13. Le café

Par Shaoran

Ah Noël ! 

Chaque année son approche était synonyme de petits bonheurs, de gourmandises, de décorations, de paillettes, de couleurs et de lumières. Oui, pour moi, Noël était synonyme de chaleur, de cocooning, de régression enfantine décomplexée. 

Bref, c’était cool. 

Enfin, jusqu’à un certain point. Parce qu’en marge de ces réjouissances existait une face sombre que j’essayais vainement d’enfouir au fond de mon cœur. Une face toute en solitude, en déprime et pire en repas de familles pantagruéliques où se succédaient les leçons de vie à deux balles et la psychologie de bazar sensée t’expliquer pourquoi tu foires ta vie. 

Le bonheur !

Heureusement, pour l’instant, nous étions encore du bon côté de Noël. Celui où on égayait son intérieur de guirlandes et autres lumignons, où les odeurs de gâteaux et de pain d’épice flottaient dans les cuisines, où les magasins rivalisaient d’ingéniosité pour se montrer sous leur meilleur jour.

Bref, où toute la grisaille hivernale semblait soudain moins terne. 

À la librairie en revanche, c’était synonyme de pic d’activité et de travail dominical. Et pour la première fois, je me retrouvais de l’autre côté de la barrière en ce dimanche après-midi. Vendeuse débutante dans une arène de fans dépités par l’annulation intempestive d’un gros événement. À force de persévérance, Olivia avait réussi à organiser une séance de dédicace avec la romancière jeunesse tendance du moment. 

Malheureusement, la pauvre s’était décommandée à la dernière minute. Un vilain rhume de son petit dernier. 

Si la plupart des fans comprenaient cette déconvenue, certains ne mâchaient pas leurs mots pour nous faire comprendre que reprogrammer l’événement à une date ultérieure n’était pas à leur goût. Heureusement, j’avais découvert en la personne de Simone, une reine de la diplomatie qui n’avait pas son pareil pour apaiser les foules.

Pour ma part, je me tenais le plus loin possible de cette agitation. C’est ainsi que je me retrouvais plantée au milieu de la vitrine à réajuster la décoration de Noël quand un homme d’âge mûr m’aborda. 

— Euh, excusez-moi Madame… puis-je vous déranger quelques instants ?

— Bien sûr ! Que puis-je pour vous ?

— C’est par rapport à ce livre… 

L’homme m'entraîna vers les rayons jeunesse, et je l’y suivis en toute innocence. Pourtant, un détail dans sa physionomie m’interpelait. L’odeur d’alcool qui recouvrait le parfum irritant d’un aftershave bon marché peut-être ? Ou sa dégaine titubante ? À moins que ce ne soit cet air de père de famille penaud qui cherchait désespérément une excuse pour faire oublier son ivresse quand il rentrerait enfin chez lui ? 

— J’ai acheté il y a trois jours un exemplaire de c’bouquin là, que toutes les gamines elles demandent pour Noël. J’viens pour me le faire dédicacer comme vous le promettez sur vot’ site et en fait, y a rien ! C’est quoi cette arnaque ?

Je me forçai à sourire, tentant vainement de calquer mon attitude sur celle de Simone avant de lui expliquer :

— Nous avons publié un message hier pour annuler l’événement. La romancière s’est décommandée. Son petit garçon est tombé malade et elle est restée à son chevet. Vous comprenez ?

— Rien du tout ! C’est quoi ces manières ? Franchement. Les bonnes femmes, j’vous jure ! Est-ce que moi j’loupe mon travail parce que ma gamine a le nez qui coule ?

Dans un geste d’humeur, l’homme renversa la pile de livres à côté de laquelle il se trouvait. 

— Hey ! Ça va pas la tête ? 

— Et pis j’lui dis quoi moi à ma gosse hein ?

— Calmez-vous monsieur. Je comprends votre frustration, mais ce n’est pas ma faute.

— Parce que c’est la mienne peut-être ? Et pis quoi ? C’est vous qui allez lui expliquer à ma gosse pourquoi qu’elle a pas sa dédicace ?

Il fit un pas de plus dans ma direction et envoya valser une seconde pile avec encore plus de violence. 

Mes pensées défilaient à une allure folle.

Comment calmer ce type sans que ça dégénère ?

J’inspirai profondément et à nouveau, j’imitai Simone :

— Je suis sincèrement désolée monsieur. Nous avons déjà reprogrammé l’événement pour le mois de janvier et nous serons ravies de vous accueillir avec votre fille à ce moment-là. Ce sera pour elle l’occasion de rencontrer la romancière en personne. Ça lui fera un souvenir encore meilleur.

Il se pencha vers moi. Son haleine chargée d’alcool m’incommodait sérieusement, mais je n’osais pas grimacer. 

— J’en ai rien à foutre moi d’un souvenir ! Ce que je veux, c’est ma dédicace ! Vous l’avez promis pour aujourd’hui, alors démerdez-vous comme vous voulez !

Il pointa son index dans ma direction. Je reculai, prête à réagir. 

— Je la veux maintenant, sinon je porte plainte pour publicité mensongère !

Il m’attrapa par le bras et m’attira vers lui.

Mon sang ne fit qu’un tour.

Je lui résistai, mais contrairement à ce que l’on aurait pu imaginer, mon premier réflexe ne fut pas d’appeler à l’aide mais de me défendre seule. Comme j’avais appris à le faire face à l’indolence de ma famille.

Selon eux, il était toujours préférable de se boucher les yeux et détourner le regard plutôt que d’intervenir dans une bagarre. Après tout, on ne sait jamais comment réagit un voyou capable d’agresser une demoiselle sans défense dans le métro.

Et si un jour, c’était moi la fille du métro ?

Non seulement, cela m’avait révoltée, mais ça m’effayait aussi. Alors, pour ne plus ne plus y penser, j’avais appris à me défendre contre les agressions physiques.

Et aujourd’hui, pour la première fois, j’allais devoir mettre en pratique mes acquis de dojo.

J’étais prête.

Et tellement concentrée que je ne remarquai même pas l’homme qui se planta à côté de nous. 

— Hey t’as pas compris papa ! La demoiselle t’a dit que c’était annulé. Alors t’arrête de l’embêter et tu vas grogner ailleurs !

— Non mais pour qui il se prend ? Y veux que je lui…

L’homme se retourna et découvrit en la personne de ce sauveur providentiel, un gaillard de belle taille au profil carré et musculeux d’un joueur de rugby. 

Une armoire à glace au sang chaud. Bronzé. Poli. Des yeux d’un bleu incroyable. Le sourire ravageur. 

Lisse. Dans tous les sens du terme. 

— Que tu me quoi ? gronda-t-il, se dressant de toute sa hauteur. 

Le père de famille se ratatina sur lui-même, dégonflé comme un ballon de baudruche. Il me lâcha.

— Euh… rien… rien du tout. Je…voulais… 

— Tu voulais t’excuser auprès de la demoiselle, c’est ça ?

— Oui. Oui exactement. Je suis désolé de m’être un peu échauffé, mais il faut que je file.

Sans demander son reste, l’homme tourna les talons et s’enfuit. Penaud. 

— Ça va mademoiselle ? Il ne vous a pas fait trop peur ?

— Non. Je vous remercie.

Je relâchai un soupir de soulagement que j’ignorai avoir retenu. Mes doigts acceptèrent enfin de desserrer le marqueur auquel ils s’étaient cramponnés pendant l’altercation.

J’avais certes fait bonne figure, mais je n’en menais vraiment pas large. Toute aussi apte que j’aurais pu être à me défendre, ce genre de situations restaient bien plus impressionnantes que dans la sécurité d’une salle d'entraînement. 

— Tout va bien ? s’inquiéta Olivia, que le grabuge avait finalement alertée.

— Qu’est-ce qu’il te voulait ce malotru ? s’indigna Simone, nous rejoignant à son tour.

Je souris faiblement. 

— Une dédicace.

— Encore un de ces hystériques mécontents ? gronda Simone.

J’approuvai d’un hochement de tête tremblotant.

— Heureusement, le charmant monsieur que voici s’est porté volontaire pour lui rappeler qu’on ne se comportait pas comme ça avec les vendeuses.

Cette vaine plaisanterie ne suffit pas à calmer les battements erratiques de mon cœur. Pour me donner une contenance, je rassemblai les livres éparpillés dans le rayon. Olivia retourna servir un client impatient et Simone resta avec moi pour ranger. Mon sauveur quant à lui, se fendit d’un sourire charmeur pour mieux nous proposer son aide. Je relevai le nez vers lui et tout à coup, un détail me revint en mémoire. 

— Dites, on ne s’est pas déjà vu ?

Bravo Sasha. Maintenant, il va croire que tu le dragues. 

— Je veux dire… c’est vous qui êtes passé la semaine dernière non ? Le livre pour votre petit neveu sur les chevaliers et les dragons.

Son visage s’éclaira. 

— Oui. Alors, vous vous souvenez de moi !

Je le lui confirmai d’un petit signe de tête.

Comment oublier un type pareil ?

Quand je les avais aperçu dans le rayon de la littérature pour enfant, lui et son profil athlétique, j’avais étouffé un fou rire, ravalant au passage le cliché du sportif simplet face au mystère de la lecture. Puis, il m’avait demandé conseil et déjà ce jour-là, sa politesse et son sourire ravageur ne m'avaient pas laissé indifférente. Après un petit compliment glissé à la sauvette, il était reparti satisfait et moi, j’avais travaillé l’esprit plus léger. 

— Il a adoré votre livre et j’ai gagné le titre de meilleur tonton du monde.

— En voilà une bonne nouvelle.

Il rigola, se passant une main dans les cheveux d’un air gêné. 

— Merci. Vous êtes gentille.

— C’est plutôt à moi de vous remercier. Vous m’avez bien sauvé la mise.

— Oh, je pense pas qu’il était vraiment méchant ce pauvre gars. Mais j’ai une sainte horreur qu’on importune les jolies demoiselles.

Je me raidis, détournant le regard pour qu’il ne me voit pas rougir.

Les compliments d’où qu’ils viennent me mettaient toujours mal à l’aise.

— Et puis, franchement, continua-t-il, il devrait arrêter la picole.

— Effectivement, il était bien alcoolisé.  

Il déposa la pile qu’il venait de former sur le présentoir. 

— Avec tout ça, je réalise que je ne me suis même pas présenté. Je m’appelle Alexis.

— Et moi, Sasha.

— Comme dans les Pokémon…

Un sourire crispé se dessina sur mes lèvres.

Si j’avais reçu un euro à chaque fois que quelqu’un m’avait fait cette consternante comparaison, aujourd’hui je serais une femme riche. D’autant que pour une fois, mes parents n’y étaient pour rien. À l’époque où ils m’avaient inscrite à l’état civil, c’était plus le désir frustré de ne pas avoir eu un garçon qui avait guidé leur choix, qu’une quelconque référence à ce qui des années plus tard deviendrait un dessin animé de renommée mondiale.

Je ravalai donc ma réplique assassine, la remplaçant par ce que j’avais de plus mielleux en stock :

— Presque. Ça ne s’orthographie pas pareil.

Et un point pour l’hypocrisie. 

— Peu importe. J’espère qu’il en a conscience l’élu de votre cœur, qu’il tient là une perle particulièrement précieuse. 

J’haussai les sourcils, perplexe. Je n’arrivais pas à déterminer si ce type taillé comme un athlète grec me draguait vraiment ou s’il tentait juste de jauger jusqu’où allait ma naïveté. Considérant qu’il m’avait ôté une grosse épine du pied, j’optai pour lui laisser le bénéfice du doute. 

— Y a peu de chance que ça arrive, avouai-je sobrement.

— Dans ce cas, sans vouloir vous offenser permettez-moi de vous dire que c’est un idiot.

Je ricanai amèrement. 

— Disons surtout que la place est vacante.

— Vacante ?

— Libre.

— Oh. Alors dans ce cas, je ne risque pas de devoir corriger un mari jaloux si vous m’accordez le privilège de boire un verre avec moi un de ces soirs ?

Sérieusement ! T’as pas l’impression d’en faire des caisses Roméo ? C’est la mort du romantisme ton plan drague garçon. 

Ceci dit, les mecs ne se pressaient pas au portillon pour me draguer alors, j’appréciai ses efforts, si lourds soient-ils. Au moins il essayait. À sa place, je n’aurais jamais le courage d’en faire autant. Même si maintenant j’étais bien embêtée. 

J’allais devoir l’éconduire sans le froisser.

Plus facile à dire qu’à faire. 

— Eh bien, c’est que… 

— Bien sûr qu’elle accepte ! intervint Simone à ma place. 

— Parfait, dans ce cas disons… demain soir, je passe vous chercher ici vers 19h.

Prise au dépourvu par la réaction de Simone, je bafouillai lamentablement : 

— Non… mais, c’est que… demain ça va être compliqué. C’est mon jour de repos et j’ai déjà des trucs et... disons… euh je sais pas, mardi ou… ou…

Plus tard ? Jamais… 

— Ah ce que femme veut. Mardi soir, ce sera parfait pour moi.

Il me sourit de toutes ses dents puis se tourna vers Simone pour la complimenter à son tour. De mon côté, j’en restais comme deux ronds de flan. 

Qu’est-ce qui vient de se passer ? 

Je n’avais pas osé le vexer en refusant, surtout pas après son intervention bienvenue. 

J’attendis qu’il prenne congé pour harponner Simone. 

— Mais pourquoi t’as fait ça ? 

— Quoi ? Il est beau gosse et il veut t’inviter… je vois pas où est le problème ?

— Mais je…

— Pas de mais. Tu es jeune, mignonne à croquer et sans attaches, profite-en ma belle !

Elle avait raison, pourtant au fond de moi je savais ce qui me retenait : Jérôme. Je craignais sa réaction, même si, je n’avais pas de comptes à lui rendre sur la manière dont j’occupais mon temps libre. Alors pourquoi la perspective de ce rendez-vous me déplaisait à ce point ? 

Bonne question. Malheureusement sans réponse. 

Je me remis au travail, espérant me focaliser sur autre chose. Mais j’avais beau faire, impossible de me concentrer. Le coup fourré de Simone et la presque agression dont j’avais été victime, m’avaient ébranlée plus que je voulais le reconnaître. Et maintenant, cette mémoire tentaculaire et cette rapidité d’esprit qui d’ordinaire étaient mes atouts dans le travail, me ralentissaient plus qu’autre chose. Ils glissaient dans ma tête tout un tas de doutes insidieux. 

Constatant mes difficultés, Olivia m’envoya dans la réserve pour vérifier, déballer et étiqueter la grosse commande que nous avions reçue la veille. Là-bas aucun risque d’être importunée par un client. Ni même de voir un client. Pourtant, cette mise à l’écart me perturba encore plus que je ne l’étais déjà. 

Était-ce une marque de sollicitude à mon égard ou une punition pour me signifier que je n’étais pas à la hauteur ? 

Tout à coup, les émotions que j’avais retenues me submergèrent. Les larmes brouillèrent mon champ de vision et je suffoquai. 

Quel genre d’employée n’est même pas capable de gérer un client agité ? Tu peux même pas...

La porte s’ouvrit et Olivia entra discrètement. 

— Tout va bien ? s’inquiéta-t-elle.

— Oui. Oui… c’est… c’est rien.

Je me retournai d’un bloc et essuyai furtivement mes larmes avec l’espoir un peu futile qu’elle ne s’apercevrait de rien. Sa question me détrompa aussitôt. 

— Tu veux rentrer chez toi ? me demanda-t-elle avec douceur. 

— Non. Je vous remercie. Ça va aller. Je vais me ressaisir et puis, je ne vais pas vous lâcher alors qu’il y a tant à faire.

— Ne t’inquiète pas pour ça. Nous pourrons très bien nous débrouiller.

— Merci. Mais ça va aller, je vous assure.

— Mon petit, ne t'ai-je pas déjà dit de me tutoyer ?

Je ricanai faiblement. Gênée.

Oui, elle me l’avait déjà dit, mais c’était plus fort que moi. Olivia était ma supérieure hiérarchique et je n’arrivais pas à passer outre cette distanciation nécessaire.

— J'ai beaucoup de mal, lui confessai-je.

— Je comprends. Dans ce cas, continuons à nous vouvoyer. 

Je grimaçai. 

— Oh non ! Vous pouvez me tutoyer, vous savez. Je préfère largement.

Olivia me gratifia d’un regard éloquent que j’interprétais comme un message d’une limpidité évidente. 

— D’accord. Je te promets d’essayer de m’y faire.

Elle sourit franchement et mit la main à l’ouvrage pour m’aider. Après quelques minutes de travail dans un silence religieux, je n’y tins plus et je lui demandai : 

— Est-ce que je peux te poser une question un peu… délicate, dirons-nous ?

Elle se redressa et retira la veste de son tailleur pour être plus à son aise. 

— Dis-moi tout ? 

— Si je m’étais spontanément présentée pour cette place de vendeuse… je veux dire sans le concours de Jérôme ou de Cédric, vous… enfin tu m’aurais quand même donné ma chance ? 

— Bien sûr !

Elle déchira le carton qu’elle venait de vider et comme si elle percevait mes doutes, elle ajouta : 

— Depuis ton embauche, tu m’as largement prouvé que j’avais eu raison. 

J’étiquetai méthodiquement la pile de notre nouveau best-seller. 

— Tu sais, continua-t-elle, j’ai vu défiler de nombreuses jeunes femmes comme toi au cours de ma carrière. Intelligentes, volontaires, motivées. Des filles bien sous tous rapports auxquelles l’école a promis monts et merveilles de réussite pour mieux les jeter en pâture dans la jungle du travail, sans aucune préparation ni mode d’emploi. J’ai moi-même été l’une de ces filles. Je sais à quel point il peut être difficile de trouver sa place dans un milieu ultra compétitif où la discrimination et la misogynie sont encore monnaie courante. On peut bien prétendre ce qu’on veut sur l’égalité des sexes, je suis bien placée pour savoir quel prix doit payer une femme moderne si elle souhaite gravir les échelons professionnels. Cela exige de nombreux sacrifices et arrivé à un certain âge, on se demande si cela valait réellement la peine. Mais ce sont des choix qui forgent le caractère.

— J’en ai bien conscience. Mais pour l’instant j’ai surtout l’impression de ne pas en être sortie indemne.

— Oh, mais ne te fais pas d’illusions, personne n’en sort jamais indemne. Comme nous sommes des femmes, on parle souvent de la misogynie, mais la discrimination est présente partout et touche aussi bien les hommes. On l’étale simplement beaucoup moins au grand jour.

J’approuvai d’une petite moue concernée. À travers la pertinence de sa réflexion, j’avais l’impression de retrouver la maturité de raisonnement de Cédric. Ils étaient bien de la même famille tous les deux.

— Le problème dans notre société, continua-t-elle, c’est qu’il existe deux catégories de personnes. Non pas les hommes et les femmes, mais les carriéristes et les timorés. Les premiers sont en général trop ambitieux pour tenir en place, et les seconds sont trop réservés pour exprimer leur plein potentiel. Le problème, c’est que pour gravir les échelons, il n’est pas rare que les premiers écrasent les seconds. C’est là que le rôle de patron prend tout son sens. C’est à lui qu’il appartient de déceler le potentiel de ses employés et de les placer là où il faut pour qu’ils donnent le meilleur d’eux-mêmes. Beaucoup sont obsédés par le rendement et y négligent la dimension humaine. Personnellement, je préfère miser sur les personnes que j’embauche. Sur leurs qualités humaines plus que sur leurs ambitions. Et il est évident que de ce point de vue, tu corresponds parfaitement.

Je détournai le regard, embarrassée par ses compliments. Mais elle ne me laissa pas le temps de m’en réjouir. 

— La seule chose que je trouve un peu dommage, c’est que tu manques autant de confiance en toi. Redresse un peu la tête, écarte les épaules, lance-toi et tu verras que tu es capable de faire de grandes choses. Bien plus que tu l’imagines.

Je grimaçai. 

— Je sais très bien qu’aujourd’hui tu ne me croies pas. Je n’y croyais pas non plus à l’époque. Si on m’avait dit qu’un jour, je serais seule gestionnaire de cette librairie, j’aurais pris mes jambes à mon cou. Et pourtant, il a suffi d’une paire d’années et de quelques épreuves pour que le challenge devienne une perspective exaltante, alors, garde bien ça en tête. Laisse l’idée mûrir et surtout, laisse-toi la possibilité d’y croire et la chance de réussir.

J’approuvai d’un hochement de tête. Qu’y avait-il à répondre à ça de toute façon ? Non seulement, j’avais le sentiment qu’elle m’avait clairement cernée, mais en prime, elle avait complètement raison. Je manquais clairement d’assurance dans ma vie. 

Finalement, il n’y a pas qu’Henry qui lit en moi comme dans un livre ouvert. 

J’avais cependant une légère nuance à ajouter à ses propos. Dans ma conception des choses, il existait une troisième catégorie de travailleurs. La mienne. Celle des indépendants. Des créatifs. La catégorie de ceux qui ne rentraient dans aucune case. Ou dans toutes à la fois. Celle des originaux. Voire même des bizarres. Mais je n’assumais pas encore assez cette idée pour l’exposer à haute voix. Ce qui finalement ne faisait que souligner à quel point Olivia avait visé juste en évoquant mon manque de confiance en moi. 

Olivia vida le dernier carton et récupéra sa veste, me laissant le soin de terminer seule. Avant de sortir toutefois, elle ajouta :

— Et n’oublie jamais. C’est dans l’humilité que l’on distingue le véritable talent.

Je souris et me répétai plusieurs fois mentalement cette phrase pour ne pas l’oublier. Cette idée me plaisait beaucoup. Elle me ressemblait. 

 

♪ - ♪ - ♪

 

Ce soir-là, en dépit du froid et de la pluie, je rentrai à pied. Marcher avait sur mon esprit ce même pouvoir que le ménage et le dessin. Cela m’aidait à trier mes pensées. 

Prendre confiance en moi. 

Elle en avait de bonnes ! 

J’y travaillais tous les jours, mais quand on luttait contre des croyances profondément ancrées en soi, c’était un long chemin pour réussir à les déloger. Même si grâce à Jérôme, j’avais déjà fait beaucoup de progrès. Tant sur le plan personnel que professionnel. 

Oui, depuis que j’avais décidé de m’installer chez Jérôme, ma vie était plus douce. Plus paisible. Plus belle. 

Alors pourquoi mon esprit continuait-il à trembler comme si une menace pesait sur moi en permanence ? Pourquoi mes pensées alarmistes refusaient de se taire ? 

Malgré les détours que je fis, notre immeuble se profila bien plus rapidement que les réponses à mes questions. 

— C’est moi ! lançai-je en passant le seuil. 

Pas de réponse. 

Je regardai ma montre, étonnée. Aujourd’hui était pour Jérôme un dimanche de visite parentale obligatoire. C’était d’ailleurs la raison pour laquelle j’avais choisi de travailler précisément aujourd’hui. 

Vu l’heure, il aurait déjà dû être rentré. Je m’attendais même à croiser Henry. Mais il n’y avait personne dans le salon. Depuis son petit piège avec le Conservatoire, Henry s’effaçait de plus en plus. 

J’ignorais s’il nous évitait ou s’il essayait simplement de se détacher de son neveu mais cela me chiffonnait un peu. 

Je montai à l’étage et retrouvai mon grand coton tige aveugle dans son bureau. Maussade.

À mon entrée, le piano s’arrêta. 

Jérôme se figea, en attente. Il avait abandonné son bandeau, ses cheveux étaient en désordre et quelques partitions traînaient par terre au milieu de la pièce. 

La vue de ces feuilles éparses m’arracha un sourire contrit. Je connaissais bien ce genre de désordre. Un chaos ponctuel né d’une colère primale. Intense. Pétrie de rancœurs et de non-dits. Combien de fois n’avais-je pas moi-même envoyé valser tout ce que j’avais sur mon bureau dans un geste d’humeur ? En général, il n’y avait que mes parents pour me mettre dans un tel état de rage presque animale. 

Sa visite parentale aurait-elle viré à la confrontation ?

— Continue je t’en prie. Je ne voulais pas te déranger.

— J’avais quasiment terminé.

Sa voix se résumait à un grondement sourd comparable au grognement d’un chien prêt à mordre. J’inspirai profondément. En dépit de toute la sollicitude dont il faisait généralement preuve à mon égard, quand il était dans cet état, la moindre parole, le moindre détail, la moindre étincelle pouvait mettre le feu aux poudres. Et franchement, après la journée compliquée que j’avais eu à la librairie, je n’avais ni besoin ni envie d’une dispute.

Je m'apprêtais à sortir, quand il me retint :  

— Tu es déjà rentrée du boulot ? Je croyais que tu devais finir tard. 

— Eh oui. Il est déjà tard. 

Je rebroussai chemin. 

— Tout s’est bien passé chez tes parents ? hasardai-je.

La boule de nerf qu’il était se contracta encore davantage. 

— On va éviter le sujet.

Le ton était sec et sans appel ; je n’insistai pas.

Mon silence l’interpela. Il ajouta d’une voix plus apaisée : 

— Tu as déjà mangé ?

— Non pas encore. Et toi ?

— Non plus. 

— Très bien. Je préparerai un truc vite fait tout à l’heure.

— Tout à l’heure ? Je croyais qu’il était déjà tard.

— Je sais. Mais j’ai besoin de me détendre un peu avant de m’y mettre. Et puis, j'espérais t’écouter jouer. 

— M’écouter ?

Il tourna enfin la tête vers moi. Un éclair de doute passa dans son regard voilé par la cécité. Ses yeux cherchaient les miens, comme si par un simple effort de volonté, il parviendrait à les distinguer. 

— Tu as l’air bizarre ? ajouta-t-il. Tu es sûre que tout va bien ?

— Oui. Je suis juste fatiguée.

— Ça, c’est ta manière polie de me dire fous-moi la paix.

La lassitude dans ma voix avait instantanément gommé sa colère. Je pris délicatement sa main. 

— La journée a été longue et éprouvante, soupirai-je. Je n’ai pas très envie d’en parler pour l’instant.

Je m’assis à côté de lui et posai ma tête sur son épaule. 

— Par contre, j’adore t’écouter jouer. Ça me détend.

— Dans ce cas.

Le piano reprit et je m’éloignai pour le laisser libre de ses mouvements. 

Je m’installai dans le fauteuil près de la baie vitrée et je l’écoutai jouer, laissant mon regard se perdre dans l’immensité du paysage nocturne. 

Emporté par ce tourbillon de notes, tantôt douces tantôt fiévreuses, le tumulte dans mon esprit s’apaisa enfin. Je dérivais au gré du tempo dans les méandres de cette immensité sonore. 

La musique, comme l'art de manière générale, était un langage universel. Un langage magique capable de transmettre l’émotion. Et plus l’émotion était juste, plus le jeu s’en trouvait magnifié et l’interprète transfiguré. Voilà pourquoi les véritables virtuoses jouaient avec la totalité de leur corps. Ils vibraient à la même fréquence que leur musique. Ils s’oubliaient pour devenir l’instrument de leur mélodie. 

Comme Jérôme.

Son jeu me fascinait. 

Sur le papier, jouer du piano c’était juste appuyer sur des touches noires et blanches selon un rythme précis et déterminé, mais lui… il l’effleurait comme s’il n’était qu’un prolongement de lui-même. Il le caressait au rythme de ses émotions.

Je repensai à ce que m’avait dit Cédric le jour de notre rencontre : la musique est une amante exigeante qui ne se satisfait pas d’approximation. Et la musique de Jérôme était aussi techniquement précise que celle des musiciens des temps passés, mais aussi vibrante d’émotions. Unique. Sincère. À son image. 

Elle l’habitait nuit et jour. Comme les histoires ne me quittaient jamais vraiment.

Il se réfugiait dans ses bras pour oublier, comme je fuyais à travers le dessin.

Il vivait sa passion. Là où je refoulais la mienne.

Soudain, le piano s’arrêta.

Je rouvris instantanément les yeux avec la sensation d’être partie vraiment très loin. À la limite entre les pensées et le sommeil réparateur. 

Je soupirai d’aise, consciente que cette sieste éclair m’avait revigorée. Je décidai donc d’annoncer mon rendez-vous avec Alexis à mon colocataire avant que cette sensation de bien-être s’évanouisse et que mes hésitations reprennent le dessus. 

Je me raclai la gorge et lançai avec détachement : 

— Ah, tant que j’y pense, mardi soir, je ne rentrerai pas tout de suite.

— Ah bon pourquoi ? Un souci ?

— Non. Non. Je vais boire un verre en ville.

— Très bien, me répondit laconiquement Jérôme.

Je ne savais pas comment interpréter la réaction dépassionnée de mon colocataire. 

Jamais contente. Quand il te demande des comptes ça t’énerve, mais s’il ne le fait pas t’as l’impression que tu ne l’intéresses pas. Faudrait savoir. 

Oui, il y a vraiment des fois où je m’exaspérais moi-même. Comment pouvait-on être si  paradoxale ?

— Est-ce que tu veux que je prévienne Henry pour lui demander de rester dîner avec toi ?

— Rha non pas la peine, grommela Jérôme. Je suis capable de me démerder tout seul.

— Je le sais bien. Mais c’est pas super marrant de manger seul.

— Je me démerde j’te dis. Je suis plus un gamin. Je sais me gérer !

— Très bien. De toute façon, je ne rentrerai pas tard.

— Tu n’es pas obligée de te dépêcher pour venir me gardienner.

— Non. Ça n’a rien à voir. Mais ça m’arrange d’avoir une bonne excuse pour ne pas m’attarder. Je n’aime pas les endroits trop peuplés. Ça me stresse vite.

— Dans ce cas, pourquoi tu y vas ?

Je rigolai. Décidément, il y avait un tel décalage entre sa sensibilité d’artiste et la dureté de son caractère au quotidien. 

— Encore un paradoxe.

Il soupira, mi-amusé, mi-désabusé. 

— Plus sérieusement, j’aime bien sortir de temps en temps, mais ce n’est clairement pas ma zone de confort, alors je me sens vite mal à l’aise. Enfin, disons plutôt que je me sens superflue.

— Superflue ? Tu veux dire en trop dans la conversation ?

— Exactement. J’ai souvent un avis très différent des autres, et c’est pas facile d’en débattre. Ça renforce mon impression d’être bizarre. Sans compter que ce sont souvent des choses qu’ils n’ont pas envie d’entendre.

— De quel genre ?

— Bah imaginons que je te pose une question qui te semble vraiment absurde comme : quelle serait la réaction d’un aveugle face à une catastrophe naturelle ? Genre est-ce que tu aurais une sorte de sixième sens comme les animaux qui te permettrait de sentir le danger bien avant ? Est-ce que tu serais paralysé par la peur ? Galvanisé ? Ton handicap serait-il un atout ou une faiblesse ?

— Qui se poserait ce genre de questions ?

— Moi.

— Sérieusement ?

— Oui. Et je n’ai pas trouvé beaucoup de réponses. En même temps, j’ignore déjà comment moi je réagirais, alors… et puis, sans aller jusqu’à une catastrophe naturelle, comment tu réagis quand il y a de l’orage ?

— Je n’ai pas peur de l’orage, si c’est ça que tu te demandes. Mais je reconnais volontiers que c’est assez désagréable comme sensation.

Il se leva et entreprit de ramasser toutes les feuilles qu’il avait éparpillées sur le sol. Je le regardai faire, amusée. J’aurais déjà pu les ramasser pendant qu’il jouait, je pourrais même l’aider à le faire maintenant, mais quelque chose me disait que ça n’aurait pas été judicieux. J’ignorai si le quelque chose en question tenait davantage de la flemme ou de l’instinct, mais je n’avais pas envie de bouger. 

— Et… ça t’arrives souvent de penser à des trucs pareils ?

Je sursautai. Sa question m’avait prise au dépourvu. 

— Non, je… en fait oui. Tu sais, d’une manière générale dans la vie, les gens ont une approche globale de leur entourage. Comme un tableau. Moi, je remarque toujours plein de détails, comme des défauts de couleurs, l’orientation des coups de pinceaux ou encore le minuscule personnage perdu dans un centimètre carré au bord de la toile, mais la vision d’ensemble… je sais pas, j’ai du mal à la saisir. Il en découle tout un tas de questionnements plus ou moins incongrus.  

— C’est fou. 

— Donc, toi aussi tu trouves ça bizarre… 

— Que tu te questionnes sur ce qui me rend particulier ? Non. Que tu réfléchisses à tous ces détails… je dirais que… c’est pas commun. Mais intéressant. Même si je ne comprends pas vraiment le pourquoi.

— J’en sais rien. J’suis comme ça. J’ai toujours eu des questions improbables ou des pensées décalées. Mais ça crée souvent des malentendus et des situations gênantes. Du coup, en société, j’ai du mal à me sentir à l’aise. Je préfère rester à l’écart et écouter au lieu de participer. Résultat, on me prend pour la meuf qui fait la gueule. C’est nul, mais c’est plus simple à porter que d’expliquer le pourquoi du comment et passer pour la meuf trop bizarre. Et puis je déteste les lieux bruyants. Tu peux pas parler à ton voisin sans lui gueuler dans l’oreille. Et ne parlons même pas de la promiscuité…

Jérôme rigola. Après toutes les émotions fortes de la journée, sa présence me réconfortait. 

— Voilà qui est plutôt inattendu. Je t’ai toujours trouvée plutôt à l’aise avec les autres.

— Disons que je suis aussi douée que toi pour faire illusion. En petit comité avec des gens que je connais, ça va. Mais dès qu’il y a trop de monde ou trop de bruits, ça me bloque complètement.

— Oh alors mademoiselle Sasha préfère les salons privés aux esplanades populaires où l’on devise de la dernière télé-réalité à la mode. 

— Voilà ! T’as tout compris ! D’autant que la télé-réalité est aussi un de ces trucs que j’ai en horreur. Les gens prétendent ne pas s’y intéresser vraiment, mais c’est comme tous ces bouquins de littérature cochonne que soi-disant personne n’a jamais lu mais dont curieusement tout le monde connaît l’histoire.

— C’est pas faux. 

— Et toi monsieur Jérôme ? Tu es plus musique de chambre ou techno parade ?

— L’un n’empêche pas l’autre. Au tout début de notre collaboration, Cédric m’a trainé dans un ou deux festoches à l’autre bout de la France et franchement, c’était pas mal. Y en a certains que j’ai beaucoup apprécié. Et je suis certain que toute casanière que tu sois, tu aimerais aussi l’ambiance qui s’en dégage.

— Qui sait, peut-être qu’un jour c’est toi qui finiras par m’y trainer.

— Me tente pas !

Jérôme rigola, tout en empilant méthodiquement ses partitions sur le bureau. 

— Puisqu’on en est à parler de tes petites étrangetés, tu as d’autres tocs improbables ?

— Tu veux dire à part le fait d’être légèrement psychorigide ? D’avoir besoin que les livres aient tous la même taille ? De ne pas supporter d’avoir un mur en face de moi quand je suis à table, ou encore d’éplucher les étiquettes des produits quand je vais faire les courses pour m’assurer qu’il y a des inscriptions en braille dessus ? 

— Ah oui. Ça rigole pas.

— Pour cette dernière manie, je te concède qu’elle est très récente. Avant de te connaître, le braille, tout ça… c’était pas ma préoccupation principale. 

— Sans blague !

Il termina son rangement quand soudain un déclic sembla se faire dans son esprit. 

— C’est pour ça que tu as changé de marques sur certains produits ?

— Oui. Et je me suis vite rendue compte que c’était la croix et la bannière. Franchement, c’est fou à part quelques produits à la marge, dont une majorité avec des emballages en carton, je n’ai pas trouvé grand-chose.

— Eh oui. Malheureusement. Mais de toute façon, la plupart du temps, ce ne sont que des inscriptions génériques genre dentifrice ou céréales. Ça ne donne pas de vraies indications sur les caractéristiques précises du produit. C’est pour ça que j’ai d’autres points de repère.

— Et que tu vas rarement faire les courses...

C’était plus une plaisanterie qu’un réel reproche. 

— Disons que ça y a pas mal contribué. Et puis, les courses, c’est chiant.

— Ça dépend avec qui tu les fais.

— Oh, alors, dans ce cas, tu ne verras pas d’inconvénient à ce que je t’accompagne la prochaine fois.

— Je ne le disais pas pour ça, mais… ça sera avec plaisir évidemment.

Il approuva dans un sourire que son estomac accompagna d'un grognement éloquent. Je partis d'un fou rire qui le contamina presque aussitôt. 

— Le message est clair, répondis-je quand nous parvînmes à nous calmer. Je vais préparer quelque chose de rapide. Si tu veux descendre dans une demie heure, je pense que ce sera bon. 

— Je vais plutôt venir t'aider. 

Je levai un sourcil, mais je m'abstins de tout commentaire de peur de le couper dans son élan. Je m'étais préparée à une soirée morose enroulée dans mon plaid et Jérôme bouleversait mes plans pour mon plus grand étonnement. Et aussi, soyons honnêtes, pour mon plus grand plaisir. 

— Merci, chuchotai-je la voix légèrement rauque.   

J’aurais pu lui expliquer d’où venait cet élan de gratitude, lui confier l’incident de la librairie et l’origine de l’invitation d’Alexis, mais je n’y arrivais pas.

Exception faite des rares fois où ma cocotte minute interne explosait, j’ignorais comment exprimer mes émotions avec justesse. Sois j’en faisais trop et on me taxait d’hypersensible, soit je restais de marbre et on me reprochait mon indifférence.

En vérité, j’étais juste décalée. Avec le monde, mais aussi avec mes propres émotions.

Alors plutôt que de choisir des mots qui me desserviraient, j’abandonnai le contrôle à mon corps.

Il prit simplement Jérôme par la main et l’entraîna dans la cuisine, sans réaliser la familiarité de ce geste. Mon aveugle n’accompagna sans rechigner et exécuta de bonne grâce toutes les directives que je lui donnai, tout en continuant à discuter de tout et de rien.

Envolée sa mélancolie des dimanches familiaux.

Disparue ma torpeur d’une journée compliquée.

On dit souvent que la musique adoucit les mœurs, force est de constater qu’elle adoucissait aussi mon colocataire. Qu’elle nous adoucissait tous les deux.

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