(13)

Par Dan
Notes de l’auteur : Creedence Clearwater Revival - Lookin' Out My Back Door (https://www.youtube.com/watch?v=Aae_RHRptRg&ab_channel=CCRVEVO)

13

 

16 août 2011

 

— Ah, Frankie ! Je te réquisitionne, aujourd’hui. On a besoin de renfort aux potagers.

— Amelia m’attend pour…

Edward l’entraînait déjà par le coude. L’air était vif, froid, et la jungle se prélassait encore dans une semi-obscurité assoupie alors que le soleil poudrait la cime des arbres. Les gens, eux, paraissaient tout à fait réveillés, s’affairant déjà aux hangars ou aux écuries, échangeant des bonjours, des plaisanteries et des tasses de café. Bientôt, la sonnerie de l’école réveillerait les rares chanceux à ne pas prendre leurs fonctions aux aurores et l’activité battrait son plein jusqu’au déjeuner.

Frankie essuya des larmes de fatigue qu’Edward observait d’un air railleur, son demi-sourire froissant les soleils de pâleur peints au coin de ses yeux clairs.

— Allons, quelle meilleure façon de profiter de chaque jour que Dieu fait ?

Frankie faillit lui faire remarquer qu’entre six heures et midi, il existait un juste milieu appelé la décence, mais autre chose retint son attention :

— « Dieu » ? Vous êtes pas censé être naturaliste, à la base ? Scientifique ?

— Je ne vois pas d’incompatibilité.

— Même ici, avec Eux, les vingt faces et le reste ?

— Si tu fais référence aux croyances de Pooja, je les respecte sans les partager. Je considère qu’il y a un seul Dieu, et qu’il est d’ailleurs plus présent ici que n’importe où ailleurs. J’étais à deux doigts de mourir gelé quand Pooja et les autres sont arrivés. Subitement, le ciel était bleu et l’air doux. J’ai trouvé des amis, une famille, un sens de la communauté, et je n’ai plus pris une ride. As-tu déjà vu quelque chose qui se rapproche davantage du Paradis ?

Frankie s’abstint de répliquer. Edward oubliait de préciser que leur comité d’accueil n’avait pas été que douceur et fraternité et que, d’après les récits d’Harry, il suffisait d’une flèche bien placée pour perdre sa place au Paradis. Quel genre d’anges seraient les Eux dans le tableau d’Edward ? Les rescapés pouvaient chanter Kumbaya et griller des marshmallows tous les soirs, du point de vue de Frankie, tout ça ressemblait douloureusement à l’Enfer.

Arrivée à l’appentis qui flanquait les terres cultivées damées de petites allées, Frankie enfila une paire de gants en prêtant une oreille distraite aux instructions.

— C’est très simple, fit Edward, qui s’équipait à son tour avec des gestes à peine ralentis par un index et un majeur amputés. Tu vois le carré, là-bas ? Tu vas le bêcher. Je serai à la récolte, alors si tu as besoin de quoi que ce soit, fais-moi signe.

— Heu… d’accord.

Frankie s’approcha du râtelier d’outils ; pendus par des clous à une planche vernie, les plus légers complétaient leurs contours tracés sur le bois comme les éléments d’un jeu de formes pour enfant. Frankie se souvenait avoir dessiné au crayon gras l’empreinte des scies et des pinces au-dessus de l’établi de son père ; elle se souvenait surtout avoir dessiné celles de leurs mains, l’une immense, l’autre pas, apposées comme une griffe au coin de leur œuvre commune.

Les dents serrées, Frankie se tourna vers les arceaux retenant le manche des pelles et des râteaux et s’empara du premier instrument qui lui paraissait répondre à l’impératif « bécher ».

— Ça, c’est une binette, lui lança Edward. Ça fera l’affaire si tu veux y passer trois semaines et te casser le dos. Prends l’autre, juste à gauche. Tu ne vas pas en revenir, mais ça s’appelle une bêche, et ça sert à…

— Ça va, ça va. Vous aviez pas des tomates à ramasser ?

— Ça se cueille, les tomates. Et tu…

Frankie prit le chemin de son lopin d’herbes folles et, pleine d’un entrain forcé, y donna un premier coup mollasson qui dégagea trois centimètres de mousse et quelques sauterelles paniquées. Un début d’affolement avait bondi chez elle aussi : elle était à peu près certaine que ce n’était pas ça, bêcher.

S’assurant qu’aucun des travailleurs ne la regardait, Frankie réitéra alors l’essai, cette fois en basculant tout son poids sur le fer, perchée en équilibre sur un pied ; le plat s’enfonça dans la terre en émettant un crissement satisfaisant et Frankie dégagea sa première motte avec une fierté sans doute exagérée.

Quand la cloche sonna la fin de la matinée et qu’Edward lui porta un repas sous l’auvent d’un abri, Frankie sucrait les fraises à un point quasi handicapant : elle dut s’y reprendre à quatre fois pour croquer dans son sandwich à l’avocat et à cinq pour se relever sans grincer comme une vieille porte.

— Tu es libérée jusqu’à seize heures, fit Edward alors que Frankie lorgnait sa bêche avec la vague idée d’user de ses dernières forces pour en faire du petit bois.

Elle ramena les yeux vers lui, étourdie par l’espoir.

— Il fait trop chaud en début d’après-midi, expliqua-t-il. On finirait tous cuits. Va, tu as mérité ta sieste.

Frankie ne se le fit pas dire deux fois. Elle aurait couru si elle en avait eu l’énergie et, une fois tapie dans la fraîcheur de sa demeure – mi-cabine de cargo, mi-cabane de pêcheur –, elle s’écroula face contre lit et s’endormit aussitôt.

 

 

Quand elle rouvrit des paupières collantes, un paquet l’attendait à son chevet, surmonté d’un petit mot qui disait : « Edward ne veut plus de toi aux potagers. Prends une douche, enfile ça et retrouve-nous à la salle commune. Amelia. »

Frankie déchira le papier kraft ; un pantacourt de toile blanche et une tunique à col goutte lui tombèrent sur les genoux.

— Rétro.

Mais propre, et à sa taille. Trop tracassée par la raison de ce cadeau pour songer à le refuser, elle rallia le petit coin qui lui servait de salle de bain : trois mètres carrés construits de tôles et de parpaings, agrémentés d’un côté par une toilette sèche et de l’autre par un tuyau d’arrosage, fixé au-dessus d’un caillebotis métallique qui lui tortura la plante des pieds dès qu’elle les y posa. Mais la caresse de l’éponge de mer sur son corps éreinté parvint presque à lui faire oublier la douleur de la journée et l’inquiétante réunion qui l’attendait.

Mise à l’épreuve ? Sanction ? Amelia s’était-elle plainte de son travail aux ateliers, ou quelqu’un l’avait-il surprise à chercher d’autres passages secrets vers l’extérieur ? Son seul réconfort était que sa collègue avait indiqué « nous », pas « lui » : elle ne pourrait pas supporter un nouveau tête-à-tête avec Levi.

Avec l’impression de défiler pour Vogue Disco, Frankie s’engagea en direction de la place centrale. Le crépuscule donnait au ciel une couleur de cocktail et l’odeur de la viande grillée se mêlait au parfum des frangipaniers le long des chemins déserts. Son après-midi de récupération l’avait laissée plus affamée que sa matinée de dur labeur et ce fut son estomac grondant qui annonça Frankie lorsqu’elle s’aventura sous le préau du bâtiment communautaire.

— Qu’est-ce que…

Dix, vingt, cinquante visages se tournèrent vers elle à l’unisson ; quarante, soixante, cent sourires fleurirent, et toutes les voix scandèrent :

— Joyeux anniversaire !

Frankie se laissa entraîner par Danai, dépassant en somnambule les buffets garnis, les marmites de punch et l’antique chaîne hi-fi d’où s’échappait une mélodie estivale des Beach Boys ou des Eagles qui donnait à la scène des airs de spot publicitaire pour le Malibu Coco et les plages de Californie ; puis, enfin, Frankie déboucha sur le jardin et ses yeux déjà écarquillés s’emplirent de lumière.

Des colonies de lampions pareils à des lucioles nichaient dans les branches des calebassiers, des guirlandes serpentaient autour des racines des banians et un grand feu brûlait au centre de l’esplanade, ses festons de braises servant de barbecue. Un battement de cils plus tard, Frankie se tenait au milieu de la foule avec un gobelet de rhum arrangé dans une main et une cuisse de poulet mariné dans l’autre.

— Je l’ai fabriqué à partir de la pierre des statues, pour que les dieux te protègent.

— Tiens. De rien.

— C’est moi qui l’ai fait !

— Ça te plaît ? Si ça ne te plaît pas, n’aie pas peur de me vexer, je trouverai autre chose !

— Pour égayer ton intérieur, et trois tomates en prime pour te remercier de ne pas avoir flairé la combine.

— Ça n’a rien de très esthétique, mais au moins ça te rendra service.

— Vas-y, enfile-la tout de suite, qu’on voie à quoi tu ressembles dedans !

— Un peu de carburant pour l’évasion et la réflexion.

Frankie n’avait plus assez de place dans les bras pour tenir le collier de Pooja, le couteau d’Oqruchi, la peinture de Danai, le carnet d’Harry, les fleurs d’Edward, le sac à bandoulière d’Amelia, la nuisette de Charles et les livres de Jamal ; plus assez de place dans les yeux pour contenir toutes les larmes stupides qui menaçaient de déborder. Alors elle prétexta une soif urgente, pas tout à fait mensongère, qu’elle assouvit à grandes lampées d’alcool fruité en s’efforçant de fusionner avec le bar pour se faire oublier.

Pour oublier. Que son père lui avait acheté un appareil photo triple objectif sans savoir qu’elle avait reçu la facture et qu’elle feignait d’ignorer la surprise depuis six mois ; qu’elle n’ouvrirait pas de carte de supermarché Tesco signée par sa mère et une demi-fratrie qu’elle n’avait jamais rencontrée ; qu’elle n’aurait même pas l’occasion de pester contre les spams des rares boutiques de fringues et multiples magasins de bricolage dans lesquels elle avait mis les pieds. Oublier surtout qu’elle était là, dans un monde impossible, plus loin de chez elle qu’aucun vol low-cost n’aurait jamais pu l’emmener.

La fête carillonnante l’enivrait plus vite que le rhum : rires éméchés et enfants chahutant, crépitement des flammes et ronron de la musique – qui avait glissé vers Creedence Clearwater Revival et un Lookin’ Out My Backdoor sur lequel Charles tentait désespérément de lui faire « remuer les brioches ».

— Je préférerais me les torcher au sumac vénéneux, grommela Frankie.

Un discret ricanement lui fit détourner les yeux de Charles, qui toucha l’une de ses petites cornes en guise de salut et s’en alla écumer la foule à la recherche d’une autre victime, pas démonté pour deux sous. De l’autre côté du saladier de sangria se tenait Levi, le nez plongé dans un mug qui, pour autant que Frankie avait pu en déduire au sujet du grand manitou, devait contenir une boisson triste et chiante – certainement de la tisane, ou du jus de céleri.

— C’est un bon réflexe, finit-il par déclarer. Charles se lassera.

Mais il la regardait droit dans les yeux, maintenant, et Frankie réalisa avec une pointe de frayeur que s’il l’invitait lui aussi à danser, elle n’aurait pas le cran de refuser.

Il n’avait pas l’air du genre à enflammer le dancefloor, cependant, alors elle parvint à se détendre avec quelques efforts.

— J’espère que toute cette attention ne vous a pas mise trop mal à l’aise, dit Levi. C’est la coutume de célébrer nos anniversaires, et la date de notre arrivée dans l’icosaèdre, également. On peut dire que c’est une renaissance… – il sembla se perdre quelques instants dans ses réflexions, puis continua : J’ai essayé de leur faire comprendre que ce genre de manifestation grandiose n’était pas forcément au goût de tout le monde, mais à force de protester, je crois qu’ils ne m’écoutent même plus… D’après eux, ma vision d’une soirée réussie commence avec un Scrabble et finit avec une camomille.

Frankie lorgna sa tasse.

— Café, indiqua Levi en souriant de côté. Parce que quand vous autres soiffards vous écroulerez pour ronfler jusqu’à treize heures, moi, je devrai me remettre au travail.

— Ça rend le Scrabble plus attrayant, tout de suite.

— En vérité, je n’y ai jamais joué.

— Je vous apprendrai.

Qu’est-ce qui lui prenait ?

— Le rendez-vous est pris.

Misère…

— En parlant de s’écrouler, je… Je vais y aller, lança Frankie avant de se laisser piéger dans un atelier cupcakes ou un cours particulier de peinture sur soie. Mais merci pour la fête, vraiment, c’était… Merci.

— Je ferai diversion, répondit Levi au regard nerveux qu’elle jeta à l’assemblée.

Elle croyait avoir entendu Danai appeler son nom – c’était l’heure de lire une histoire – et Charles revenait rôder maintenant que les ballades de Willie Nelson et Patsy Cline donnaient au bal un indolent rythme de slow. Adressant un sourire crispé à Levi, Frankie récupéra tous ses cadeaux d’une brassée et prit la poudre d’escampette, suivant les sentiers éclairés aux lanternes en chantonnant « Doo, doo, doo, lookin' out my back door ».

Elle avait déjà attaché le collier de pierres blanches, rangé le couteau, affiché la toile au-dessus du canapé, inscrit son nom sur la page de garde du carnet, mis les fleurs en vase, suspendu la sacoche à la patère, balancé la nuisette au fond d’un placard et feuilleté les ouvrages lorsqu’elle découvrit un dernier présent : l’intégrale des Dubliners enregistrée sur cassettes, un antique baladeur Walkman pour les lire, un pack de Guinness, un Polaroid et un morceau de papier orné d’une écriture fine et aiguë.

« Coupon pour une sortie exceptionnelle loin de la foule et du remue-ménage, à retirer à tout moment au bureau du responsable. Joyeux anniversaire,

Levi.

P.S. Merci de ne pas en profiter pour tenter une nouvelle évasion, sans quoi le responsable serait contraint de vous abandonner dans la jungle.

P.P.S. : Le responsable, c’est moi. »

Pompette, fiévreuse et courbaturée, Frankie ne s’assoupit que lorsque le soleil fut levé.

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EryBlack
Posté le 03/06/2021
Ça sent l'amour et c'est chou <3 Je ne me trompe pas, Levi c'est bien celui que Frankie voyait en rêve, ces rêves qui m'avaient si fort marquée dans la première partie ? Leur relation n'est pas évidente pour moi parce que je me représente Levi beaucoup plus âgé, mais je suppose que ça ne veut rien dire (et ptet même que je me goure). En tout cas, j'aime bien cette connivence qui se crée, j'aime bien le regard que Frankie pose sur lui, un peu moqueur, un peu craintif, tout ça.
Ce chapitre fait vraiment du bien à lire en fait. Pourtant il est clairement que tout ça n'est pas idéal, loin de là, mais c'est quand même hyper touchant de les avoir tous ensemble. J'adore l'idée des voix et de la liste de cadeaux ! Chaque personnage est mieux ancré pour moi maintenant. C'est plein d'une drôle de nostalgie, ce chapitre. Je trouve aussi très palpable la fatigue que tu décris, la cabane puis l'anniversaire. Ça m'évoque le poème de Baudelaire (décidément ! Je vois des poètes partout dans ton écriture !) "Parfum exotique".
Il y a un seul passage où je me suis sentie perdue : "qu’elle n’ouvrirait pas de carte de supermarché Tesco signée par sa mère et une demi-fratrie qu’elle n’avait jamais rencontrée". Je croyais avoir compris que la mère de Frankie était morte, mais en fait ses parents s'étaient juste séparés ? Et elle a des demi-frères ou soeurs ? Bon, jusqu'ici, ce n'était pas trop grave de ne pas savoir, mais quand tu glisses ce genre d'info je psychote un peu, j'ai l'impression que ça va devenir important, du coup c'est l'angoisse de pas être à la page D: Mais c'est bien la seule chose qui m'a interpellée, tout est très réussi dans ces chapitres !
À bientôt pour la suite, merci encore pour cette histoire <3
Dan Administratrice
Posté le 13/08/2021
C'est bien lui, oui ! Je suis restée volontairement assez floue sur l'âge de Levi, mais il est effectivement plus vieux qu'elle. Cela dit leur relation elle-même est censée rester assez floue, donc ton impression est parfaitement légitime.

J'avais beaucoup aimé écrire ce chapitre, c'était une de ces scènes qu'on a en tête quasi avant d'entamer l'histoire elle-même et qui nous démange jusqu'à ce qu'elle sorte ♥ Ça me fait ultra plaisir qu'on y perçoive cette drôle de nostalgie, parce que j'ai l'impression que c'est ce qui a porté beaucoup de cette histoire et de ces personnages (ce qui m'a motivée à me lancer dans ce projet à la base, d'ailleurs). En écrivant ce chapitre j'avais vraiment l'impression de revenir à l'âge et à la période où j'écrivais ma fanfic et ça me fait plaisir que ça transparaisse de cette façon. C'est assez troublant, en fait.

Ah mais non effectivement, j'ai dû oublier d'enfoncer un clou quelque part, sa mère n'est pas morte, elle s'est remariée. Et Frankie a effectivement une demi-sœur et un demi-frère. D'ailleurs, petite anecdote, sa demi-sœur Julian, c'est l'héroïne de ma fanfic Inception ! Du coup c'était essentiellement pour le clin d’œil, mais c'est important dans la psychologie de Frankie qu'elle se pense "abandonnée" par sa mère - qui est partie, donc, et pas décédée. Faudra que je précise tout ça !

Merci tout plein ♥
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