’était le rêve de mon frère, pas le mien. Pourtant mon père s’obstinait, prétendant que Thomas pourrait réussir seul dans la vie quoi qu’il arrive, mais moi, j’étais tellement paresseux qu’il fallait bien que l’on prépare mon avenir à ma place.

Thomas, son frère ? Il a un frère… première nouvelle. 

Même Henry n’en avait jamais parlé. À tel point que j’avais fini par le considérer enfant unique. Manifestement ce n’était pas le cas. 

Je savais que je n’avais pas l’apanage des relations familiales compliquées, mais plus Jérôme se dévoilait, plus je réalisais qu’il trainait lui aussi pas mal de casseroles. Indépendamment de son handicap évidemment. 

Voilà qui expliquait pourquoi il se montrait si avare de détails sur sa profession. Il adorait son métier, mais son entourage lui avait trop souvent renvoyé l’impression de ne pas être à la hauteur. Cette désapprobation pesait lourdement sur ses épaules. Comme je le comprenais. Je l’admirais aussi pour avoir trouvé le courage de lutter contre ces pressions familiales et d’en être sorti grandi. 

— Seulement voilà, soupira-t-il, je suis devenu aveugle. En une fraction de seconde, je suis passé du statut d’ado indolent à celui de boulet que l’on traine pour le reste de sa vie. Un fils dépendant. Il n’osait pas le dire devant moi, mais je sentais dans chacune de nos interactions qu’à ses yeux, j’étais fini. Définitivement perdu.

— C’est horrible !

Mon indignation lui arracha un sourire nostalgique. 

— C’est en partie à cause de ses doutes que j’ai donné mes premiers cours particuliers de musique. J’avais besoin de me prouver qu’il se trompait. Que ma vie n’était pas terminée avant d’avoir réellement commencée. 

— C’est pour ça que tu tenais tant à lui acheter ton appartement ?

— Oui. Je voulais lui envoyer un message fort. J’étais capable de subvenir à mes besoins. J’étais autonome. Seulement entre gagner quelques deniers avec des cours, et devenir prof de musique à temps plein, il y avait un fossé à combler. C’était effrayant, mais pour la première fois depuis longtemps, j’avais un véritable objectif. Clair. Net. Précis. Et en accord avec ce que je voulais devenir. Mes parents étaient relativement mitigés quant à ma décision, mais j’étais déterminé. Alors, ils ont cédé, considérant que ça restait préférable à ne rien faire du tout. Et c’est là que le soutien de Cédric et du régisseur ont été particulièrement précieux pour moi. 

Il vida sa tasse et la nettoya avec une grande attention. 

— Viens. Je vais te montrer quelque chose. 

Il saisit ma main et m’entraîna jusqu’à ce mystérieux bureau où il aimait se retrancher.

— Tiens.

Il me tendit une clef. Je le dévisageai sans comprendre, oubliant de lui poser la question qui me brûlait les lèvres. 

— Comme preuve de ma bonne foi, ajouta-t-il.

— Dois-je en déduire que tu me fais confiance maintenant ? plaisantai-je pour casser la solennité de l’instant. 

Il me répondit par un long silence que j’ignorai comment interpréter et m’invita d’un geste de la main à ouvrir la porte. Je m’exécutai avec la curieuse sensation de faire céder la dernière barrière existant entre nous. 

Désormais, nous n’étions plus des inconnus mais des amis. Malgré mes provocations et tout le reste… 

J’entrai à tâtons. À travers l’obscurité, mon regard capta le reflet d’un meuble imposant au milieu de la pièce. Son profil singulier se découpait, tout en ombre sur la vue panoramique de la ville qu’offrait une large baie vitrée. 

Jérôme actionna l’interrupteur et la lumière envahit l’espace. 

Un murmure impressionné s’évanouit dans le fond de ma gorge. 

Comme je le pensais, la forme massive au centre était celle d’un piano à queue semblable à celui sur lequel il jouait au Conservatoire. Non loin, un canapé et un bureau complétaient le mobilier de cette pièce un poil moins dépouillée que le reste de l’appartement. 

J’étouffai un ricanement à la vue des piles de papier qui jonchaient le bureau. J’avais ce même défaut. J’aimais l’ordre. Beaucoup d’ordre. Sauf… là où je posais mes dessins. La créativité était ainsi. Elle ne tolérait pas le rangement.

Et ce bureau, c’était le sanctuaire de sa créativité. Un refuge où le temps et les tracas disparaissaient au seul profit de la musique. 

Jérôme s’installa derrière le piano et le caressa du bout des doigts avec délicatesse. Comme un vieil ami très cher. 

— Le dernier aide à domicile qu’Henry a recruté profitait de mon absence pour inviter ses potes. Ils fumaient, picolaient comme des trous, déplaçaient mes affaires. Et, pour pas se faire griller par Henry, ils s’enfermaient dans mon bureau. Ils ouvraient la fenêtre en grand, histoire d’aérer et briquaient l’appart’ de fond en comble juste avant que je rentre pour qu’Henry n’y voit que du feu. Je le lui ai signalé, mais il n’a rien voulu entendre, prétendant que je n’avais rien trouvé de mieux pour le discréditer. Faut dire qu’il était particulièrement doué pour dissimuler ses traces, ce con. Et Henry était particulièrement décidé à ne pas m’écouter.

— C’était lui le fameux Gabin ?

— Oui.

— Et comment ça s’est terminé ?

— Un jour, ils étaient tellement bourrés qu’ils ont abîmé mon piano. Et cette fois, Henry a bien été forcé de m’accorder le bénéfice du doute. Du coup, on a profité d’une visite chez mes parents pour rentrer une heure plus tôt et on les a pris sur le fait. Henry l’a viré et j’en ai eu pour trois semaines entières pour faire remettre mon piano en état. Je te dis pas la facture à l’arrivée.

— À ta place, j’aurais pété un plomb.

— Ah ça, je crois qu’il a bien saisi le fond de ma pensée. Et celle de Marilou avec. Parce que mine de rien, elle aussi l’avait grillé depuis longtemps.

— Oui j’en ai vaguement entendu parler. Je comprends mieux maintenant pourquoi tu fermais ton bureau à clé.

— Je ne voulais pas prendre le risque de reproduire cette erreur. Ce piano, c’est toute ma vie. Mon outil de travail… le temps que j’ai perdu à cause de la réparation, c’était inacceptable. J’ai des responsabilités, des engagements, des délais. Et à cause de ça, on a accumulé pas mal de retard avec Cédric.

— C’est pour ça que tu passes autant de temps enfermé ici ces dernières semaines ?

— Il n’y a pas eu que ça, mais ça a largement contribué.

Il sortit ses partitions et les installa sur le pupitre de son piano. Des feuilles blanches parsemées de points qui n’avaient pas le moindre sens à mes yeux. Mais pour Jérôme… 

Il passa délicatement les doigts sur le papier. 

— C’est vraiment de la musique ? lui demandai-je, intriguée. 

— Oui.

— Je suppose que c’est plus facile à lire qu’un document classique.

Jérôme rigola amèrement. 

— Détrompe-toi. 

Il prit ma main. 

— Ferme les yeux.

J’obtempérai tandis qu’il dirigeait lentement mes doigts le long d’une ligne de points. 

— Voilà à quoi ressemble la lecture dans mon monde.

— C’est…

— Pas très chaleureux, n’est-ce pas ?

— J’admets que c’est déconcertant.

— C’est pour ça que je déteste lire le braille, même si j’ai dû l’apprendre par la force des choses. 

— Je comprends, mais d’un autre côté, ça te permet de te débrouiller pour lire tout seul. C’est bien toi l’autre jour qui regrettait de devoir quémander l’aide d’une tierce personne pour la lecture.

— Je sais. Mais ça ne le rend pas moins barbare pour autant.

— Ça d’accord, mais imagine que tu n’aies personne sous la main pour t’aider à lire. Comment tu ferais sans braille ?

— Avec mon portable. J’ai une application spécifique pour ça. C’est un système de reconnaissance de caractère et de synthèse vocale. Une sorte de machine à lire dématérialisée. 

— Oh, donc cette espèce de petit œilleton à l’arrière, ce n’est pas un appareil photo comme sur les portables traditionnels !

Il rigola de bon cœur. 

— Non pas vraiment. Ce serait plutôt de mauvais goût, tu ne crois pas ?

— Bah oui ! C’est exactement ce que je me suis dit la première fois que je l’ai vu.

— Je m’en sers surtout pour consulter mes documents administratifs, des notices d’utilisation, des choses comme ça. Cela dit, je crois qu’il peut vraiment faire des photos. Mais je refuse de m’en servir.

— Rabat-joie !

— On ne se refait pas.

— Certes. Mais preuve est donc faite que même sans braille, tu as le moyen de lire tout seul comme un grand.

Jérôme ricana amèrement. 

— T’as déjà entendu la voix de ce truc ? C’est une catastrophe. C’est froid, impersonnel et…

— Ça doit pouvoir se régler.

— Peut-être mais ça m’intéresse pas. Au risque de te paraître vieux jeu, je préfère le contact humain.

— Voilà un argument qui se défend, même si, ôtes-moi d’un doute, depuis qu’on en parle, j’avais plutôt l’impression que tu n’aimais pas trop ça, les gens, les relations sociales et tout ce tralalala.

— Disons que ça dépend avec qui.

Il reprit la lecture minutieuse de ses partitions. Je le regardais faire, impressionnée. Il passait et repassait les doigts sur les mêmes lignes comme s’il cherchait à s’en imprégner. À les graver profondément dans sa mémoire. 

Quand il s’échauffa les doigts, prêt à travailler ce qu’il venait de répéter mentalement, une question m’échappa plus vite que j’eus le temps de la retenir. 

— Mais le piano ne dérange pas les voisins ?

Il s’interrompit et tourna vers moi une expression satisfaite. 

— Est-ce qu’une seule fois depuis que tu habites ici tu m’as entendue jouer ?

— Non.

— Pourtant tu es dans le salon juste en bas. 

Je me frottai le menton tout en réfléchissant.

— Je n’imaginais pas que l’immeuble était si bien insonorisé.

— Disons que je n’ai pas choisi cet appartement au hasard. On est au dernier, un peu en retrait des autres logements et avec un demi palier de décalage par rapport aux autres.

Voilà donc pourquoi mon aveugle avait choisi l’appartement sous combles en dépit de son escalier et toutes les autres difficultés structurelles auxquelles il avait dû s’adapter. C’était son compromis pour installer son piano dans la résidence sans nuire à l’entourage.

— Vu son métier d’entrepreneur dans le bâtiment, ça n’a pas été très problématique pour mon père de faire installer des plaques acoustiques sur les murs et le sol pour insonoriser la pièce. 

— Il a été sympa de ne pas refuser tout net.

— Disons que je l’ai payé en contrepartie.

— Payé ? Sérieux ? 

— Pas en espèces sonnantes et trébuchantes. Tu te souviens ces fameux dimanches après-midi en famille…

— Ceux auxquels Henry t’emmène une fois par mois et dont tu reviens toujours de si charmante humeur.

— C’était la contrepartie pour les travaux d’insonorisation.

— Oh, il t’a donc acheté avec quelques menus travaux.

— Disons que c’est la version simplifiée. Quoi qu’il en soit, maintenant notre appartement n’a plus de secret pour toi.

Mon cœur manqua un battement.

Il avait dit notre, pas mon, notre. Jamais je n’aurais cru que de si petits mots puissent me chambouler à ce point. Mais avant que je puisse casser la solennité du moment en me retranchant derrière mon cynisme habituel, Jérôme ajouta avec une pointe de nervosité :

— Une dernière chose… je suis désolé pour mon comportement au Conservatoire. J’ai bien conscience de me montrer souvent maladroit dans mes rapports aux autres, mais avec toi, j’arrive à rester seulement… moi.

Je souris niaisement.

Touchée et gênée. 

À nouveau, Jérôme balayait toutes mes défenses et je me retrouvais démunie face à la simplicité de ses aveux. Il ne s’embarrassait jamais de détours ou de formules obscures cherchant à le dégager de toute ou partie de sa responsabilité. Il assumait ses erreurs. Il les reconnaissait entièrement et sans complexe. Il les avouait. S’en faisait excuser et passait à autre chose sans rancune ni irritation. 

Je l’admirais pour cela. Mieux, j’aspirais à lui ressembler. Je m’y entraînais, même si pour l’instant, la plupart du temps, mon humour sarcastique prenait le dessus. 

— Vu l’état glorieux de mes relations, mon chat, c’est pas moi qui te jetterai la pierre. Mais j’apprécie ton intention. Tu sais, même si j’essaie de prétendre le contraire, j’ai souvent du mal à cerner tes réactions.

Je détournai les yeux comme pour fuir cette révélation. En réalité, j’appréhendais sa réponse. Il soupira et se passa une main dans les cheveux avec lassitude. 

— Je sais. Les gens ont toujours du mal à comprendre. Enfin, la majorité n’essaie même pas. Ils préfèrent cette hypocrisie de surface. C’est plus rassurant. Ça leur donne bonne conscience sans les engager moralement.

— Ce n’est pas spécifique à toi. La plupart des interactions sociales sont ainsi, essentiellement dans le monde du travail. Les collègues te parlent davantage par bienséance sociale que par réel intérêt pour ce que tu as à leur dire. Bien sûr tous ne sont pas comme ça, mais la majorité, si. Essaie un jour de leur répondre que ça ne va pas quand ils te posent la question le matin et tu les verras changer de couleur parce qu’ils ne savent plus quoi faire ni comment réagir.

— C’est vrai. Pour autant, entre gens normaux, tous les écarts de conduite ne sont pas tolérables. Dans mon monde, sous prétexte que je suis diminué, ça le devient. Et par derrière on se croit discrets en grommelant que les infirmes devraient s’abstenir de voler le travail des honnêtes gens puisqu’ils ne pourront évidemment jamais être aussi performants que la norme.

Je me raidis imperceptiblement, consciente qu’il y avait beaucoup de vécu et de lucidité dans son constat. Une boule se forma dans le fond de ma gorge. 

— C’est horrible !

— Pour une grande majorité de collègues, je ne dois ma place qu’à mes relations avec le Régisseur.

— Mais ils ne t’ont jamais entendu jouer ?

— Comme tu le disais si bien, ça ne les intéresse pas réellement. Alors pourquoi je perdrais mon temps et mon énergie à être moi-même face à eux ?

— Ils ne méritent pas ton amabilité.

— Effectivement. Mais je refuse de leur donner la satisfaction de les pourrir. 

Il marqua une pause avant de reprendre. 

— Je n’ai pas peur de ma cécité. C’est comme ça, que je l’accepte ou pas, je n’ai pas le choix. Mais les autres ne l’acceptent pas. Ce sont eux qui m’effrayent. Ils me jugent. Ils ont pitié. Et je déteste ça. 

Sa main tâtonna à la recherche de la mienne. 

— Au milieu de tout ça, Cédric et toi êtes un peu comme des ovnis. Vous n’avez jamais hésité à me remettre à ma place sans détours. À venir vers moi, à me questionner, à me dire le fond de votre pensée bien en face. À vous comporter normalement tout simplement. Alors même si j’ai parfaitement conscience que vous ne pouvez pas appréhender pleinement les réalités de ce que je vis au quotidien, je n’ai pas peur de rester moi-même avec vous. Tu comprends ?

Je souris.

Bien sûr que je comprenais. Je ressentais exactement la même chose. Jour après jour, son naturel me tirait de ma coquille, il était légitime que ma spontanéité en fasse autant.

— Je sais que je ne suis pas facile à vivre, continua-t-il tout en me caressant le bras. Malgré ça, tu sais te montrer patiente et à l’écoute. Et ça, c’est important à mes yeux. C’est pour ça que je t’ai montré mon bureau. Je veux que tu saches que j’ai confiance en toi.

— Une confiance aveugle.

Et revoilà, la carapace d’humour décapant. Décidément, on ne se refait pas en un jour.

— Il n’y a pas que la vue dans la vie, chuchota-t-il à mon oreille. Il me reste quatre autres sens et crois-moi, je sais m’en servir mieux que la plupart des gens.

— Dans un certain sens, la vue restreint la vision des gens. Sacrée ironie, tu ne trouves pas.

— Tu ne mesures même pas à quel point c’est vrai.

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