Cinq jours plus tard, Razelhanout avait toujours du mal à digérer l'apparition fortuite d'un poney nordique sous son abri. S'il ne l'avait pas encore expulsé, c'était uniquement parce l’elfe s'était engagée à payer toutes les dépenses liées à son entretien et à son alimentation.
Eleonara regarda le pharmacien mâcher son plat de crudités à la lueur des lampes à huile et, de temps à autre, expulser d'une pichenette les feuilles de salade coincées dans sa barbe. La pharmacie était plongée dans un silence le plus total, parfois entrecoupé par les ronflements étouffés des frères Louroum.
Razelhanout la boudait.
Avec une moue, il se lava les doigts et la barbe dans un bol d'eau.
— Monsieur Zachare doit être à la fois le meilleur et le pire marchand que je connaisse, grogna-t-il en se séchant avec une lingette propre. Te vendre un poney mikilldien, franchement ? Il a le don de couper ses prix rien que pour l'honneur d'avoir des clients. C'est à se demander s'il aime les mauvaises affaires et se faire arnaquer. Quelle mouche l'a piqué ? Et quelle mouche t'a piquée toi ? Tu me crois sot ? Tu crois que je ne sais pas comment tu l'as obtenu, cette touffe de poils ? Et en parlant de poils, il en laisse traîner partout, cet animal ! Et il a essayé de tuer Manticore, pardi !
— Manticore ?
— Ma poule préférée !
— Ce n'était pas Algèbre ? Et puis d'abord, c'est quoi ce favoritisme dans votre basse-cour ?
Razelhanout contre-attaqua.
— Qu'as-tu dit aux Mysticophiles sur ma pharmacie ? Que j'étais un charlatan ?
— Mais pas du tout, protesta Eleonara en fronçant les sourcils. Pourquoi aurais-je dit ça ? Vous n'avez rien à vous reprocher, si ?
Là, l'apothicaire partit dans un balbutiement peu rassurant, au bout duquel il affirma :
— Sebasha ne va pas apprécier. Qu'elle vive ici ou ailleurs n'y change rien.
La Chevaucheuse de dunes avait récemment recouvré un logement Diutur sait où et aurait déménagé à l'insu de tous si elle n'avait pas laissé une note minimaliste sur le comptoir de la pharmacie. Eleonara se demandait si ce délogement n'était pas relié à sa visite d'un mysticopolium.
Eleonara soutint le regard de Razelhanout. Non, Sebasha n'apprécierait pas du tout. L'elfe comprenait mieux pourquoi. Cueilleuse. Sebasha cueillait les secrets. Voilà de quoi Monsieur Djimbi le nomade avait voulu l'avertir. Mais si l'Opyrienne était Vendeuse , pourquoi s'était-elle rendue en Einhendrie et au Don'hill ? Et pourquoi lui avait-elle déconseillé de traiter avec sa guilde ? Craignait-elle que l'elfe la trahît à ses collègues ou en apprît trop à son sujet ? Au fond, elles étaient aussi voraces l'une que l'autre, en matière de mystères.
N'ayant pas recroisé la route de la Chevaucheuse de dunes depuis son déménagement, Eleonara avait préféré éviter les mysticopolia de peur d'y reconnaître sa voix derrière le masque métallique des Vendeurs.
Cette abstention fut une torture qu'elle ne put supporter plus d'une semaine. La vérité – cette maligne mauvaise fée – s'était laissée approcher juste assez pour que l'elfe en grattât la surface et découvrît la vraie teinte de son bois. Ce feu follet avait fait courir Eleonara à travers les Troyaumes mais maintenant, il était le détenu d'Arènes, sans la moindre chance de s'échapper. Eleonara ne lâcherait pas le morceau ; cette cité lui déverrouillerait les huis du savoir, qu'elle dût les défoncer elle-même ou en abattre des piliers. Si elle avait fait des choix répréhensibles par le passé, ç'avait été par ignorance. Ses heures d'obscurité étaient révolues. Elle avait un faible pour les ragots et comptait l'assumer pleinement.
Un jour, Eleonara fut congédiée par les soignants bien avant l'aube, ce qui lui laissait assez de temps libre avant de rentrer souper avec Razelhanout. Déjà, les nuées de questions se bousculaient dans sa tête telles des demoiselles devant un marchand de feutre en rabais. Elle ne put qu'y céder.
Patienter sur le banc du mysticopolium nord lui permit d'ordonner ses pensées. Ses mains tremblaient sur ses genoux, symptôme d'un curieux mélange d'appréhension et d'excitation.
Elle essaya de se conforter. Avec une bonne vingtaine de secrets « sûrs » à revendre, elle ne risquait rien. Si par malheur elle tombait sur Sebasha, elle lui dirait qu'elle ne s'était rendue au mysticopolium que pour la démasquer.
Quand vint son tour, Eleonara dévala les marches crissantes, traversa le corridor – éclairé, cette fois –, ouvrit la seconde, puis la troisième porte, releva le voile orangé et s'assit à la table hexagonale plaquée de nacre.
Ouf. Ce n'était pas Sebasha.
Au début, sa voix coinçait, mais bientôt, Eleonara acquit plus d'assurance lors de ses confrontations avec les Vendeurs de Secrets, tout comme avec les patients du Bimaristan, qu'elle interrogeait parfois quant à ce qu'ils savaient sur les assassinats.
Elle ne s'adressa pas une seule fois au même Mysticophile. Hommes, femmes, enfants, vieillards : l'éventail semblait infini et puisait dans chacune des mille et une ethnies d'Opyrie. Les seuls points communs entre les Vendeurs étaient le rideau de plaquettes métalliques dissimulant leurs visages et leur obstination à parler en « nous », si bien que, d'une séance à l'autre, l'elfe avait l'impression de s'adresser qu'à une seule et même personne.
Jusqu'à maintenant, Eleonara avait procédé à tâtons, posant des questions sans répercussions qui lui avaient réciproquement peu rapporté. Aujourd'hui, elle était enfin prête pour les grandes questions.
— Qui est à l'origine des assassinats des moines-soldats de l'année passée et qu'est-il arrivé aux trois Nordiques disparus ?
Elle ne s'attendait pas à une réponse complète – après tout, si tout avait été su, Sebasha n'aurait plus enquêté à ce sujet. Eleonara voulait simplement se mettre à jour, savoir ce que les Mysticophiles savaient. Elle entrelaça ses doigts, se préparant pour la formule habituelle : « Nous possédons la réponse et pouvons te la céder, que donnes-tu en échange ? » ainsi qu'à contempler le prix de la curiosité à mesure qu'il s'empilait sur la balance.
D'après sa carrure, le Vendeur était un homme dans la fleur de l'âge. Sa voix de stentor emplit la petite pièce :
— Bloqué.
Eleonara se figea. C'était la première fois que ça lui arrivait. Elle cligna plusieurs fois des yeux, se racla la gorge et se pencha en avant.
— Qu'entendez-vous par là ? Que vous ne savez pas ?
— Pas tout à fait. L'inconnue réclamée pour la deuxième question est bien en notre possession, or nous prenons la liberté de la garder pour nous-mêmes. Quant à la première question, ce savoir ne nous est pas accessible pour l'instant.
La mâchoire d'Eleonara chuta comme un pont-levis. Un désagréable picotement parcourut son visage fardé de terre brûlée et d'ocre. Ce service n'était-il bon que pour les potins, les petites querelles et les tromperies domestiques ? Mais elle n'avait que des questions d'ordre majeur ! Si elle posait une question sur les elfes, on lui répondrait pareil à coup sûr. Voilà qui désillusionnait.
Elle inspira, disposée à négocier, quand l'homme enchaîna :
— Notre approvisionnement consiste en secrets triviaux et moins triviaux dont certains pourraient briser l'ordre de notre monde. Si nous estimons que les Troyaumes ne sont pas prêts à les entendre, nous nous taisons et ce, jusqu'au jour ou au siècle opportun. En posant cette question, en revanche, tu as partagé ton intérêt pour le sort des trois Barbares. (Il déposa un cube moyen sur la balance.) Merci pour cette information. À présent, nous sommes endettés envers toi.
« Chouette, pensa Eleonara avec aigreur. Au moins, je ne serais pas tiré une flèche dans le pied pour rien. »
— Maintenant, réfléchis bien, poursuivit la voix sans bouche. Pose-nous une question. Nous n'aimons pas être redevables.
Eleonara réfléchit. Cette consultation s'était changée en partie d'échecs.
— Pourquoi les Nordiques se sont-ils rendus au Don'hill, exactement ?
— Nous te répondrons contre une augmentation de crédit.
Eleonara lui avoua qu'elle avait été esclave en Einhendrie. Le Vendeur plaça les poids correspondants sur la balance et les deux plateaux s'équilibrèrent.
— Il n'y a qu'un Nordique cassé qui se soit rendu au Don'hill pour l'instant.
En effet, Errmund avait échappé au cassage grâce à l'influence des Blodmoore et Agnan s'était forgé un tatouage en forme de T à l'aide de peinture indélébile plus couramment destinée aux moutons. Eleonara savait cela mais avait préféré le taire pour ne pas se montrer trop savante sur un sujet aussi délicat. Pourquoi le Mysticophile lui révélait-il cela ? Ça ne répondait pas à son interrogation.
En réalité, le Vendeur n'avait pas terminé.
— Le Mikilldien en question avait pour but de recouvrer une relique du passé de son peuple, attesta le Mysticophile. Il avait également la fonction d'ambassadeur.
— D'ambassadeur ? s'étonna l'elfe.
— Nous ne pouvons pas t'en dire davantage, hélas.
Eleonara sourit intérieurement. Le Vendeur pouvait effeuiller et épurer sa phrase à sa formulation la plus innocente, ça ne changeait rien. Elle avait pu lire entre les lignes car elle en savait davantage. Grâce à cet indice, « ambassadeur », les événements du Don'hill se cousirent ensemble tels des fils chamarrés et assemblèrent un dais, un motif élucidé. La vérité brute et totale lui parvint par sa propre analyse et non par la bouche du Vendeur.
Mais il lui restait encore une question à poser pour s'assurer de son raisonnement.
— Les oiseaux messagers du Nord, les Harpies, descendent-ils parfois jusqu'en Opyrie ?
Eleonara vit que, malgré le fait qu'elle n'eût pas révélé de nouveau secret, le Vendeur augmenta les poids à droite.
— Non, jamais. Les Harpies résistent mal à la chaleur et ne vont pas plus loin que la frontière sud de l'Einhendrie, juste avant le désert de la Calavère.
Cette phrase confirma les suspicions d'Eleonara. Les Harpies n'appréciaient pas la chaleur ; c'était donc bien un aigle qu'elle avait aperçu l'autre jour depuis la pharmacie.
« Les Harpies n'apprécient pas la chaleur », répéta-t-elle intérieurement. Une banalité avec de grandes, très grandes implications.
Après leur assujettissement datant de l'Ancien Temps, le Mikilldys et l'Opyrie avaient été privés de commercer directement l'un avec l'autre, au bénéfice de l'Einhendrie. Considérant les tensions de l'époque et la rancune du Nord pour ne pas avoir été épaulé par le Sud lors des rebellions, cette coupure de contact avait été bienvenue. Si l'on partait du principe que l'inimitié Nord-Sud avait perduré depuis lors et que les oiseaux messagers des Sommets Invisibles, les Harpies, ne supportaient pas les hautes températures de l'Opyrie et ne migraient pas, cela ne signifiait qu'une chose : les Mikilldiens et les Opyriens n'avaient pas communiqué depuis cinq cent ans... Jusqu'à ce que Sgarlaad et Agnan retrouvent Sebasha au Don'hill.
Apprenant que l'ordre du Don'hill ouvrait ses portes aux étrangers pour la première fois de l'histoire, les Nordiques avaient dû sauter sur l'occasion pour désigner l'abbaye comme point de rencontre avec les Opyriens. Ils avaient envoyé leur ambassadeur, Sgarlaad, qui, assisté par Agnan, dans l'espoir qu'il rencontrât un homologue opyrien, Sebasha. À coup sûr, c’était ça ; Sœur Melvine avait surpris leurs rencontres clandestines plus d'une fois. Quant à la « relique du passé », il s'agissait évidemment de la charte mikilldienne, le rouleau poilu qu'Eleonara avait retiré des catacombes pour Agnan et Sgarlaad.
L'ampleur de la révélation manqua de la faire basculer de son tabouret. Deux royaumes, séparés depuis la nuit des temps, soudain représentés par une poignée d'individus dans un même lieu, symbole même de leur séparation, après des siècles de silence et de ressentiment. Qu'avaient-ils pu se dire ? Mais surtout : quelles étaient leurs intentions ?
Sgarlaad avait bien caché son jeu. Discret, taciturne, docile, mais pas si docile que ça.
— Qu'était-il est écrit sur l'objet recherché par l'ambassadeur du Nord ? s'enquit Eleonara.
Le Vendeur s'immobilisa comme pour l'étudier. Sauf qu'avec sa parure frontale, l'elfe n'avait aucun moyen de savoir ce qui l'absorbait. Il aurait pu s'être endormi qu'elle ne l'aurait pas su.
Lorsqu'il répondit, son ton parut plus faible qu'auparavant.
— Tu viens de nous apprendre un détail exceptionnel : que l'objet en question porte une inscription et, par conséquent, que tu l'as vu.
Prise de tournis, Eleonara se maudit en son for intérieur et eut très, très envie de se gratter. Elle venait de commettre une bêtise faramineuse. Elle était là pour s'informer, elle, pas pour informer les Mysticophiles !
Elle avala sa salive et se dépêcha de changer de sujet. Elle reformula la question pour laquelle elle était venue. Peut-être qu'un autre choix de mots lui apporterait plus de succès qu'à sa première tentative. Elle bredouilla :
— Quel est l'emplacement exact des trois Nordiques disparus ?
Elle pouvait presque deviner un rictus sous la parure. Sourire ou grimace ?
— L'information est à la fois indisponible et bloquée.
Les yeux d'Eleonara zigzaguèrent sur le masque froid et brillant, en quête d'une fente par laquelle se faufiler et déchiffrer l'expression du Mysticophile.
Information indisponible et bloquée. Comment pouvait-on ne pas savoir quelque chose, tout en le sachant et en refusant de l'énoncer ? Devait-elle en retirer qu'Agnan, Sgarlaad et Errmund ne se trouvaient pas tous au même endroit ?
— En quoi consiste le métier de Sebasha d'Éméride ? demanda-t-elle en voyant la balance pencher du côté droit.
— Bloqué.
« Je le savais, affirma l'elfe dans sa tête. Les Vendeurs de Secrets ne se dénoncent pas entre eux. »
Comme son crédit ne faisait qu'augmenter, elle continua :
— Comment soigne-t-on une mauvaise conscience ?
Bien que l'opinion de Razelhanout sur ce thème l'eût éclairée, elle jugeait utile de s'exposer à plusieurs points de vue. Elle avait beau être la maîtresse de sa propre malédiction, ses plaques rouges ne désenflaient pas et ses cauchemars ne se dissipaient pas non plus.
Le Mysticophile entrelaça ses doigts.
— Je possède la réponse et peut te la céder sans prix, car il ne s'agit pas de notre marchandise, mais de ma marchandise à moi. Ta question m'informe que tu as fait quelque chose de très mal qui te hante. Tu as un talent pour nous endetter.
Pour la première fois, un Vendeur de Secrets avait utilisé la première personne du singulier pour s'exprimer. Eleonara prit alors conscience non pas de cette maille de la toile mysticophile, mais de l'individu, l'Arènien caché derrière ce masque avec ses opinions, ses impression, ses expériences et ses espoirs propres. L'espace d'une seconde, elle fut tentée de lui retirer son déguisement, or elle se ravisa car en le démasquant, elle mériterait la pareille pour ses oreilles.
— Il n'existe que deux cures à ce que je sache, commença le Vendeur. La première est fastidieuse et ne garantit pas une paix d'âme définitive. Il s'agit du long chemin de la rédemption. La seconde est facile, rapide, efficace et absolue. C'est la mort.
Eleonara se leva.
— Merci, ça sera tout pour aujourd'hui.
La rédemption ou la mort ; elle avait l'embarras du choix ! Comme elle aurait voulu entendre « Bois ça et tout s'arrangera » ou « Prie tant de fois et tu feras peau neuve » !Cet entretien était un désastre ; elle voulait se cacher, s'éclipser, apaiser la démangeaison qui courait sur sa peau.
— Tu es trop hâtive, la retint le Vendeur, en replaçant tranquillement deux cubes moyens à droite de la balance. Il te reste encore du crédit. Nous lisons en toi comme sur une fresque publicitaire. Sois prudente, tes questions révèlent davantage sur ta personne que tes secrets pesés au grain. En plus, ton visage traduit ce que tu penses. Et ce dont tu souffres.
Eleonara se frotta les yeux et se rassit. Elle n'avait plus d'idées, elle avait besoin de temps pour se recentrer, intégrer ce qu'elle avait entendu et s'armer d'une autre stratégie. La fatigue avait limé sa concentration. Elle devait finir la séance au plus vite si elle ne voulait pas commettre une bourde, sortir de son nouveau rythme hypnique ou froisser Razelhanout en rentrant tard – ou tôt, d'un point de vue diurne.
— Le sort des Mikilldiens te tient à cœur ; les Religiats pourraient te condamner pour traîtrise, Langue Alanguie, avisa gravement le Mysticophile avec l'intonation de la sagesse. Et si nous ne nous trompons pas, ton portrait décore tous les murs de la ville.
Eleonara releva brusquement les yeux.
— Pourraient-ils retrouver am trace même sans savoir qui je suis, ni comment je m'appelle ?
— Il y a d'autres moyens de dépister quelqu'un. Il suffit de tirer sur le bon fil pour remonter jusqu'à la marionnette. Nous t'avertissons des dangers, mais nous avons également un conseil à t'offrir. Il n'est pas en notre pouvoir de te livrer l'emplacement des Mikilldiens disparus car cela n'est ni notre rôle, ni en notre pouvoir, mais nous pouvons te procurer des indices qui rembourseraient justement notre dette.
Sous son chèche, Eleonara sentit ses oreilles craquer en voulant s'allonger mais, empêtrées dans les tours et les nœuds de son vieux foulard et de son chèche, elles n'eurent pas la force de se débattre. L'elfe se pencha en avant, appuyant son nombril contre la table.
— Dites-moi tout.
Le lendemain à trois heures du matin, Eleonara sautillait sur le bout de ses pieds pour voir où elle en était. Elle avait l'impression d'avoir marché des lieues sans plus s'approcher du port. L'immensité du palais et du phare était la principale responsable pour cette illusion qui distordait ses calculs de distance.
Quand enfin sa sandale toucha le terrain plat et sableux de la place centrale, les rais de lune argentaient encore le pourtour de l'arche donnant sur les quais maritimes. De part et d'autre de l'arc outrepassé, des Religiats dégustaient goulûment des falafels à leurs postes. Lorsque Eleonara passa devant eux, ils ne la remarquèrent pas, car elle n'était une ombre parmi tant d'autres. Un vent salé et poissonneux vint jouer dans les plis de son turban et dans ses narines. Elle frissonna ; le souffle de la mer était frais.
De jour, de nuit, sur sol ferme ou près de l'eau, l'énergie, le désordre et la vivacité des Arèniens étaient toujours les mêmes. Des groupes de pêcheurs palabraient au bord de l'eau, prêts à détacher leurs barques. Des marchands hissaient et contrôlaient une ultime fois leurs cargaisons avant de lever l'ancre. Les cales se vidaient et se remplissaient. Fruits, sel, animaux, passagers, tout montait et descendait des pontons.
Ici, tous étaient réveillés, disposés à se crier dessus, à se lancer des ordres, à décharger et à botter des fesses. Des garnements galopaient dans tous les sens en tirant du matériel, en apportant du cordage et en roulant des tonneaux, tandis que leurs aînés apprêtaient les voiles ou consultaient leur capitaine.
Maints poissonniers et maraîchers hélèrent Eleonara, qui leur adressa un « non » inflexible du menton. Elle n'était pas là pour faire les emplettes. Le Vendeur de Secrets avait été clair : « Va au port, regarde vers la mer, puis vers les murs. Entre-deux, cherche le symbole de la maison d'Ox. » Elle ne savait pas ce que la famille d'Ox venait faire là-dedans – elle espérait ne pas tomber sur le sergent Petrus d'Ox – mais ça valait la peine de suivre la piste.
Immergée dans ce ragoût de sons et de mouvements, l'elfe marqua un arrêt devant les embarcations amarrées flanc à flanc à fleur du rivage. Elle n'en avait jamais vues d'aussi près de sa vie. Elles n'avaient toujours été que de lointaines silhouettes claires et floues tanguant sur l'horizon, entraperçues depuis une croisée du monastère. Aucun bateau ne s'arrêtait au Don'hill ; il n'y avait pas de port et la côte n'était qu'une mâchoire de lames et de dents de granit.
Pourtant, Eleonara en était sûre : aucune hourque einhendrienne à voile carrée n'aurait pu l'impressionner autant que les élégants voiliers opyriens. Le port d'Arènes était le plus vaste d'Opyrie et possiblement celui des Troyaumes. Ses quais se prolongeaient sur toute la largeur de la cité, alignant canots pécheurs, chaloupes de commerce, bhums à poupe pointue et autres boutres à voiles trapézoïdales. Qui aurait cru que ces coques de noix géantes pussent s'équilibrer à la surface de l'eau avec autant de légèreté et de grâce ?
Plantée comme un piquet sur la plate-forme du port, Eleonara se ressaisit de son ébahissement et se tourna vers la mer, la main en visière, bien qu'il n'y eût pas une once de soleil à cette heure-là. Puis, elle pivota vers les parois rocheuses de la ville, tel que le lui avait conseillé le Mysticophile. Elle ne voyait les armoiries des Ox nulle part.
« Oui, et maintenant ? » Devait-elle déduire que les Mikilldiens étaient passés par ici ? Qu'ils avaient grimpé par-dessus les murs pour s'enfuir à la nage ou en radeau ? Dans ce cas, pour aller où et sur le radeau de qui ? Franchement, qui aurait voulu s'encombrer de Barbares suspicieux ?
La solution devait se cacher ailleurs. Les marins opyriens – à l'exception des pêcheurs et des caboteurs – naviguaient uniquement vers le sud afin de contourner la péninsule opyrienne et de remonter la côte est de l'Einhendrie. Autrement dit, si Agnan et Sgarlaad avaient choisi de fuir par l'eau, ils auraient débarqué dans un port einhendrien, cumulé les nuitées aux cachots avant de se réveiller, un beau matin, la gorge sur le billot.
Un obstacle de taille était responsable pour le détour des dhows opyriens : Hêtrefoux. Sans la Forêt Maudite, les échanges einhendrio-opyriens fleuriraient deux fois plus vite. « Voilà encore une preuve que les elfes mettent encore des bâtons dans les roues des humains, rien que par leur existence, songea Eleonara. Sinon, la Forêt Maudite aurait déjà été réaménagée. »
Pensive, Eleonara contempla la mer avec un curieux fourmillement de nostalgie. Que ressentait-on en flottant vers l'horizon ? Chutait-on réellement dans le vide si on le dépassait ? Les flots pouvaient-ils se fendre ou toupiller et engloutir un navire malchanceux, effaçant sa trace à jamais de leur surface de miroir ? Mine de rien, elle ne se trouvait pas si loin de la pointe sud de Hêtrefoux. Pouvait-on la rejoindre en barque depuis Arènes ?
Elle se reconcentra sur sa mission. Existait-il un pont ou une passerelle reliant le port à la périphérie d'Arènes ? Si oui, il se pouvait que les Mikilldiens eussent quitté Arènes en la contournant. Décidée à en avoir le cœur net, Eleonara traversa le quai d'une extrémité à l'autre.
Non, les Nordiques n'avaient pas pu filer de cette façon-là. Le havre était encerclé d'eau et même s'ils avaient suivi les remparts rocheux de la ville à la brasse, les Religiats de la périphérie ou perchés sur les murs les auraient repérés. Autre problème : ces eaux étaient infestées de crocodiles.
Eleonara mourait d'envie d'interroger les marins, les négociants et les mendiants mais elle n'osait pas. Pas sous le nez des Religiats et pas encerclée de gens qu'elle ne connaissait pas. Elle avait collectionné suffisamment les gaffes dernièrement et une de trop coûterait cher à son ego.
Le ciel obscur absorbait des teintes violettes et céruléennes. Eleonara devait songer à rentrer à la pharmacie.
Le visage dissimulé derrière un pan de son chèche, elle fit demi-tour, le cœur lourd.
L'activité n'avait pas cessé de s'intensifier depuis son arrivée. Les grands-mères faisaient la queue pour choisir leurs sardines et plusieurs boutres à trois mâts et à voiles triangulaires étaient partis au large, là où s'embraserait le feu du soleil couchant, indiquant le réveil des Nocturnes. Pour l'instant, le lever du jour s'annonçait.
Des musiciens de rue jouaient dos contre les remparts rouges. Eleonara fit halte à nouveau, non pas pour les écouter à l'instar de la petite foule de turbans et de burnous qui s'était agglomérée autour d'eux, mais pour décortiquer la mer et étudier les bateaux un par un, en passant en revue chaque membre d'équipage. Elle ne voulait pas avouer sa défaite. Or rien n'y faisait : elle ne détectait aucun indice qui pût lui introduire une nouvelle piste. « Génial, le Mysticophile m'a arnaquée », grommela-t-elle en pensée.
Frustrée, Eleonara serra les poings, laissant son regard coulisser sur les instrumentistes comme sur une feuille de parchemin vierge. Elle avait eu l'intention de reprendre son chemin, mais une fente, une découpure se créa entre les corps de la foule et l'elfe se redressa sur ses talons. Ses yeux secs clignèrent alors d'incrédulité et elle s’immisça parmi les auditeurs qui frappaient dans leurs mains, remuaient leurs popotins et se cognaient les hanches. Contrairement à eux, Eleonara demeura rigide, mais non pas par insensibilité à la mélodie entraînante ou par manque de rythme.
Tapant sur un bendir en peau de chèvre et se dandinant au rythme des notes, une femme à la chevelure abondante, ondulée et sauvage chantait amour et passion de sa voix rauque et trémulante. Ses deux compagnons l'accompagnaient respectivement au ney et au luth. L'elfe retenait sa respiration. Le luthier, ou plutôt, son instrument, l'avait hypnotisée. Comment son œil avait-il pu capter un tel détail ?
Dans sa poitrine, les palpitements s'accélérèrent ; le sang afflua à ces joues et l'elfe sourit comme elle n'avait jamais souri auparavant. Son sourire était éreinté et maladroit, mais il ne partait pas ; il s'accrochait à son visage telle une broche difficile. Eleonara avait reconnu, gravée sur le bois fin de sa caisse de résonance, une coupe couronnée de deux brins de blé croisés, encadrée par un écusson sinople. Le blason de la famille d'Ox. Le pied de la coupe s'était un peu effacé, ce qui lui donnait un vague air de pot de chambre, mais ça ne faisait rien. Elle avait trouvé l'indice.
Arènes était une boîte à secrets. On tirait sur une poignée, on ouvrait un tiroir. On mettait la main dans ce tiroir et l'on trouvait une clef. Mais où menait cette clef ? À un nouveau compartiment, à un nouvel indice.
Les musiciens jouaient plus fort, plus vite et avec davantage d'ardeur. Le rayonnement de chaleur dans le cœur d'Eleonara était là, tangible, étrange et nouveau.
Diutur merci, elle avait reconnu le luth de Sgarlaad, un modèle unique ayant précédemment appartenu à feu Tomislav d'Ox. Tomislav en avait fait don au Mikilldien pour le féliciter de ses progrès au Don'hill. Eleonara n'aurait jamais cru qu'une boîte à bruit humaine lui rendrait l'espoir.
Ce luth avait accompli un voyage considérable : né en Einhendrie, cédé à un Mikilldien, échangé ou volé à Arènes, puis destiné à égayer le havre jusqu'à ce que les mains qui le jouaient s'engourdissent pour de bon.
Eleonara rougit lorsque le luthier lui adressa un clin d’œil malicieux, croyant qu'elle savourait ses talents. Nonobstant son embarras et son désir de s'enfuir, l'elfe se planta sur place et feignit un applaudissement enjoué. « Les humains apprécient ceux qui les flattent, rient à leurs plaisanteries nulles et se balancent au gré de leur musique, se convainquit-elle. Autant en profiter au maximum. »
À la fin du spectacle, les écus plurent dans le turban que le flûtiste agitait vers la foule. Les poches vides – le foin pour Voulï lui coûtait cher –, Eleonara fit mine d'y jeter quelque chose aussi. Après tout, c'était l'intention qui comptait.
Alors que le public se dispersait et que les instrumentistes étiraient leurs doigts et rassemblaient leurs affaires, Eleonara se fit violence pour aborder le luthier. « Allez, c'est facile, s'encouragea-t-elle. Tu avais osé aborder Sgarlaad alors qu'il te faisait encore peur alors pourquoi pas ce type-là ? Si tu ne le fais pas, tu le regretteras. » Elle le regretterait, mais elle n'aurait au moins pas la sensation de s'infliger un supplice. Elle inspira, contracta ses poings et se lança.
— Euh, bonjour, fit-elle avec son meilleur accent opyrien. J'adore votre musique, franchement, vous crevez la moustache !
Elle écarquilla les yeux, prise de court par sa propre audace ; elle n'aurait jamais cru un jour pourvoir placer cette expression opyrienne dans une conversation. Refusant de perdre son sang-froid, elle pointa le luth du doigt.
— Quel bel instrument et quels drôles de dessins vous lui avez fait ! L'avez-vous acheté ou bricolé vous-même ?
Ravi de susciter autant d'intérêt, le jeune luthier se gonfla d'air, comme prêt à lui gribouiller sa signature sur le poignet.
— En réalité, ni l'un ni l'autre, admit-il. Mon oncle me l'a offert. Il est marchand de fruits, vois-tu. Un type le lui a donné en échange qu'il l’emmène sur son bateau.
— Un type, répéta Eleonara. C'est lequel, le bateau de votre oncle ?
— Le Mizmar, un boutre à trois mâts et aux voiles de la couleur du soleil mourant. Oh, ça ne sert à rien de le chercher maintenant, il n'est plus là, il est reparti au crépuscule. En plus de nos côtes, il fait notamment des échanges avec un port en Einhendrie, au Blob-Mûr ou quelque chose du genre.
— Au Blodmoore, rectifia l'elfe avec un pincement de déception et de confusion. Quand sera-t-il de retour ?
— Pas avant cinq mois. Pourquoi cette question ?
Eleonara grimaça. Les Mysticophiles, eux, ne demandaient jamais pourquoi.
— Par curiosité. Euh, si jamais j'adore votre musique, je ne sais plus si je vous l'ai dit et voilà... merci, au revoir ! bafouilla-t-elle en reculant, avant de bousculer un passant par inadvertance et de décamper.
Le chemin de retour lui parut nettement plus court que l'aller, bien qu'elle n'eût pratiquement que de la montée ; elle avait l'impression de voler à la manière d'une bannière au vent. Elle avait trouvé un indice, le fil d'une nouvelle piste, une raison d'espérer ! Elle avait une meilleure idée de comment les Nordiques avaient quitté Arènes : ils avaient dû monter dans Le Mizmar. Après, leurs traces se brouillaient. Avaient-ils débarqué lors d'une escale dans une autre port opyrien ? Ou alors, en Einhendrie ? Ils étaient vivants ; ils devaient l'être !
Pour autant qu'elle le sût, Agnan et Sgarlaad pouvaient se trouver n'importe où, à cette heure. Le Mysticophile avait voulu l'aider ; il l'avait laissée plus de questions que de réponses sur les bras.
Un élément la titillait dans cette histoire pourtant. Pourquoi un navigateur opyrien aurait-il risqué sa peau pour des Religiats barbares ? Ce luth devait valoir une fortune, alors pourquoi le marchand l'avait-il légué à son neveu, plutôt que le revendre ?
Une goutte d'amertume se dilua dans son verre de bonheur. Si Agnan et Sgarlaad avaient quitté Arènes, ils avaient par la même occasion broyé ses chances de les retrouver.
Pendant un instant, l'elfe croyait en son jour de chance ; l'instant d'après, elle se sentait perdue.
Ceci dit, je ne suis pas sûre que les Nordiques soient vraiment partis. A mon avi, il manque à Elé un chaînon entre Sgarlaad et le marchant de fruit : ce n'est peut-être pas de lui que le marchand l'a obtenu.
Comme tu le vois, je suis à fond dans l'histoire !
Pour reprendre ma casquette de relectrice, j'ai trouvé ce chapitre parfait et je l'ai dévoré. Ma seule remarque porte sur le passage qui se situe entre la première fois où Elé retourne au Mysticopolium (où elle est soulagée de ne pas se retrouver en face de Sebasha) et la séance où elle apprend tant de choses. Ce passage est à l'imparfait car tu veux montrer que Elé y retourne plusieurs fois, mais ça me semble un peu cryptique, surtout que le paragraphe dont je parle comment par "Au début", ce qui laisse croire que tu parles du début de la séance en question (la première fois qu'elle y revient). Pourquoi ne pas écrire en toutes lettres qu'elle y retourne plusieurs fois ? Je ne parviens pas à toucher du doigt ce qui me gêne mais je trouve que l'enchaînement manque de clarté. En fait, je crois que c'est parce que tu insistes sur sa première visite en expliquant le contexte, sa sortie du Bimaristan, sa peur de tomber sur Sebasha... alors qu'on apprend rien cette fois là. Ensuite, il y a le passage à l'imparfait, et ensuite seulement, les choses sérieuses commencent. Je me demande si tu ne devrais pas supprimer les infos sur la première visite ou alors, les généraliser. Genre : "Elé résista une semaine, puis elle multiplia les visites. Elle s'arrangeait pour s'échapper du Bimaristan plus tôt pour se rendre au mysticopolium, toujours craintive de tomber sur Sebasha lorsqu'elle s'asseyait sur le tabouret." Ensuite tu continues un peu tes généralités (jamais la même personne, l'utilisation du "nous"...) Et ensuite tu embrayes sur la séance révélatrice. Bon là c'est moche, mais est-ce que tu vois ce que je veux dire ?
Bon, sinon comme d'habitude : vivement la suite !
Détails :
"La pharmacie était plongée dans un silence le plus total" : dans le silence le plus total
"Un jour, Eleonara fut congédiée par les soignants bien avant l'aube, " : par les soignants du Bimaristan (peut-être faudrait-il préciser)
"Ils avaient envoyé leur ambassadeur, Sgarlaad, qui, assisté par Agnan, dans l'espoir qu'il rencontrât un homologue opyrien, Sebasha." : cette phrase a un problème, je crois que le "qui" est en trop.
"— Tu viens de nous apprendre un détail exceptionnel : que l'objet en question porte une inscription et, par conséquent, que tu l'as vu." : si c'est une information exceptionnelle, le mysticophile devrait mettre plein de poids sur la balance, non ? (C'est vrai que tu dis après qu'elle a du crédit mais justement à ce moment, il pourrait charger la balance à fond pour illustrer ça)
"Pourraient-ils retrouver am trace même sans savoir qui je suis, ni comment je m'appelle ?" : ma trace
"Un obstacle de taille était responsable pour le détour des dhows opyriens : Hêtrefoux." était responsable du détour + ce n'est pas très clair, même avec la phrase suivante. Il faut comprendre que Hêtrefoux est sur le chemin des échanges commerciaux et qu'ils doivent la contourner ?
"Euh, si jamais j'adore votre musique, je ne sais plus si je vous l'ai dit et voilà... merci, au revoir !" : euh... c'est bizarre comme tournure avec ce "si jamais"
"il l'avait laissée plus de questions que de réponses sur les bras." : "il lui avait laissé plus de questions que de réponses", ou bien "il l'avait laissée avec plus de questions"
"Il n'est pas en notre pouvoir de te livrer l'emplacement des Mikilldiens disparus car cela n'est ni notre rôle, ni en notre pouvoir, mais nous pouvons te procurer des indices qui rembourseraient justement notre dette." : il y a deux fois "en notre pouvoir" dans la phrase
A très vite !
Hé oui, les chapitres tranquillous, c'est fini ! Eleonara cherche grave les ennuis et les choses commencent à lui glisser des mains... mais comme elle est obsédée, elle est persuadée que les Mysticophiles ont encore des pépites à lui offrir... Elle a clairement l'intention de quitter Arènes, mais a dû mal à partir sans avoir déchiffré le billet provenant de Hêtrefoux, qui selon elle, pourrait lui fournir des indices utiles.
Tes hypothèses sur le chaînon manquant par rapport aux Nordiques sont intéressantes : je note !
C'est super que ce chapitre t'es autant enthousiasmée ! Quant au problème de transition entre la partie imparfait et passé simple, tu as totalemet raison ! Je l'ai retravaillé par rapport à tes remarques et je le trouve beaucoup plus fluide maintenant ^^
Merci pour toutes tes remarques constructives et pour avoir relevé les maladresses !
À bientôt ! (owii un nouveau chapitre des Princes !)