Étant donné la piètre visibilité des escaliers et des grottes la nuit, les Nocturnes se blessaient considérablement plus souvent que les Diurnes. Les pharmacies se bondaient d'accidentés ; à la lueur des lampes à huile, Razelhanout soignait chevilles tordues, nez cassés et enrhumés – de pauvres malchanceux tombés par inadvertance dans l'eau noire du bassin central. Ils étaient tellement à avoir vécu une mésaventure typiquement nocturne que les réseaux pharmaceutiques et médicaux habituels ne suffisaient pas. Par conséquent, les infirmes graves et les souffrants chroniques étaient envoyés au Bimaristan, l'hôpital d'Arènes.
Une découpe coronale de la cité aurait révélé la configuration en ruche d'abeille de ses entrailles : un espace criblé de cavités de tailles égales, avec des bâtiments qui s'ancraient dans la roche ou s'empilaient vers l'air libre. Les étages du Bimaristan s'élevaient vers le haut et s'enfonçaient vers le bas. On y entrait par la porte principale en arc polylobé ou, alternativement, par des espèces de bouches d’égouts réparties à travers la ville, une par quartier.
Eleonara n'avait jamais rien vu de tel. En Einhendrie, plus d'un monastère se vantait de son hospitalité envers le pauvre, le pèlerin et le boiteux, mais dans la plupart des cas, ce n'était qu'une façon d'augmenter les donations en leur faveur. Le Bimaristan, lui, était un sanctuaire où tous, nobles comme mendiants, étaient accueillis, peu importe leur origine ou leur passé. Y régler des comptes était inimaginable : c'était un lieu sacré. Les armes y étaient prohibées et les Religiats ne s'y rendaient que s'ils étaient eux-mêmes souffrants. Même les malfrats et les Mysticophiles l'évitaient par respect. On se parlait en murmurant et l'on y marchait à pas feutrés, comme à la bibliothèque du Don'hill.
Il avait été décidé qu'Eleonara représenterait désormais Monsieur Razelhanout au Bimaristan, là où elle aurait moins de probabilité de croiser un moine-soldat. Une des tâches principales des Religiats nocturnes consistait à veiller à ce que l'éclairage n'incendiât pas quelque dais, rideau ou accoutrement. Ils remplaçaient les torches et les flambeaux consumés, raccompagnaient les anciens chez eux et repêchaient les étourdis qui chutaient dans un trou ou dans la mer. Eleonara garderait les yeux ouverts ; elle notifierait la moindre anormalité à Sebasha, pour autant que cela servît leurs investigations.
Razelhanout lui donna un tour guidé du Bimaristan. Au rez-de-chaussée, des espaces exclusivement consacrés aux malades s'ouvraient autour d'une fontaine, aérés et éclairés par de larges fenêtres. Un parfum de cannelle embaumait les lieux, leur octroyant une touche de chaleur et de familiarité. On y croisait tout un monde : porteurs d'eau, distributeurs de nourriture, médecins, pharmaciens, infirmiers, domestiques, étudiants.
L'hôpital distribuait ses patients selon la gravité de leur condition. Ainsi, on trouvait l'étage des accouchées et des enfants, celui des fracturés et des brûlés ; puis suivaient les contusionnés, les nauséeux et les empoisonnés. Sous terre, des grottes latérales étaient réservées aux souffrants mis en quarantaine et aux malades inclassables. Un secteur s'appelait même « La Chambre des aveugles ». Sous l'étage réservé au personnel médical s'activaient les cuisines, puis la grande lavanderie où le linge était lavé, étuvé, tendu, battu et enfin étendu au soleil pour accélérer le séchage.
Éclairé par une constellation de lampes à huiles et de chandelles, un couloir se vissant sur lui-même comme une spirale menait aux étages inférieurs. Expirant le mélange d'odeurs de cave vermoulue et de draps frais par ses narines, Eleonara, maquillée et le visage caché sous son chèche, grelottait dans son manteau à chaperon et ses mitaines empruntées à un frère Louroum. Cet endroit aurait pu être le nid d'un serpent géant qui se serait assoupi dans sa forteresse de grès, avant de se démouler et de déménager. Le silence était ponctué d'échos, de froissements, de bredouillements, de bâillements, d'éternuements et de toussotements.
Muette, Eleonara suivait Razelhanout, observant ses gestes quand il se baissait entre les nattes de roseau pour tâter quelques ventres, malaxer quelques gorges et étudier quelques pouls. Elle se demandait comment il aurait traité un empoisonnement à la fleur jaune.
Razelhanout s'accroupit pour désinfecter les doigts mutilés d'un malheureux et, tandis qu'il lui transmettait son savoir-faire, Eleonara déchira des toiles et appliqua des bandages sous le regard pointilleux de son instructeur. Désireuse d'apprendre et de se rendre utile, elle lui tendit le scalpel, le fil à recoudre, la pommade miracle. L'hôpital était un entre-deux dont on ne ressortait que mort ou guéri, une salle d'attente qui récompensait la patience par la récupération graduelle ou la lente décrépitude. C'était un refuge aussi opaque et illisible que le futur, une poche dans le temps où jour et nuit se jumelaient, où Nocturnes et Diurnes cohabitaient.
Eleonara laissa son regard planer sur les formes enroulées dans des couvertures avec des turbans et des voiles ramenés sur leurs faciès éteints. Entre les pieds, les jambes et les coudes appuyés contre les murs poreux, une personne attira son attention. Exceptionnellement grande, dormant à poings fermés sur la natte d'à côté, elle lui tournait le dos et portait un chèche ainsi qu'un burnous troué.
Le cœur d'Eleonara se mit à battre très, très fort. Elle tira gentiment sur la kamis de Razelhanout, ne pouvant plus ignorer les vols chaotiques des papillons dans son estomac.
— C'est un ancien Nocturne qui a eu du mal à s'adapter ? fit-elle en pointant le grand dormeur du doigt.
Le pharmacien considéra le patient, puis répondit :
— Ce pourrait tout autant être un Nocturne qu'un Diurne. Ce type-là dort tout le temps.
Eleonara ne parvenait plus à se concentrer. Ses gestes devinrent imprécis, retardés ou involontaires. Lorsque Razelhanout entama une longue et hermétique discussion avec un blessé pour déterminer qui connaissait la meilleure recette de tajine, elle en profita pour accourir sur la pointe des pieds au chevet du mystérieux dormeur. Elle ne pouvait plus attendre. Elle devait savoir. Elle devait s'en assurer.
Elle s'apprêtait, dans l'impulsion de sa curiosité, à découvrir le visage de l'infirme ; elle se ravisa très vite. Ses espoirs venaient d'être immolés dans leur coquille. Eleonara avait aperçu la main du dormeur, une main trop sombre pour appartenir à un Nordique. De plus, les doigts étaient trop courts et trop épais ; bref, rien n'allait. L'assoupi remua alors et son chèche se décala, révélant un nez plat et de larges pommettes. Ce n'était ni Sgarlaad, ni Agnan. Ni même Errmund.
Le deuil dans l'âme, Eleonara retourna aux côtés de Razelhanout qui avait changé de patient et réclamait ustensiles et onguents. Elle poursuivit son assistanat et s'efforça à ne pas se dissiper.
Alors qu'ils prenaient une pause pour boire de leurs gourdes et croquer une poignée d'amandes, un doux écoulement aux notes cristallines tira Eleonara de sa désillusion. Bien que léger et discret, le clapotis était difficile à ignorer. Il résonnait, il était partout, telle une pluie fine et invisible. Comme ensorcelée, l'elfe s'éloigna, cherchant à retracer son origine.
Au détour d'un couloir, le sol dallé s'interrompait face à un haut mur de briques parfaitement taillées. Le grondement aquatique semblait provenir de cette paroi, comme si elle retenait un bassin, une rivière, une cascade.
— Qu'est-ce que c'est ? demanda l'elfe à Razelhanout, qui l'avait rejointe, toujours en mastiquant ses amandes.
Il posa sa main sur les briques.
— Là-derrière ? Un qanat, une invention de l'Ancien Temps. Ce sont les qanats qui abreuvent les fontaines publiques et approvisionnent les bains chauds en eau. Nous ne pouvons pas puiser de telles quantités d'eau dans le Rêve, ça l’assécherait, les bateaux marchands ne circuleraient plus, la végétation des rives mourrait et les animaux s'en iraient. Arènes n'existerait plus.
Eleonara hocha la tête. Les qanats, c'étaient les aqueducs souterrains dont Sebasha lui avait parlé. Le message de Hêtrefoux lui était parvenu à travers l'un d'entre eux.
— Je vois. Et l'eau de ce qanat, elle vient d’où ?
— Très bonne question. Bah, pourquoi me demander ça à moi ? Je suis pharmacien, pas architecte !
Quand Eleonara et Razelhanout quittèrent enfin le Bimaristan, la ville baignait dans les couleurs marines et un brouhaha de voix, de claquements de portes, de grincements de roues et de fredonnements. La nuit en Opyrie était un jour à l'ombre : pas moins festive et pas moins agitée. Les lucioles virevoltaient dans l'air, les moustiques pullulaient autour des torches et les gens grouillaient dans les rues.
— Oh, je ne t'avais pas dit, se souvint le pharmacien alors qu'ils empruntaient un axe principal. Sebasha a appris que je t'avais emmenée voir les Folorés. Elle m'a passé une telle savonnée ; je suis étonné que notre confrontation ne t'ait pas réveillée. Il va de soi que c'est moi qui ai remporté le débat. Remercie-moi, Ourébi. Ce n'est que grâce à moi que tu as le droit de sortie.
Trop fatigués pour préparer le dîner de minuit, Razelhanout et Eleonara firent escale au mysticopolium pour prendre un repas à l'emporter. Pendant qu'il commandait, l'elfe l'attendit à l'extérieur, se couvrant le nez à l'aide de son chèche. Des Religiats venaient de passer sous la mosaïque du mysticopolium.
Elle ne put s'empêcher de penser à Monsieur Zachare et à sa proposition pour obtenir Voulï. Elle avait promis de lui rendre visite bientôt. À vrai dire, elle hésitait encore ; vraiment, elle détestait cet animal.
Pour tuer le temps, Eleonara inspecta l'extérieur du mysticopolium, une structure parfaitement carrée. En longeant les murs, l'elfe remarqua qu'il y avait terriblement peu de fenêtres. Les Mysticophiles habitaient-ils tous dans cette « boîte » ?
À l'arrière du bâtiment traînait une charrette, ainsi que des tonneaux de vin, de câpres, de céréales et de poisson frais. La peinture des façades tombait en ruine ; seules les portes paraissaient neuves et solides, à croire qu'on les avait récemment remplacées.
Lorsque l'une d'entre elles s'entrebâilla, Eleonara tressauta et se coucha derrière le muret entourant l'arrière-cour du mysticopolium. Elle entendit des pas, puis un craquement comme si quelqu'un marchait sur des planches de bois susceptibles de se fendre. Ce devait être le tenancier qui venait chercher un tonneau ou donner les miches de pain sec aux oiseaux.
L'elfe ne perçut bientôt plus aucun bruit. Était-il parti ? Sûrement pas, il n'y avait eu ni claquement de battant, ni gémissement de gonds. Armée de prudence, elle guigna par-dessus le muret. L'arrière-cour était déserte.
Sur sa droite, le portail crissa. Elle tourna la tête. Une silhouette avait quitté l'arrière-cour et s'éloignait vers le nord de la ville. Cette cadence assurée, ce déhanchement sensuel, Eleonara aurait pu mettre sa main au feu : c'était Sebasha. Sebasha d'Éméride.
Sebasha venait de quitter le mysticopolium par la sortie arrière.
— Qu'est-ce que tu fabriques, Ourébi ? s'impatienta Razelhanout, un sac en jute rempli de galettes pendu à l'épaule et un paquet emballé de toile entre les mains.
Ayant manqué l'arrêt cardiaque, Eleonara se dépêcha de le rejoindre.
— Je t'ai dit de m'attendre devant le bâtiment. De-vant ; pas derrière !
Vu l'odeur qui s'échappait du paquet, c'était du poisson à coup sûr. La poignante senteur marine remonta dans les narines d'Eleonara et sonna le glas de son cerveau. Revenant à elle-même, elle inspira fort.
— Je... pardon, j'étais distraite. Euh, qu'avez-vous acheté ?
— Du poisson acidulé aux fruits, un délice ! Coûteux, mais délicieux. Ah, et des galettes au sésame. On va se régaler !
Sans plus de cérémonie, ils se remirent en route pour la pharmacie. Eleonara ne ressentait pas la faim et ignorait les propos de Razelhanout. Sebasha visitait les Vendeurs de Secrets ? Pourquoi lui avait-elle déconseillé d'y aller, sous prétexte du danger encouru ? Craignait-elle que sa scribe pût se renseigner à son égard et se délecter de ses honteux secrets ?
Eleonara se sentit envahie par une tentante envie de désobéir. Si l'Opyrienne consultait les Mysticophiles, alors pourquoi pas elle aussi ? C'était dit : Voulï lui appartiendrait, mais ça, ce n'était qu'une miette de ce que le mysticopolium pouvait lui offrir. Si elle avait appris une chose dans sa vie, c'était que l'ignorance était un désavantage. Elle devait se montrer rusée pour en apprendre plus que les humains.
Elle allait franchir le portail de la vérité.
Le dernier obstacle entre Eleonara et les Vendeurs de Secrets venait d'être levé. Se cacher dans les jupons des adultes et croupir dans l'ombre et le brouillard, c'était fini. Le savoir des Mysticophiles serait sa richesse.
Récupérer un poney buté ne figurait pas spécialement parmi ses souhaits les plus ardents, mais au moins ce geste aurait-il fait plaisir à Agnan. Acquérir une autre bête aurait été de loin préférable, surtout si Eleonara décidait un jour de quitter Arènes dans un ballot plein à craquer de bouses.
Quinze nuits après sa première visite au Bimaristan, Eleonara parvint à terminer la tournée des patients de Razelhanout en un temps record. Elle avait, à cet effet, coupé des bandelettes au préalable et classé les fioles et les onguents alphabétiquement dans sa besace. Ayant par-dessus le marché gagné en expérience, elle savait exactement quelles doses distribuer à qui. Avec un accent opyrien bien imité, elle avait enchaîné des entrevues et avait rédigé un rapport écrit aussi précis que concis sur la santé des souffrants.
L'elfe quitta donc l'hôpital de bonne heure – il était trois heures du matin – en direction de l'élevage de Monsieur Zachare. Certes, Razelhanout attendait qu'elle lui soumît le constat de santé journalier, or elle avait encore de la marge : une heure d'avance pour être exact.
Conformément aux conseils de Zachare, Eleonara avait listé une sélection de secrets du plus au moins inoffensif. Comment les Mysticophiles les évalueraient, elle n'en avait pas la moindre idée. Sa liste étant purement mentale, elle se la répéta en boucle jusqu'à l'écurie de Zachare.
— Une dizaine de cachotteries suffiront largement, tu verras, lui assura l'éleveur, dont le gabarit de colosse se balançait au rythme de sa virile démarche. Je suis sûr qu'il t'en restera pour une prochaine fois. Mieux vaut trop que pas assez, voilà ma devise ; ça t'évitera d'essuyer un moment embarrassant.
Eleonara le crut sans peine. Tout ce qu'il disait sentait tragiquement le vécu.
Fidèle à sa promesse, Zachare l'accompagna jusqu'au mysticopolium du secteur nord, là où l'elfe avait avalé une bouillie à l'arrière-goût d'avoine en compagnie de Sebasha et de Razelhanout lors de leur arrivée en ville.
Quand Eleonara voulut suivre son guide sous la mosaïque bleu cobalt de l'établissement, elle dut s'arrêter, étant tombée nez à nez avec un client qui, redressant son fez d'une pichenette molle, la contourna et, sans un regard pour personne, se traîna jusqu'au bout de la rue en s'empêtrant dans sa longue tunique.
Une fois la voie libérée, l'elfe plongea dans le rideau de billes turquoises qui l'accueillirent avec un chant argentin.
Pratiquement vide, la taverne semblait élargie mais pas moins oppressante. Quelques roturiers buvaient le thé et tiraient sur des narguilés empestant la rose. Ils se retournèrent brièvement pour jauger les nouveaux venus.
Alors que l'elfe et l'éleveur traversaient la salle, penauds, le tenancier les salua d'un signe de tête depuis son comptoir plaqué de marbre. Il se repencha aussitôt sur ses trous de terre cuite pour les nettoyer. Il savait pourquoi ils étaient là et ne les dérangerait pas.
Eleonara s'assit sur le banc d'attente au fond de la salle, tandis que Zachare resta debout, au garde-à-vous. Il croyait sa présence rassurante ; il ne se doutait pas de l'effort sur-elfique qu'elle devait fournir pour respirer profondément, ralentir les battements de son cœur alarmé ou déglutir. Eleonara ne put bientôt plus inhiber le tic d'encercler ses poignets tour à tour ; elle avait rendez-vous avec le destin et en éprouvait tous les symptômes.
— Tout ira bien, jeune Ourébi, chuchota Zachare, confiant. Ça glissera comme sur de la gelée, tranquille ! Dis, tu n'oublieras pas de t'enquérir sur ce dont tu dois t'enquérir, hein ?
Une demi-heure de patience s'écoula et l'huis à la balance ne s'ouvrait toujours pas. Le Vendeur s'était-il endormi ou avait-il bêtement omis de se réveiller la nuit ? Les répercussions du décalage hypnique n'épargnaient personne, somme toute.
Alors qu'Eleonara commençait à se demander si cette entreprise valait réellement la chandelle, un grincement retentit. Elle sursauta et décolla du banc.
— C'est à vous, fit remarquer le tenancier depuis derrière le comptoir. Le Vendeur a fini sa pause. Allez-y, on vous attend.
Sous les incitations motivées de Zachare, Eleonara se planta devant le battant entrebâillé. Des petites marches en bois se fondaient dans un couloir sombre, hébergeur de ténèbres plus épaisses que la nuit.
— Je t'attendrai ici, lui promit l'éleveur. Tu dois y entrer seule, tu vois. Ne te laisse pas impressionner par le manque d'éclairage ; ils ont dû oublier de rependre les veilleuses. Hé, fais pas cette mine, tu ne vas pas chez l'arracheur de dents !
Avec un dernier coup d’œil pour Monsieur Zachare, Eleonara fit un pas dans la pénombre et, juste avant de refermer la porte sur elle, lança :
— Attendez, ne devriez-vous pas plutôt m'attendre de l'autre côté, à l'arrière du... ?
Si Zachare ne l'entendit pas ou l'ignora, elle ne le sut pas. Toujours est-il que les gonds crièrent et qu'elle se retrouva dans le noir complet.
Si les murs avaient été recouverts de miroirs, elle aurait aperçu le désarroi habitant ses propres traits. Elle avait dépassé le point de non-retour. « J'ai choisi d'être ici, se rappela-t-elle. Je refuse d'avoir peur ».
Une paume à plat sur chaque paroi, elle évolua à l’aveuglette, avant de tendre une main en avant. Reconnaissant une surface rugueuse sous ses doigts écartés, elle tâtonna vers le bas, le cœur martelant, à la recherche d'une poignée. N'en frôlant aucune, elle appuya son corps contre l'obstacle et poussa. Entre sa curiosité et l'impression de verser dans un gouffre, elle ne savait plus ce qui la dominait.
Un craquement boisé. Eleonara pénétra dans un espace illuminé par une lampe à huile suspendue par des chaînes. Quand elle comprit que le corridor débouchait sur rien d'autre qu'un plafond, un plancher et quatre murs écaillés, elle expulsa, sous forme d'un souffle libérateur, l'appréhension qui la caparaçonnait. Il s'agissait d'une antichambre : une troisième embrasure se découpait droit devant. Cette membrane de cèdre était l'ultime barrière avant la brocante de la connaissance ; Eleonara le devina à l'inscription gravée dans le bois veineux :
Avertissement
Qui désire connaître lise,
Qui ignore faute a commise.
Qui accepte la devise nomme la balance,
Qui refuse son temps dépense.
Qui échange juste juste reçoit,
Qui est avare ne reçoit pas.
Qui donne l'or d'autrui signe sa fin,
Qui se tait ne dit pas rien.
Qui vend un secret le vend à la Ville,
Qui sache ce qui n'est su soit Mysticophile.
Qui vend un secret le vend à vie,
Qui abuse de notre science nuit à son esprit.
La raison d'Eleonara se débattait comme une forcenée, mais sa gourmandise pour les réponses n'eut aucune difficulté à la bâillonner. Elle frissonnait à l'idée de rencontrer un Mysticophile, mais si son cœur cognait si fort et si ses yeux brillaient tant, c'était parce que l'appel du trésor des âges, le joyau des mémoires et la nacre des non-dits n'avait jamais été aussi proche, aussi puissant, aussi affolant. Derrière ce battant, les cœurs s’allégeaient, le nom des menteurs se susurraient, l'intimité se profanait, on remontait les fils des intrigues et l'on se racontait tout : les biens, les maux, les hauts, les bas, les soupçons, les anecdotes. Si certains misaient leurs souvenirs et leurs pensées les plus privées pour le délice d'une croquante confirmation, d'un commérage juteux ou pour pimenter les frictions de voisinage, Eleonara n'était pas comme eux. Aujourd'hui, elle venait pour Voulï, pour Zachare, mais demain, elle viendrait pour elle-même, pour la Dame, pour Agnan, pour Sgarlaad. Pour Hêtrefoux.
Eleonara se faisait confiance. Il était interdit de mentir au mysticopolium, or qui pouvait l'empêcher d'omettre à volonté ? Les Vendeurs maîtrisaient le jeu ; son for intérieur la persuadait cependant qu'elle pouvait rivaliser avec eux. Elle n'avait pas les poches pleines d'or, mais la conscience repue de secrets. Autrement dit, au mysticopolium, elle était riche.
La crainte et l'envie se tressaient dans son estomac. Dans la panse brillante de la lampe à huile, elle contrôla l'état de son chèche ainsi que son maquillage. Elle était prête pour l'offensive. Depuis l'hiver où la Dame avait cessé de lui parler, Eleonara avait toujours voulu savoir. Elle était à deux doigts de son but.
Vibrant d'adrénaline, elle posa ses mains contre la porte et y exerça la force de sa volonté, sa soif de savoir.
Un voile orangé empeigné d'encens se colla aussitôt à sa figure. Se dégageant à coups de pattes de l'envahisseur textile, Eleonara se rendit compte que le tissu enveloppait le lieu telle une tente intérieure à la pièce, au centre de laquelle se dressait une table hexagonale.
— Prends place, fit une voix à la fois sans hâte, sans gêne, sans mépris et sans compassion.
Comme hypnotisée, Eleonara obéit et fit crisser un tabouret libre vers la table. Une balance de bois s'y tenait, droite, ainsi qu'un alignement de cubes en plomb de tailles diverses. Derrière ces derniers reposaient deux mains tatouées au henné, suivies de bras pesants de bracelets, d'épaules drapées de pourpre et d'un cou ceint d'un pectoral en assiette. Eleonara devina qu'il s'agissait d'une Vendeuse de Secrets, bien que le visage de celle-ci fût entièrement dissimulé par un nattage de plaquettes cuivrées reliées entre elles et maintenues en place par un entrelacs de chaînettes frontales.
— Ton visage nous est inconnu et tu n'es pas d'ici, remarqua la femme avec une élocution pondérée. Veux-tu que nous t'expliquions les règles du lieu ?
— Euh, oui, volontiers.
Monsieur Zachare lui avait décrit le concept des mysticopolia dans les grandes lignes, mais un rappel ne lui ferait aucun mal.
La parure faciale de la Mysticophile épousait les courbes et les angles de ses arcades sourcilières, de son nez et de son menton, tout en lui permettant de voir, respirer et parler. Eleonara avait l'impression de s'adresser à un moulage métallique vaguement humain. Ce regard introuvable la dénudait et semblait effeuiller l'elfe de ses arcanes rien que par son intensité.
Au son mièvre de sa propre voix, Eleonara bougea ses sandales et foula quelque chose avec un bruit de froissement. Avant qu'elle ne pût lorgner sous la table, la Mysticophile la rappela à l'ordre.
— Merci de garder tes pieds sous le tabouret.
Sensible à la désapprobation de cette voix sans faciès, Eleonara rangea ses jambes sous elle, allongea sa colonne vertébrale et installa ses paumes sur ses genoux tremblants.
— Une question s'est formulée dans ton esprit, devina la Vendeuse. Pour obtenir la réponse que tu requiers, nous te demanderons un secret d'équivalente valeur. Si le secret offert est trop faible, nous t'en exigerons un supplémentaire. Considère les secrets comme de la monnaie : ils se somment, se divisent, se paient, se perdent. Sache que la confidentialité que nous garantissons peut être aussi éphémère qu'éternelle : nous ne transmettrons tes aveux qu'à celui qui nous les demandera et qui en paiera le juste prix. Cela est naturellement réciproque : en échange de tes secrets, nous t'offrons l'accès à ceux du restant de nos visiteurs, ainsi qu'à ceux des Troyaumes.
L'elfe balaya la pièce d'un regard méthodique. Il n'y avait pas de doute : elles étaient seules. Il n'y avait pas de sombre recoin dans lequel se fondre, ni de tenture assez opaque pour se camoufler, ni de surface assez vaste sous laquelle se cacher. Et pourtant, la Vendeuse parlait en « nous » comme si elle ne s'exprimait pas pour elle-même en tant qu'individu, mais au nom d'une communauté entière, d'un réseau, d'une toile.
— Comment pouvez-vous être sûre qu'on ne vous raconte pas des bobards ? s'enquit Eleonara plus par intérêt que par soupçon. Admettons que quelqu'un invente une histoire et la fasse passer pour...
— Attention, l'arrêta la Vendeuse, tes questions sont comptées et payantes. Que cela vaille pour avertissement ; visiblement, nous avons beaucoup à t'expliquer. Nous autres Mysticophiles connaissons notre marchandise au même titre que tout autre commerçant. Nous la choyons, la décortiquons et la manipulons avec autant de délicatesse que pour des braises. Si le secret que l'on nous propose est faux, fabriqué ou appartient à un tiers, ils nous revient de tuer le menteur.
Eleonara se tendit comme un arc et serra les fesses.
— Vous le tuez ? Est-ce... légal ?
Elle se mordit les lèvres ; se retenir de poser des questions représentait un vrai défi. L'avertissement sur la porte bondit dans son esprit : Qui donne l'or d'autrui signe sa fin.
La Vendeuse réagit à peine.
— Légalissime.
On pouvait critiquer l'Einhendrie sur de nombreux points, mais au moins, personne n'était disculpé pour avoir poignardé son prochain à cause d'un ragot ou d'un mensonge, à moins qu'il ne s'agît de traîtrise envers la Couronne. Eleonara essaya de mettre les choses en perspective. L'inclémence des Mysticophiles reflétait-elle leur souci de véhiculer une vérité pure, brute et non-biaisée ? Elle se souvint alors de l'animation de Joachim, le jeune vacher des périphéries, surexcité à l'idée de collaborer avec des inconnues et de berner les Religiats. Arènes veillait peut-être à conserver un savoir immaculé, ses citoyens n'étaient pas irréprochables.
Les longs doigts couverts de motifs floraux et oculaires de la Vendeuse commencèrent à déplacer les petits poids un à un de façon à les placer sur une même ligne.
— Notre métier consiste à assimiler le savoir de tous les individus des Troyaumes additionnés ensemble, dit-elle en roulant ses « r » et en léchant ses « l ». Nous ne savons pas tout, mais presque. Notre domaine se résume à la connaissance accessible aux Hommes ; ce qui n'est accessible qu'aux divinités ne nous regarde pas. Si un client ne reçoit pas de réponse de notre part, c'est soit parce que ses secrets n'ont pas de valeur, soit parce que ce qu'il cherche appartient à un ordre supérieur à la compréhension humaine.
Eleonara, en tortillant ses doigts sous la table, se fit craquer le pouce par inadvertance. La femme se prononçait avec une assurance envoûtante, comme si Diutur en personne lui était apparu pour certifier l'entièreté de ses dires. Prétendre connaître tous les mystères de ses semblables était une allégation osée. Donc les Vendeurs connaissaient tout des humains, mais rien des dieux ; leur savoir s'étendait-il aux elfes ? « Soit j'ai dégotté le service le plus dangereux des Troyaumes, soit je viens de déterrer une énorme farce », conclut Eleonara pour elle-même.
— Nous savons ce que tu penses, affirma la Vendeuse en forçant sur ses « s » et en prolongeant ses voyelles. Tu nous crois escrocs, rustres, voleurs. Il existe toutes sortes de voyants, de liseurs de paumes, d'astrologues, d'oniromanciens et de diseurs de bonne aventure, honnêtes et malhonnêtes, nous le savons, mais nous sommes différents. As-tu vu l'homme qui est sorti d'ici juste avant toi ? Nous lui avons donné sa part de vérité et il n'a pas déboursé un centime pour ce service.
« On ne dépense pas ses sous, mais vous empochez quelque chose de cent fois plus précieux, pourtant », songea Eleonara. D'ailleurs, de quel homme parlait-elle ?
— Initions la séance, la pria la Mysticophile.
L'elfe fouilla dans sa mémoire, dénicha sa première question et la répéta à haute voix. Elle aurait voulu en poser mille à l'instant, or elle n'oubliait pas la raison de sa venue.
— Le marchand de chevaux appelé Zachare a vendu son meilleur étalon la semaine passée à un individu douteux. Quelle est la véritable identité et l'origine de cet acheteur ? Et qu'en est-il du cheval vendu ? Est-il bien traité ? Dans le cas où il ne le serait pas, où devrait se rendre Zachare afin de le récupérer ?
Silencieusement, les doigts décorés au henné saisirent un cube en plomb de grande taille et le posèrent sur la balance, qui pencha à gauche.
— Nous sommes en possession de la vérité et pouvons te la céder. Quels secrets cèdes-tu en échange ?
Eleonara inspira fort par les narines. Et si la Mysticophile jugeait ses secrets pas assez attractifs et les repoussait ? L'elfe n'avait pas ouvert la bouche que la femme avait déjà déposé deux minuscules poids sur le plateau droit de la balance.
— Je ne comprends pas, avoua Eleonara, je n'ai encore rien dit.
La Mysticophile croisa ses poignets dessinés et déclara, sous le couvert de sa scintillante parure plaquée :
— Tu devrais, pourtant. Même le secret le plus innocent peut mener aux découvertes les plus bouleversantes. N'as-tu donc pas lu les règles de notre établissement en entrant ? Qui se tait ne dit pas rien. Rien que le fait de te présenter sous notre « tente » te garantis un rabais. Ton âge, le son de ta voix, ton accent, ton comportement, ton humeur, tes manières, tes vêtements, ainsi que les questions que tu poses en disent long sur toi, parfois bien plus que ce que tu nous dévoilerais consciemment. Fais attention, Langue Alanguie.
Eleonara avala sa salive. Voilà qui éliminait quelques options sur sa liste.
— Comme vous l'avez deviné, je ne suis pas Opyrienne...
La femme ne remua pas.
— … mais je sais lire l'opyrien ancien.
C'était une trivialité, mais à sa surprise, ce « détail » lui valu un cube moyen à droite, ce qui compensa parfaitement le grand cube de gauche, le poids de sa question.
Avec la vague impression qu'un petit vent froid lui caressait la nuque, Eleonara se mordillait les lèvres sans s'en apercevoir. La Vendeuse désigna la balance.
— Les poids sont équilibrés. Nous voilà contraints de te fournir la réponse. La voici donc, alors écoute bien. Le cheval de Monsieur Zachare se trouve en parfaite santé et aux meilleurs soins qui soient. Par contre, Monsieur Zachare a effectivement été victime d'une arnaque. L'homme sobrement vêtu, le mendiant qu'il a rencontré, n'était en vérité qu'un coursier. Son apparence délabrée faisait partie de la ruse de son employeur pour inciter la pitié et diminuer le prix de la bête. S'il s'était présenté sans déguisement et sans intermédiaire, le vrai acheteur aurait dû payer le triple, voire le quadruple, car il s'agit en réalité de sa Grandeur elle-même, le prince Bezùkiel. Si Monsieur Zachare souhaite récupérer son cheval, il se rendra à l'écurie du palais.
Lorsque Eleonara ressurgit au rez-de-chaussée de la taverne, ses yeux brillaient encore. Assemblées, les confidences des vivants du passé et du présent tissaient mot par mot, secret par secret, le subtil, mystique et insaisissable motif des engrenages du monde. C'était grandiose.
Zachare l'accosta immédiatement.
— Alors, alors ? Qu'est-ce qu'ils t'ont dit ?
L'elfe attendit qu'ils fussent hors du mysticopolium et loin de la populace pour lui faire un rapport détaillé de son entretien avec la Mysticophile. En apprenant de quelle façon il avait été dupé, Zachare devint rouge, puis bleu – à croire que sa tête gangrenait – , puis livide.
— Sacré crottin ! gémit-il d'une voix étouffée. On m'a roulé dans la farine comme une boulette pannée. Embobiné par le prince, le prince ! Quel honneur, enfin, quelle honte ! Que vais-je faire ?
Eleonara savait que ce n'était pas le meilleur moment pour parler affaires, mais maintenant qu'elle avait rempli sa part du contrat, elle rappela à Zachare la sienne.
— Sauf erreur, j'ai fait ce que vous m'aviez demandé. Donc, euh, Voulï m'appartient ?
Le moral dans les sandalettes, Zachare hocha lentement la tête et emmena Eleonara à son élevage. Elle se méfia en s'approchant de la stalle de Voulï, qui moussa de la bouche rien qu'en l'apercevant. « Bon, se dit-elle. Prenons le démon par les cornes. »
Le harnacher fut un enfer. Il voulut l'écraser contre une paroi ; elle le pinça. Il tenta de la mordre ; elle esquiva et attacha son licol à une poutre. Elle déposa le tapis de selle sur son dos rond ; le poney le renversa d'un coup de fesse. Eleonara réitéra et y parvint, en lâchant le tapis et la selle simultanément, cette fois. Voulï se vengea en lui écrasant le gros orteil. L'elfe jura et s'efforça à maintenir la selle en place d'une main, tandis qu'elle sanglait de l'autre. Mais le poney avait plus d'une corde à son arc : il gonfla son estomac au maximum. Eleonara avait beau tirer, elle n'avait pas assez de force pour crocher la sangle, qui n'était pas assez longue pour ce tour de ventre. Transpirante, elle refusait d'abandonner : elle tapa du pied et s'exclama haut et fort : « HÉ ! ». Profitant de la seconde de surprise où le poney se dégonfla, elle s'empressa de sangler.
La première bataille avait été vaincue, mais ils n'étaient pas au bout de la guerre. Massant son orteil meurtri et l'épaule qu'elle avait cognée au mur, Eleonara attendit d'avoir normalisé sa respiration. Puis, elle ramassa la bride façonnée de cordages colorés et tressés.
Elle lança les rênes sur l'encolure de Voulï, entoura sa mandibule et enfila son pouce et son index derrière les incisives de celui-ci. Le poney roux renâcla et chercha à libérer sa tête, qu'il secouait aussi follement que s'il avait été victime d'une nuée d'abeilles. Eleonara compta jusqu'à trois, lui glissa le mors dans la bouche et cala la têtière derrière son toupet et ses oreilles frétillantes, avant de boucler la sous-gorge et la muserolle.
Tirer Voulï hors de sa stalle douillette fut un tout autre problème : il n'avançait pas, têtu comme un âne. Eleonara avait beau l'encourager par des claques sur le fessier, il enfonçait obstinément ses quatre fers dans la paille.
— C'est pour ton bien, espèce de mule ! Tu veux revoir Agnan ou pas ?
Même la mention de son maître ne le convainquit pas. Eleonara s'accouda à la demi-cloison de la stalle pour s'essuyer le front. Décidément, on ne domptait pas le Mal.
C'est alors qu'elle se souvint de paroles d'Agnan datant d'il y a longtemps. Elle s'assura que Monsieur Zachare, occupé à l'extérieur, ne la verrait pas. Elle releva l'ourlet de sa tunique et admira la boucle de ceinture mikilldienne au diamètre d'une assiette, indentée d'une flèche et de symboles illisibles. « Si un jour, tu désires nous retrouver, sers-toi-en, avait-il dit. Montre-la à qui en arborera une similaire et évoque nos noms. »
Bien entendu, Voulï ne portait pas de ceinture et ne l'aiderait pas à retracer ses amis disparus, mais quand même, ça valait la peine d'essayer. Aussi zyeuta-t-elle derechef vers l'entrée de l'écurie avant de brandir l'accessoire cuivré devant elle et de s'écrier :
— Sgarlaad et Agnïnwur. Sûrement, ça te dit quelque chose, non ?
Le poney battit des paupières quelques instants. Il étira son cou, renifla la boucle, se détourna, amassa du foin entre ses dents et fixa l'elfe, l'air de dire : « Ouais, c'est bon, la Tige, mais c'est exceptionnel ».
Victoire.
La boucle de ceinture remise à sa place, Eleonara sortit de l'écurie avec Voulï et traversa l'enclos où Zachare relatait son tragique épisode à une jument.
— Il m'a eu, tu vois, il m'a eu ! Sa Grandeur m'a eu ! Tu ne pourrais pas comprendre. À Arènes, il faut savoir avouer quand le talent d'un vendeur ou d'un client au marchandage est supérieur au nôtre. Donc tu vois, ce n'est qu'une histoire d'honnête compétitivité !
« Quel pays, songea l'elfe en déverrouillant discrètement le portail et en s'éloignant à pied, la poigne refermée sur les rênes de Voulï. L'assassinat des menteurs est autorisé, le prince est un aigrefin et tout se donne pour un couple de secrets. Heureusement, le prix des chevaux est très accessible. »
L'elfe contempla les équidés qui l'observaient à distance, immobiles. Des spasmes nerveux les secouaient parfois et leurs oreilles se dressaient puis se recouchaient, indécises. Ils avaient appris à se maîtriser en sa présence, mais demeuraient sur leurs gardes. Eux savaient ce que personne ne savait ou ne saurait, pas même les Mysticophiles.
Son premier échange avec les Vendeurs de secrets avait été un succès sans catastrophes et sans conséquences indésirables, du moins pour Eleonara. Elle avait hâte de revoir les Mysticophiles afin de poser ses questions. Maintenant qu'elle avait neutralisé cette infection de Voulï, elle avait terriblement envie de danser la ductia et ça, ça ne lui était jamais arrivé. Tout d'un coup, Agnan et Sgarlaad ne semblaient plus si lointains, à croire qu'ils incarnaient des fantômes flottants et que chaque nouvel indice acheminant jusqu'à eux restituait opacité et tangibilité à leurs fibres.
En entamant la montée pentue toutefois, ses pensées trottèrent dans une direction diverse et broutèrent une prise de conscience aussi marquante qu'obsédante. Sebasha était sortie par l'arrière du mysticopolium ; Eleonara, par l'avant. Ce n'était pas une différence innocente et Eleonara ne tarda pas à arriver à ses propres conclusions. La Chevaucheuse de dunes ne visitait pas les Mysticophiles.
Elle en faisait partie.
Par ailleurs, j’aime beaucoup l’idée qu’Élé devienne une spécialiste des soins aux humains. Je me demande si ce savoir lui servira par la suite ^^
Concernant la visite aux Mysticophiles, j’aurais eu besoin d’un petit recadrage sur ce qu’Éléonara comptait poser comme question. Parce qu’au fond, elle en a beaucoup. D’abord, le sort des Nordistes. Et là, je comprendrais que les Mysticophiles puissent la renseigner. Par contre, en ce qui concerne les Elfes, je suis moins certaine de l’opportunité…
Ceci étant, le déroulement de la scène était génial. J’adore le décorum qui entoure le marché : les tatouages, le visage invisible, la balance… Tout ça est vraiment extrêmement symbolique et signifiant <3
L’enchainement avec la scène d’harnachement de Voulï est tordant et allège bien l’atmosphère… Juste assez pour rendre fracassante la révélation sur Sebasha ^^
L’histoire reprend un rythme trépidant! :)
J'avoue que c'est plutôt ironique qu'Eleonara apprenne à soigner les humains ^^
Pour sa toute première visite chez les Mysticophiles, Eleonara devait surtout interroger les Vendeurs à propos d'une affaire qui concernait surtout l'éleveur de chevaux, Zachare. Comme tu le verras dans le chapitre suivant, les questions sur les Nordiques et les elfes viennent plus tard (Eleonara doit d'abord "tester" le système) et en effet, elle comprend vite qu'il faut faire très très attention, que la formulation d'une question change tout et qu'il y a certaines questions qui sont trop risquées.
C'est super que l'ambiance de la consultation mysticophile t'ait parlé à ce point <3
Je ne sais pas si Voulï se rend compte des efforts qu'Eleonara a fait pour le racheter... sûrement pas xD
Je te préviens: d'ici la fin, il y aura de moins en moins de moments de repos, alors c'est l'heure de prendre son souffle ;)
Merci pour ta lecture et ton commentaire ! J'espère que la suite te plaira !
Et ce nom ! Bimaristan, tellement bien choisi !
Ensuite tout l'épisode au mysticopolium est carrément envoûtant ! Je suis à peu près sûre que la révélation de sa capacité à lire l'Opyrien ancien n'est pas si anodine et qu'elle va lui revenir dans la figure façon boomerang. Tout est parfait : l'inscription de mise en garde, le décor, le visage masqué de la mysticophile... C'est top ! J'ai juste une petite réserve sur le passage où Elé se retrouve dans le noir, jusqu'à ce qu'elle soit en face de la mysticophile : je l'ai trouvé un peu long et un peu redondant quant aux hésitations d'Elé.
Et ça y est, elle a récupéré Voulï ! Le harnachement du poney est très drôle. Quel vicelard, ce bestiau !
Quant à la fin : j'avoue que l'idée que Sebasha soit une mysticophile m'avait effleurée. Pas quand Elé la voit sortir du mysticopolium, mais pendant la séance (va savoir pourquoi).
Quoi qu'il en soit c'est trèèèès prometteur pour la suite et c'est un excellent cliffhanger !
Comme tu le vois, je redeviens aussi fangirl que pendant le tome 1 ! Vivement la suite !
Détails :
"Les étages du Bimaristan, eux, s'élevaient vers le haut et s'enfonçaient vers le bas." : j'enlèverais ce "eux", qui semble mettre en contradiction cette phrase avec la précédente alors que justement, elle l'illustre.
"mais dans la plupart des cas, ce n'était qu'une façon d'augmenter leurs donations." : je ne suis pas convaincue par "leurs donations", parce qu'on peut croire que ce sont les donations que les monastères font, et non l'inverse. Peut-être "d'augmenter les donations en leur faveur" ?
"Si les Religiats diurnes semblaient obstinés et sans pitié, une des tâches principales de leurs collègues nocturnes consistait à veiller à ce que l'éclairage n'incendiât pas quelque dais," : mais en fait, ce sont les mêmes, non ? Puisqu'ils doivent suivre l'Inversion en même temps que les Aréniens ?
"Sous terre, des grottes latérales étaient réservées aux souffrants mis en quarantaine et aux malades inclassables." : excellents les malades "inclassables" !
"elle profita d'accourir sur la pointe des pieds au chevet du mystérieux dormeur." : elle en profita pour accourir
"Si Sebasha visitait les Mysticophiles, l'elfe ne voyait aucun inconvénient à s'y rendre elle-même. " : cette phrase est un peu redondante avec ce que tu as déjà écrit plus haut
"Fidèle à sa promesse, Zachare l'accompagna jusqu'au mysticopolium du secteur nord," : ah mais il y a plusieurs mysticopolium ?
"il ne se doutait pas de l'effort sur-elfique qu'elle devait fournir " : excellent !
"Une demi-heure de patience s'écoula et le huis à la balance ne s'ouvrait toujours pas." : l'huis (il me semble que c'est un h muet, pas un h aspiré)
"et le nacre des non-dits n'avait jamais été aussi proche" : la nacre ? ou le nacré ?
"et d'un cou ceinturé d'un pectoral en assiette." : ceint ?
"Eleonara, en tortillait ses doigts sous la table, se fit craquer le pouce par inadvertance." : en tortillant
A bientôt !
Au début, je l'avais appelé "l'Hospice", mais ça ne collait pas avec le fonctionnement de l'endroit. Et en faisant des recherches sur la civilisation arabo-islamique au Moyen-Âge et puis je suis atterrie sur les Bimaristans et voilà !
L'image d'Eleonara qui se prend un boomerang dans la face résume bien l'esprit de la série ainsi que mes très nobles intentions à son égard :D
J'ai un gros faible pour les Mysticophiles; je voulais qu'ils aient un petit côté "voyante" ;) J'ai retravaillé le passage où Eleonara se trouvait dans le noir puis remettait tout en question; c'est vrai que chaque phrase était pratiquement à double xD
Oh ! J'étais certaine que c'était tout le monde devinerait très tôt que Sebasha était Mysticophile, mais si l'idée t'es venu pendant la consultation, ça me va !
Merci pour ton enthousiasme et ton "fangirlage" qui est très drôle à lire ! À partir de maintenant, il y aura de plus en plus de révélations, alors accroche-toi à ta selle et ne tombe pas de Voulï !
à bientôt ^^