Chère Jade,
Rien ne va et il n’y a plus personne sur toute l’île à qui j’ai envie de parler. Je suis si furieux contre tout que je ne sais même pas par quoi commencer. Ça y est, j’ai trouvé : laisse-moi donc un peu te parler de mon horrible cousine.
Pas plus tard qu’aujourd’hui, elle a insisté pour m’emmener en excursion dans les vignes. J’aurais largement préféré continuer ma lecture, d’autant que les coteaux ne sont pas le meilleur endroit pour une promenade quand on a un pied difforme comme le mien. Hermine m’a supplié, argumentant que Léon ne pouvait pas venir car il devait avancer le plus possible ses études avant le début des vendanges. J’aurais dû la laisser partir seule, en bonne exploratrice qu’elle prétend être. Mais comme cela faisait longtemps que nous n’avions pas passé du temps seulement tous les deux et que ces moments-là me manquaient un peu, j’ai cédé. Elle m’a tout de suite enfilé mon manteau comme à un enfant puis a enroulé mon écharpe autour du cou avant de m’attirer dehors avec elle.
Le pire dans cette histoire, c’est que le temps était merveilleux. Je me suis cru un instant revenu dans le passé, pendant les promenades où nous emmenait Tante Gaëlle, accrochée au bras d’Oncle Jasmin et souriant chaque fois comme si c’était le plus beau jour de sa vie. Notre enfance me manque tellement aujourd’hui, c’en est douloureux.
J’étais donc plutôt content en m’éloignant de la maison aux côtés d’Hermine, sous un ciel bleu magnifique et un agréable soleil d’automne. Puis nous sommes arrivés du côté des vignes et assis sur un muret, il y avait un garçon du bourg. Je connaissais vaguement son visage et sûrement qu’il a dit son nom mais je ne m’en rappelle plus. Il s’est levé en nous voyant et nous a salués, comme s’il nous attendait. Hermine l’a salué aussi avec son grand sourire et j’ai tout de suite compris que cette rencontre était de son fait. Elle n’a même pas essayé de le nier. Je vois très bien ce qu’elle essaye de faire, d’abord avec la factrice, et maintenant avec un gars à qui je n’ai peut-être jamais adressé la parole ! Je ne dis pas que ces personnes ne sont pas très sympathiques mais je n’ai rien demandé ! Et il y a une raison pour laquelle je n’ai rien demandé, c’est parce que je n’ai absolument aucune envie d’entrer dans ce jeu-là. Je ne sais pas pourquoi, peut-être que je suis trop immature pour ces choses. En tout cas, Hermine n’arrive visiblement pas à comprendre. Elle veut simplement m’aider, je le sais bien, mais j’en ai assez. C’est embarrassant, et blessant parce que j’ai l’impression d’être manipulé, et aussi de ne pas lui suffire comme je suis.
Le pire, c’est que je n’ai rien dit. J’étais hors-de-moi, et pourtant je n’ai pas ouvert la bouche. Ils souriaient tous les deux comme si j’étais un adorable bébé, et leurs sourires plein d’attentes me donnaient envie de partir en courant. Je ne l’ai pas fait et j’ai suivi Hermine et ce garçon dans les vignes. Le terrain n’était pas aussi praticable que les chemins auxquels je suis habitué. L’avantage, c’est que me concentrer sur ma marche me donnait une bonne raison de garder les yeux fixés sur mes pieds. Puis les choses ont vraiment dégénéré : ils ont commencé à vouloir m’inclure à tout prix dans la conversation, Hermine essayait sans aucune subtilité de me prouver à quel point ce garçon et moi étions fait pour nous entendre. Je lui en veux tellement de n’avoir rien vu de ce que je ressentais. Elle répète si souvent que nous nous connaissons par cœur que j’ai fini par la croire. Je n’aurais pas cru qu’elle puisse être aussi aveugle. Elle a fini par sous-entendre qu’elle allait nous laisser seul à seul et c’est là que mon pied a ripé. Je me suis rattrapé comme j’ai pu à la vigne. Hermine a voulu m’aider à me relever mais j’étais tellement en colère contre elle que je me suis mis à lui crier dessus. Je ne m’étais même pas fait mal mais je me suis quand même mis à pleurer. J’ai fait demi-tour pour rentrer à la maison et Hermine a essayé de me suivre parce qu’elle avait peur que je me sois blessé en tombant. Heureusement j’ai fini par la convaincre de me laisser tranquille.
Trois fois je me suis arrêté avec l’idée de retourner m’excuser, mais chaque fois l’appel de la maison a été plus fort. Je n’avais qu’une envie : aller me rouler en boule dans un coin de ma chambre. Malheureusement en arrivant j’ai été aperçu par Oncle Jasmin qui a tout de suite remarqué que quelque chose n’allait pas. Pour être honnête, une part de moi était vraiment contente de le voir. J’avais envie de lui raconter, même s’il ne comprendrait sûrement pas. Je me suis arrêté en face de lui, et la première chose que mon oncle a trouvé à dire en me regardant, c’est que j’avais des tâches de raisin sur mes habits. Je n’avais même pas remarqué, et c’était ma chemise préférée. Je n’ai même pas réussi à m’énerver à voix haute contre lui comme pour Hermine. Je suis juste parti en courant dans ma chambre, et bien sûr je suis tombé plusieurs fois, ce qui a fait s’inquiéter Oncle Jasmin. Je n’en peux plus de ces gens qui s’inquiètent de me voir tomber alors qu’une petite chute ne m’a jamais fait aussi mal que tout ce qu’ils me font.
La liste de tout ce qui va de travers ici pourrait remplir des pages entières. Hermine commence un nouveau projet tous les jours mais ne termine jamais rien. Léon s’épuise pour faire plaisir à tout le monde. Ses parents ont décidé que j’étais la seule personne fiable de la maison et me sollicite sans arrêt à la place d’Oncle Jasmin. Parlons un peu de mon oncle, d’ailleurs. Il boit de plus en plus, parfois au point de se perdre dans sa propre maison. Je ne sais pas à quel moment je devrai arrêter d’en plaisanter avec lui et commencer à m’en préoccuper. Au moins l’alcool le rend plus facile à vivre au quotidien, c’est le moins qu’on puisse dire. Toi-même tu dois savoir qu’il a le vin joyeux. Le problème, c’est que certains soirs, j’ai plutôt l’impression que l’ivresse le fait sombrer encore plus dans le chagrin et la nostalgie. Dans ces moments-là, ce n’est pas Hermine qu’il vient voir, ni les voisins qui ont encore la chance de former un couple, contrairement à lui. C’est moi qu’il vient trouver pour pleurer.
La plupart du temps il parle simplement de Tante Gaëlle. Parfois il me raconte le drame de ma naissance. Comme si je n’avais pas retenu, depuis le temps, la manière dont son frère est venu apporter chez lui sa femme enceinte de cinq mois avant de disparaître pour toujours. Il ressasse l’accident tragique de ma mère, me rappelle que je ne peux pas m’en souvenir parce que j’étais trop jeune. Je n’ose même pas lui dire que je n’ai pas oublié autant qu’il le croit. J’avais déjà quatre ans quand Maman est morte. Il ne fait pas exprès, mais Oncle Jasmin remue des souvenirs et je me retrouve de nouveau à me réveiller la nuit en pleurant. Hermine ne dort plus avec moi maintenant. De toute façon je ne veux pas d’elle. Elle ne pense plus qu’au grand amour maintenant, elle se fiche bien de l’amour tout court.
Oncle Jasmin m’a parlé une fois de la petite Anaïs. Je sais que tu es au courant, il m’a dit que tu étais là pour l’accouchement. Je n’avais aucune idée qu’Hermine n’était pas leur premier enfant. Depuis, j’y repense souvent, à ce bébé plus âgé que nous. Avant-hier je suis même allé chercher son nom sur les tombes. Je n’arrive pas à croire que je ne l’avais jamais remarqué. C’est affreux, mais une part de moi me murmure que mon oncle et ma tante ont plus aimé cette enfant pendant neuf mois et treize jours que moi pendant quinze ans. Je n’arrive même pas à leur en vouloir.
Te rappelle-tu quand tu es venue vivre quelques temps avec nous après la mort de Tante Gaëlle ? Je t’avais demandé si Oncle Jasmin allait mourir de chagrin. Tout le monde pensait qu’il ne se remettrait jamais, pourtant tu m’as rassuré qu’il y arriverait. Son état s’est amélioré et j’ai fini par croire que tu avais raison. Mais tu m’avais menti, n’est-ce pas ? Il ne s’en est jamais remis. Il fait semblant, voilà tout. Ces derniers temps, il ne prend même plus cette peine avec moi. D’un côté je suis content de voir la vérité en face, mais de l’autre, je regrette le temps où il se souciait assez de moi pour me cacher des choses.
Parfois je me dis que la vie serait bien plus douce si je vivais seul sur cette île. Imagine un peu : ne serait-ce qu’aller poster cette lettre représente maintenant un désagrément ! Tout le monde a cru bon d’encourager Philomène quand elle s’est mise en tête de m’inviter au Bal du Solstice. J’ai accepté sans rien promettre de plus que de l’accompagner. Naturellement, elle a laissé la situation lui monter à la tête et a essayé de m’embrasser. Je m’y attendais, tu sais, alors j’ai réussi à m’échapper. Je suis remonté tout seul jusqu’à la maison et je me suis changé les idées grâce au livre merveilleux que tu m’as offert. D’ailleurs je crois que je ne t’ai jamais remercié en personne, alors je le fais maintenant. Ce roman a réussi le miracle de rendre merveilleuse la pire soirée du Solstice de toute ma vie. Je crois bien qu’après avoir remis ma lettre à cette factrice qui ne peut plus me regarder dans les yeux, je vais même m’accorder le plaisir de le lire une deuxième fois.
En espérant que la vie te sourit plus qu’à moi,
Je t’embrasse,
Basile
Toutes les émotions de cette lettre sont très très bien rendues, vraiment.
Et c'est marrant je viens de réaliser que plus ça va, moins je lis le titre des chapitres - pour celui-là, il a fallu que je regarde pour savoir c'était quoi le prompt initial. Très bien joué sur l'intégration du coup !
Ah merci, je suis contente que les émotions plus négatives passent aussi bien que les autres =D
Ooh, c'est vrai que ça doit être marrant de découvrir le mot à la fin !
En tout cas on ressent parfaitement bien les émotions de Basile, de ce côté c'est super bien réussi !
Voilà, je vais lire la Sauterelle, en espérant qu'il fasse sautiller un peu mon coeur de joie (oui, c'était nul, c'était gratuit, désolée) 🥺😭😂
Haha c'est exactement les deux émotions qui m'ont traversées pendant toute l'écriture de cette lettre XD
Aww je suis contente que le ressenti soit bien perceptible ^^
Haha, oui je pense que la sauterelle te donnera un petit peu de réconfort ;) (rooh mais non, moi j'aime bien tes jeux de mots voyons !)
J'ai aussi envie de gronder Hermine ! xD
"Je suis si furieux contre tout que je ne sais même par quoi commencer."
-> je ne sais pas* par quoi commencer, non?
Oui Hermine n'a pas trop géré sur ce coup-là ... è-é Haha moi aussi j'ai envie d'aller la gronder XD J'ai l'intuition que la prochaine lettre te donnera un peu de satisfaction ;)
Merci pour la coquille ;)
Bon bah je n'ai plus qu'à aller la lire :P