13. Sauterelle

Cher Basile,

Tu vas sûrement trouver idiot de t’écrire alors que nous habitons dans la même maison. Néanmoins, puisque tu refuses d’aligner plus de trois mots de conversation avec moi et que je ne supporte plus d’attendre sans rien faire que les choses s’arrangent, j’ai opté pour cette solution. Je ne peux pas te forcer à m’écouter, et je n’en ai d’ailleurs aucune envie. Les mots écrits, cependant, ont cet avantage sur la parole : on choisit de les lire, et il ne dépend que de toi de continuer à parcourir des yeux ce papier. Si tu n’es pas prêt, attends un meilleur moment. J’attendrai moi aussi. Je te promets qu’après avoir glissé cette lettre sous ta porte, je ne viendrai plus t’embêter pour te demander pardon.

Je voudrais tout d’abord m’excuser de t’avoir lâchement abandonné la charge de mon père. Il s’est admirablement occupé de nous depuis toujours, mais il faut bien admettre que les rôles ont fini par s’inverser drastiquement. Je sais que Papa ne remplit plus aucune ses tâches administratives et qu’il ne prend même plus soin de ses plantes comme avant. J’ai bien remarqué aussi que sa consommation d’alcool va au-delà du raisonnable et qu’il te cause beaucoup de tracas certains jours. Je l’entends de ma chambre quand il monte les escaliers en trébuchant pour venir te voir. J’en ai parlé à Jade et à Monsieur Leslie. Ils m’ont donné des conseils que j’ai timidement mis en application pour aider Papa à aller mieux sans qu’il s’en aperçoive. Je suis même allée prévenir le vigneron du bourg, pour qu’il limite notre approvisionnement. Mais je n’ai pas fait la chose la plus importante : je ne suis pas venue de prêter main forte, et je n’ai pas osé confronter Papa. Aujourd’hui encore, j’ai peur de le faire. Peut-être qu’ensemble nous pourrions y arriver. Quoi qu’il en soit, je te demande pardon d’avoir fermé les yeux et de ne pas m’être immiscée dès le début. Je suis tellement désolée de tout ce que tu as dû endurer.

Je m’excuse aussi du comportement que j’ai eu dernièrement et de mon impardonnable manque d’égards. Je me suis mise en tête de t’aider à trouver le même bonheur que je partage avec Léon, et à la place je ne t’ai causé que du malheur. Je croyais tellement savoir ce que tu ne disais pas que j’en suis venue à interpréter tes paroles pour qu’elles se conforment à mes déductions. Mais je me suis trompée sur toute la ligne, et à plusieurs reprises qui plus est. Je n’ose même pas interpréter de quelques façons que ce soit les mésaventures que je t’ai fait subir. Si tu as envie de m’en parler, je t’écouterai sans préjugés cette fois-ci. Dans le cas contraire, je resterai en dehors de ta vie sentimentale.

J’ai vraiment fait ce qu’il ne fallait pas, et je n’ai pas fait ce qu’il fallait. Je comprends que tu sois aussi fâché contre moi. Je voudrais néanmoins que tu sache à quel point notre situation ne me laisse pas indifférente. Je ne t’écris pas simplement pour alléger ma conscience ou arranger une situation qui inquiète Papa. Je me fais du souci pour toi et notre amitié me manque terriblement. Je ferai tout ce qu’il faut pour la réparer, mais je suis bien consciente que cela ne fonctionnera que si tu en as envie aussi.

Je tiens à toi, mon Basile. Tu occupes une place indétrônable dans mon cœur. Tu sais, j’étais tellement heureuse quand Tiphaine m’a attribué l’hirondelle pour animal-totem. En y réfléchissant, j’ai moins l’impression d’être un oiseau volant dans le ciel qu’une pauvre sauterelle. Je bondis si haut et si loin que je crois m’envoler, mais je finis toujours par retomber. Dans ces moments-là, j’ai besoin d’un endroit accueillant sur lequel rebondir. C’est parce que je sais que tu es toujours là pour moi à l’atterrissage que j’ai le courage de repartir dans un grand saut. Plus je pars haut, plus je te suis reconnaissante d’être là, et plus je pense à toi. C’est ce que j’aime me dire, en tout cas. Il faut bien reconnaître que ces derniers-temps, j’ai surtout été une sauterelle sans cervelle. Je regrette de t’avoir blessé et de t’avoir négligé. Je te promets de tout pour ne jamais recommencer. J’espère que tu voudras bien me pardonner.

Je t’aime infiniment,

Ton andouille de cousine, Hermine