13- Bons baisers du Paradis

Notes de l’auteur : Ceci est encore la version de travail (1er jet), merci de votre indulgence ^^

Acte 1, scène 1.

La Vierge Miryam, Yehoshu’a, les 12 apôtres, l’Archange Mikha’el.

Dans une très longue pièce aux hauts piliers et éclairée par le dessus, Yehoshu’a et les apôtres sont autour d’un immense bureau ovale.

Au milieu de l’assemblée, Jésus (Yehoshu'a) consulte un très gros livre et prend des notes. Matthieu (Mattithyahû) écrit sur une page. Les deux Jacques (Ya'aqov) jouent aux osselets. Pierre (Kèphas), Simon (Shim'on) et Matthias (aussi Mattithyahû) ont une discussion animée non loin de Jean (Yochanan) qui lit un texte. Philippe (Philippos) se cure les ongles, méticuleux. Barthélémy (Bar Tolmaï) et André (Andréas) sont aussi plongés dans une lecture. Jude (Yehudah Thaddai) joue de la guitare. Thomas (T’aoma’) observe tout le monde. L’Archange Michaël (Mikha'el) est caché derrière un pilier. Marie (Myriam) entre en scène, furieuse comme à son habitude.

MIRYAM entre en scène : Yehoshu’a ! Où est ton père ? [Elle est furieuse comme à son habitude]

YEHOSHU’A soupire comme à la sienne. Il ne daigne pas lever les yeux de l’ouvrage qu’il consulte : Lequel ?

MIRYAM : Peu importe ! J’ai deux mots à leur dire, à l’Un comme à l’autre.

YEHOSHU’A blasé prend une note sur un calepin et tourne la page de son livre : En ce qui concerne mon père avec une majuscule, je n’en ai aucune idée. Je suppose qu’Il se promène quelque part sur Terre comme Il aime le faire. Quant à Yosef, je sup…

MIRYAM lui coupe la parole : N’appelle pas ton père par son prénom ! Un peu de respect, s’il te plaît.

YEHOSHU’A regardant enfin sa mère : Maman, on sait tous les deux que ce n’est pas mon géniteur. Il me l’a assez seriné quand j’étais gamin !

MIRYAM : Oui, mais il s’est conduit avec toi comme si tu avais été son fils. Tu devrais avoir honte d’éprouver une telle ingratitude !

YEHOSHU’A agacé : Et allez ! C’est reparti encore une fois sur le même sujet ! Maman, je suis occupé et je n’ai pas le temps de me quereller avec toi.

MIRYAM : Je ne cherche pas à me disputer, je dis simplement que tu pourrais lui montrer plus de respect. Il a tout de même essayé de te mettre un métier dans les mains [Elle soupire]. Ce n’est pas de sa faute si tu n’es pas manuel.

YEHOSHU’A : Maman ! [Il se lève brusquement de sa chaise]. Il m’a cloué la main sur une poutre !

MIRYAM : C’était un accident ! Combien de temps vas-tu lui faire payer ? Et, à ce que je sache, cette histoire vous a bien inspirés, ton Père et toi.

YEHOSHU’A : Je refuse que nous ayons encore cette conversation [Il pose son stylo Mont Blanc sur son carnet et s’avance vers sa mère, les mains tendues pour prendre les siennes et en arborant le sourire de façade. Elle fléchit]. Tu es énervée depuis quelques temps, Maman. Que t’arrive-t-il ?

MIRYAM : Je ne sais pas [Il la serre dans ses bras]. Je m’ennuie ici, Yehoshu’a.

YEHOSHU’A : Mmmh… Tu crois que c’est ça ? Tu ne serais pas dans ta période ? [Elle s’écarte de lui brusquement et le repousse].

MIRYAM : Ah, mais tu ne vas pas t’y mettre toi non plus ? Pas mon fils ! Je ne t’ai pas éduqué comme ça.

YEHOSHU’A : Comment ça ?

MIRYAM : J’en ai assez de ces jugements mal venus ! Dès que je suis contrariée, on me demande si j’ai mes règles !

YEHOSHU’A : Eh, bien ! Si ce n’est pas à cause de cela, dis-moi ce qui te fâche tant [Elle plante son regard dans le sien, il n’est pas à l’aise et frissonne, elle fait la moue avant de tourner des talons. Il sursaute au moment où elle claque la porte en sortant de la pièce].

SHIM’ON : Ben, dis-donc, je suis content qu’elle ne s’en soit pas prise à moi.

PHILIPPOS rieur : C’est clair. Je me souviendrai à jamais du jour où elle m’a engueulé parce que j’avais pris une cuite avec de la flotte.

– Dis-donc, Ta'oma', tu fais quoi là, au juste ? demanda Kèphas.

– Alors, je me suis dit que ce serait bien qu’on crée des produits dérivés et je me suis dit pourquoi pas quelque chose de visuel ? J’aime ce qui est visuel. Alors, je me suis dit pourquoi pas une pièce de théâtre ?

– Mais, ce n’est pas ce qu’on t’a demandé ! l’interrompit sèchement Kèphas. Hé, les gars ! On peut bosser, oui ? Je vous rappelle que le bouquin ne va pas s’écrire tout seul.

– Oh, oh, oh ! l’interpela Mattithyahû, je te signale que le seul qui écrit ici, c’est moi ! Ça va bien deux minutes de jouer au petit chef.

– Non, il n’y a pas que toi ! protesta Yochanan. Moi aussi, j’écris mon évangile.

– Ouais, enfin excuse-moi, mais vue ta vitesse de rédaction, ce n’est pas toi qui le termineras.

– Je rêve ! Tu as entendu ça, Ya'aqov ?

– Hein ? dirent en cœur Ya'aqov fils d’Alphée et son homonyme, fils de Zébédée, qui jouaient encore aux osselets.

– Bon, ça suffit ! coupa Yehoshu’a. Mattithyahû…

– Oui ? demanda l’autre Mattithyahû.

– Non, pas toi, l’autre ! râla Yehoshu’a. Toi, je t’ai déjà dit que tu t’appelles Mathias maintenant.

– Je ne suis pas d’accord, s’offusqua celui-ci. C’est nul, Matthias. Pourquoi on ne l’appelle pas Matthieu, lui ? ajouta-t-il sur un ton de reproches tout en indiquant Mattithyahû de la pointe de son menton.

– Matthias, tu m’ennuies ! On t’a choisi uniquement parce je refuse qu’un apôtre s’appelle comme mon père.

– Lequel ? demanda Andréas qui n’avait pas encore parlé.

– Celui qui est enfermé bien sûr ! rétorqua Yehoshu’a.

–  Ton père est un apôtre ?

–  Il parlait de Yosef Bar Sabas, commenta Jacob fils d’Alphée, le petit qui nous suivait tout le temps.

–  Yosef Bar Sabas était aussi son père ? Mais, tu en as combien ?

– Ça suffit ! le coupa net Yehoshu’a. Qu’est-ce que vous avez tous ce matin ? Il y a mon Père, le Très-Haut, et il y a Yosef ! C’est bon ? Tout le monde a calé ?

Andréas allait encore intervenir, mais le Christ l’en empêcha :

– Allez ! Chacun lit les textes de Mattithyahû et rend ses notes à Kèphas. Tout doit être parfait avant qu’on ne le publie. Tout va reposer sur le Livre.

Il laissa ses apôtres autour du large bureau ovale autour duquel ils étaient réunis et, tout en marmonnant qu’il se demandait si les apôtres l’assistaient ou si c’était le contraire. Il se dirigea vers l’un des gigantesques piliers de la pièce.

– Mikha’el, tu es là ?

– Bien sûr patron. Fidèle au poste, hé, hé, hé !

Mikha’el riait souvent de ses propres phrases, surtout de celles qui ne présentaient aucun humour. Cela excédait Yehoshu’a au plus haut point, mais la fidélité de l’archange était sans faille et cela n’avait pas de prix, même celui de l’extrême patience.

– Dis-moi, sais-tu où est mon Père ?

– Lequel ?

– Oh, ce n’est pas possible… dit Yehoshu’a pour lui-même puis, à voix haute et s’adressant à son sbire : le Très-Haut.

– Ah ! Eh, bien ! Je n’en sais fichtre rien, répondit l’archange d’un air satisfait. Par-contre, j’peux vous dire que ça s’affole sévère chez les Chérubins, hé, hé, hé ! Mais rassurez-vous, il n’y a aucun mouvement de grève prévu.

– Mmmh. Les petits messagers ne m’inquiètent pas trop. Qu’en est-il des Séraphins ? J’ai entendu des rumeurs à leur sujet.

–Faut dire qu’ils sont un peu paumés depuis que le Très-Haut a disparu. Pensez ! Ils ont une paire d’ailes qui ne sert plus à rien, hé, hé, hé !

– Et le Siège ?

– Ah, ça ! Pour sûr qu’ils le gardent sans arrêt. Tant qu’à vous faire un rapport et en parlant de siège, notez que ça ne bouge pas chez les Trônes. Si vous voyez ce que je veux dire. Hé, hé, hé !

– Je n’ai jamais vraiment compris leur rôle…

– Oh, comme toujours. Ils sont assis et ils regardent la Lumière.

– En tous les cas, Mikha’el, l’absence prolongée de mon Père ne me plaît guère. Du Très-Haut, précisa Yehoshu’a en le fusillant du regard et avant qu’il ne lui demande lequel. Il faut absolument qu’on Le retrouve et j’ai missionné Uri’el pour cela. J’espère qu’il reviendra vite.

– Sauf votre respect, je ne vois pas pourquoi vous vous inquiétez. J’veux dire, il ne peut pas Lui arriver grand ’chose. C’est le Très-Haut, quoi.

– Tu as raison, opina Yehoshu’a pour mettre fin à cette conversation. Va continuer l’entraînement des troupes et, s’il te plaît, envoie Gavri’el auprès de Maman. Elle m’inquiète et je voudrais bien savoir ce qui la tourmente. Et fais venir Rafa’el, j’ai entendu des rumeurs au sujet d’un concours de stratégie aux Enfers et j’aimerais en apprendre plus.

– Ça marche, patron ! claqua des talons Mikha’el avant de prendre congé.

 

 

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Gavri’el se tenait face à Miryam qui le scrutait de bas en haut, son regard aussi ému que sévère. Quelle grâce habitait ses yeux, quelle vertu rayonnait de cette femme !  Quand il la vit pour la première fois, l’archange en fut si frappé que le souvenir de ce moment pénétra son âme pour le reste de son éternité. Sa pleine conscience lui fit craindre, à raison, que la mécanique expansionniste de l’Univers ne préserverait pas la pureté de cette étoile. Ses rouages impitoyables broieraient ce grain de poussière magnifique plutôt que de le laisser les gripper et les faire voler en éclats merveilleux. Malgré cette sombre pensée, Gavri’el entretenait l’espoir que Miryam engendrerait l’équilibre absolu en toute chose.

– Que viens-tu faire ici ? lui demanda-t-elle d’un ton sec claquant comme un fouet.

– Notre Seigneur ton fils m’envoie prendre de tes nouvelles pour lui en rendre compte, déclara Gavri’el en soutenant le terrible et si magnifique regard de Miryam.

Ses pupilles brasillaient d’une colère dont elle ne parvenait pas à se défaire, mêlée à la tristesse de l’éprouver. Depuis trop longtemps, Miryam ne se reconnaissait pas, au point de se détester parfois. L’archange ressentait les sentiments antinomiques qui déchiraient cette femme extraordinaire. Elle détourna son visage pour cacher une larme qu’elle ne put retenir, mais Gavri’el s’approcha d’elle. Avec délicatesse, il posa une main sur son épaule, l’amena contre lui et l’enveloppa de ses bras robustes tandis que ses puissantes ailes les drapèrent. Dans ce cocon de plumes, la jeune femme ressentit le réconfort, la paix et la sécurité d’une forteresse indestructible.

– Je suis lasse, Gavri’el, murmura-t-elle.

– Je le sais, répondit-il d’une voix douce.

Il caressa sa chevelure soyeuse qui reposait contre son torse et ajouta avec prévenance :

– Quoi qu’il advienne, je serai toujours à tes côtés. Je l’ai juré et je te l’ai promis, t’en souviens-tu ?

L’amour que Gavri’el éprouvait pour Miryam était si pur qu’il s’était résolu jusqu’à la destruction de son être si son engagement commanderait un tel acte. Miryam le savait.

– Les femmes sont prêtes, chuchota-t-elle. Je vais défier le Très-Haut.

– Ainsi soit-il, répondit Gavri’el qui ne put réprimer le frisson qui parcourut ses plumes. Je dois te faire rencontrer quelqu’un, car il est une affaire secrète dont tu dois être informée. Notre Seigneur ne tardera pas à en avoir connaissance et cela bouleversa l’ordre établi. Peut-être est-ce le moment pour toi d’entrer en action.

Elle leva son doux visage vers le sien, lui posa une main sur la joue et plongea son regard dans ses yeux saphir. Personne ne la comprenait autant que Gavri’el. Leur lien était si fort. Il déploya ses ailes et, en un éclair, tous deux disparurent.

Au même moment, Uri’el se tenait dans la grande pièce du bureau ovale. Les apôtres abasourdis gisaient dans leurs sièges, sans voix. Yehoshu’a en personne accusait le coup de la nouvelle qu’ils venaient d’apprendre.

– En mouche… murmura-t-il. Comment est-ce possible ? demanda-t-il à l’archange.

– C’est un mystère, Seigneur. Plusieurs de mes enquêteurs sont à Sa recherche, mais la tâche est complexe.

– Et pourquoi, je te prie ? s’écria Kèphas.

– Il y a beaucoup de mouches sur Terre, lui répondit Uri’el non sans marquer un certain dédain.

Uri’el n’aimait pas les apôtres. Il estimait qu’ils avaient échoué dans le prosélytisme auquel ils s’étaient tous engagés et, quand on abordait ce débat, les désaccords éclataient en disputes trop animées.

– Pourquoi ne revient-Il pas au Royaume ? s’inquiéta Yehoshu’a.

– Ses pouvoirs sont peut-être diminués par sa condition ?

– Il me faut rencontrer ton informateur, dit Yehoshu’a dont l’esprit vif parcourait toutes les solutions possibles au problème que représentait la disparition de son Père.

– Malheureusement, il a été assassiné et a disparu dans le Néant avant que je ne le trouve.

– C’est fâcheux, très fâcheux. Sais-tu qui est son meurtrier ?

– Non. Cependant, mon intuition me laisse penser que Ba’al Zebub n’est pas étranger à son triste sort. J’ai découvert les résidus de son enveloppe encore bouillante entre des cadavres d’hyènes tachetées. L’état dans lequel étaient ces dépouilles ne peut qu’être le résultat d’un combat terrible.

– Uri’el, je souhaite que tu transmettes tout ce que tu sais de cette affaire à Rafa’el et qu’il se charge de secourir le Très-Haut, où qu’Il soit.

– Mais, Seigneur, je suis apte à m’en occuper, protesta Uri’el.

– Tes capacités ne sont pas en cause. Il te rendra compte de ses découvertes, car tout cela est certainement lié à un autre sujet sur lequel tu dois enquêter. Il se passe des événements qui perturbent la ligne du Temps et personne ne semble capable d’en définir la raison.

– Les âmes ont cessé d’atteindre autant le Purgatoire que les Portes du Paradis, intervint Kèphas. Il semblerait que le phénomène touche également les Enfers.

– Où sont-elles ? s’étonna Uri’el.

– Elles navigueraient dans les Limbes et repartiraient dans l’Ancien Cycle, répondit Kèphas, celui de la Vie et de la Mort. À dire vrai, nous l’ignorons et nous supposons que cela est en lien avec le dysfonctionnement temporel.

L’archange observa l’apôtre avec sévérité, se demandant de quelle responsabilité il pourrait l’accuser.

– Peux-tu me citer un événement du XXIème siècle ? lui demanda Yehoshu’a.

– Eh, bien…

Uri’el hésita, chercha dans sa mémoire et, à son grand étonnement, fut incapable de répondre à la question. Il fut saisi d’effroi.

– Tu en es incapable, pourtant tu sais que tu devrais t’en rappeler. Cela nous arrive à tous, indiqua Yehoshu’a. Hier encore, j’en avais des souvenirs, j’en suis persuadé. Nous connaissions tout des événements mortels jusqu’au XXIIème siècle de l’ère après moi.

– Oui, admit Uri’el, mais nous savons que c’est l’issue indéterminée du conflit contre les Enfers qui nous mène à la Grande Incertitude.

– Il s’est produit quelque chose qui l’a aggravée, reprit Yehoshu’a d’un ton solennel. Rends-toi compte que nous sommes revenus à la technologie des téléphones portables sans que personne ne s’en aperçoive !

– Mais voyons, c’est le dernier progrès en termes de communication.

– Non, justement ! Je sais qu’il y avait d’autres moyens, s’emporta Yehoshu’a. Il y a des signes à peine perceptibles que nous reculons dans le Temps comme s’il s’effaçait à rebours, mais je n’arrive pas à les verbaliser. Cela m’inquiète au plus haut point et tu dois découvrir de quoi il en retourne. Si cela est en lien avec l’état de mon Père, nous trouverons une solution.

 

#

 

Songeuse, Miryam admirait la vue qui s’étendait vers l’Est. Gavri’el les avait transportés sur un promontoire de grès qui surplombait les sommets de cette partie du massif des Vosges. L’endroit était paisible ; il illustrait à merveille le sentiment de calme avant une tempête.

– J’entends ton récit, dit-elle à Brighid, mais je ne comprends pas les raisons pour lesquelles tu t’adresses à moi.

Gavri’el les observait toutes deux : la jeune femme, personnification de la pureté, et la généreuse grenouille, incarnation dénudée de la Vie. Celle-ci leur avait conté le combat qui avait opposé Ba’al Zebub et le Très-Haut, et la terrible conséquence qui en résulta pour l’un comme pour l’autre. Elle leur avait exposé les moindres détails de l’entente entre Thanatos et le lapin infernal, le rôle de Monsieur Aristide dans la résurrection du plus grand guerrier de tous les temps, le cœur de Lucifer qui le rendait immortel et, enfin, sa propre intervention dans l’affaire. Par son sort, Emrys ne cessait de mourir et de revenir à la vie, naviguant à travers le temps et l’espace. Cernunnos, malgré sa jeunesse, avait démontré à Brighid l’absurdité de cette décision dont aucune conséquence sur la psyché du Celte ne saurait s’avérer bénéfique aux mondes. L’unique intérêt résidait peut-être dans l’un des effets secondaires du sort, à savoir qu’il empêchait quiconque d’approcher le sujet, créant une sorte de dôme spatio-temporel autour de sa personne.

– Qu’attends-tu de moi ? demanda Miryam.

  • Napoléon Bonaparte a fait jouer son titre de Haut Stratège des Enfers pour ravir le pouvoir à son maître, trop occupé à chercher cet Emrys. Quand la transformation du Très-Haut en mouche sera connue, ton fils clamera le Siège et sera suivi par votre Paradis

– Notre Paradis… répéta Miryam.

La colère affluait à nouveau en elle.

– Oui, appuya Brighid. Ce n’est pas le mien, en tous les cas. Les divinités en tout genre ont toujours affectionné ces lieux artificiels qu’ils résument par Au-delà. Ce ne sont que des geôles pour les âmes, dorées pour certaines et sombres pour d’autres.

– Je ne suis pas une divinité, rétorqua Miryam, et je sais exactement ce qu’est le Paradis. C’est un endroit créé par un mâle pour la seule gloire de son genre et où les femmes sont sommes interdites de toute position supérieure. Que mon fils prenne la succession de son Père n’y changera rien.

Elle ne put réprimer une larme.

– Peut-être pourrait-il être guidé, voire influencé ? interrogea Brighid.

– Quand bien même je jouais le rôle que je te comprends souhaiter m’attribuer, le Très-Haut ne restera pas dans son état pour l’éternité et ne manquera pas de reprendre le pouvoir. Qui nous dit qu’Il n’y est pas déjà à l’œuvre.

– Moi, répondit Brighid. Colonel !

– Messieurs, en formation ! lui répondit une voix stricte sortie des buissons d’où surgit une multitude de papillons.

En une incroyable spirale, les lépidoptères virevoltèrent au-dessus d’un rocher dans l’attente d’un ordre. Brighid signifia à Miryam et à Gavri’el de se cacher derrière un autre. D’un geste, elle indiqua la manœuvre à effectuer et le Colonel hurla un mot incompréhensible propre au jargon militaire. En un mouvement harmonieux, les papillons déposèrent un bocal de confiture vide sur le rocher et prirent leurs distances. La grenouille tapota sur le dessus du couvercle et, soudain, une mouche s’envola à l’intérieur du récipient dont elle choqua les parois avec frénésie.

– S’il te plaît, Aurore, laisse-MOI sortir, demanda l’insecte d’une voix de baryton basse dont chaque mot sonnait d’un pouvoir d’envoûtement à nul autre pareil.

Son, l’appela-t-elle, ce choix ne m’appartient pas. Trop de partis-pris m’animent et je crains qu’il n’altère la justesse de mes décisions. Dernièrement, j’ai commis une lourde erreur par un sentiment de supériorité, faille de notre condition. Je dois user de cette humilité qui nous est inconnue.

– MA nièce, tu as hérité de la sagesse de ta mère, dit-Il avec déférence. JE comprends ta méfiance à MON égard, car JE ne nie pas les impairs que J’ai commis. L’état dans lequel JE ME trouve M’a révélé MON manque flagrant de discernement. JE puis t’assurer cependant avoir changé, mais soit ! Qui sera MON juge, si juge il doit y avoir ?

– Une juge, précisa Brighid en s’écartant d’un pas pour découvrir Miryam à la vue de Dieu.

– Miryam ! s’écria avec joie la mouche divine. Que JE suis heureux de te voir !

– T…Très-Haut, murmura-t-elle en s’inclinant.

Au fond du bocal, Dieu lissa ses ailes afin de se montrer sous le meilleur jour possible.

– JE comprends ta surprise, ma belle. JE dois avouer que MA condition n’est pas des plus avenantes, dit-il en clignant des ommatidies de son œil droit. Toi, par-contre, tu es toujours aussi charmante.

Son timbre de voix dégageait un charme naturel d’une extrême efficacité vis-à-vis de la gent féminine ; Il l’avait accordé lors de ses escapades grecques qui érigèrent sa légende de séducteur. Le teint empourpré de Miryam démontra sa sensibilité.

– Tout le monde s’inquiète de votre absence, intervint Gavri’el.

L’œil inquisiteur de Brighid se posa sur l’archange et la jeune femme.

– MON bon Gavri’el, répondit Dieu, J’en suis désolé. Crois-MOI, JE ME suis tout autant soucié de votre sort. Mais maintenant que nous voilà réunis, vous allez pouvoir ME ramener au Paradis où un dur labeur M’attends, dit-il en regardant Brighid du coin d’une facette optique.

– Je n’ai pas dit que Vous étiez libre, mon Oncle.

– Ah, oui ! Le jugement de Mayram, si JE te comprends bien. D’accord, JE M’y plie bien volontiers, mais c’est une perte de temps. JE connais cette femme par cœur et elle M’est tout acquise.

– Pardon ? s’offusqua Miryam. Je ne Vous ai jamais été acquise, Vous m’avez prise de force !

– Allons, allons, rétorqua-t-Il sur un ton paternaliste. N’exagérons rien…

– Moi, j’exagère ? Vous avez bouleversé de toute ma vie et vous… vous osez me parler ainsi ?

– Ho, ho, ho, ricana-t-il. Il est normal que JE t’aie bouleversée, tu es humaine, JE suis le Très-Haut... Il est des choses qui sont hors de ton entendement et, Il se tourna vers Brighid, MA nièce, JE M’interroge quant à sa légitimité à ME juger. Aucun mortel ne saurait le faire en toute connaissance de cause, car MES voies sont impénétrables.

– Et les miennes auraient dû le rester ! s’écria Miryam.

Un silence gênant se posa sur le moment comme une chape de plomb. La jeune femme toisait le Très-Haut, mouche ridicule dans son bocal de confiture.

– Miryam, ma petite, dit-Il, tu serais gentille de ne pas basculer dans l’hystérie.

– Ha ! La défense pathétique de l’hystérie féminine ! Vous n’avez pas trouvé mieux que d’attaquer la forme de mes propos au lieu de considérer leur fond ?

– Mais, enfin ! JE ne vois pas de quoi tu parles, se défendit le Très-Haut sur un ton de mauvaise foi qui n’échappa à personne.

Mais, vraiment à personne.

– Ah, oui ? Gavri’el, rappelle-moi les mots que tu as prononcés lors de notre première rencontre, ordonna-t-elle.

L’archange, un peu gêné, se s’éclaircit la voix.

– Alors, d’abord j’ai dit Je vous salue, pleine-de-Grâce ! Le Seigneur est avec vous ; vous êtes bénie entre toutes les femmes.

– JE ne t’ai jamais demandé de dire cela, intervint Dieu.

– Je sais, Très-Haut. Mais, que voulez-Vous, je suis poli et je n’ai pu me résoudre à pénétrer dans la demeure d’une dame sans la rassurer un minimum quant à mes intentions.

– Mouais…

– J’ai ensuite continué par Ne craignez point, Miryam, car vous avez trouvé grâce devant Dieu. Voici que vous concevrez et enfanterez un fils, et vous lui donnerez le nom de Yehoshu’a. Il sera grand et sera appelé fils du Très-Haut.

– Alors, qu’avez-Vous à dire pour Votre défense ? demanda Miryam en croisant les bras.

Du fond de son bocal, la mouche écarquilla grand ses yeux à multiples facettes.

– Franchement… JE ne vois absolument pas quel mal J’aurais commis.

– Vous m’avez imposé un enfant ! s’écria-t-elle. Vous m’avez retiré tout droit de choisir si j’en voulais ou non !

– Hé, ho ! C’est quoi cette histoire ? s’indigna Dieu. JE te rappelle que tu m’as adressé un très grand nombre de prières très explicites. Tu as passé ton temps à ME demander un fils.

– MAIS PAS DE VOUS !! Je voulais un fils pour… de mon mari et de moi !

– Et quoi ? C’est ce que vous avez eu, voyons !

– NON ! Cet enfant n’était pas le nôtre, ce n’est pas le nôtre !

– Alors là, pardon, mais tu chipotes. Yosef est fils de Ya'aqov, énuméra-t-Il sur ses pattes de mouche, fils de Mattan, fils d’El’Azar, fils d’Eliud, fils d’Achin, fils de Zadok, fils d’Azor, fils d’Eliakim, fils d’Abiud, fils de Zərua‘ Bāvel, fils de Nedabijah, fils de Shealtiel, fils de Jehoiachin, fils de Jehoiakim, fils de Yoshiyahu, fils d’Ammon, fils de Manasseh, fils de Chizqiyahu, fils de Jeohahaz, fils de Jotham, fils d’Uz’ziah, fils d’Amatsyahu, fils de Joash, fils d’Ahaziah, fils de Yehoram, fils de Jehoshaphat, fils d’Asa, fils d’Abijah, fils de Rechav'am, fils de Shelomoh, fils de Dod, fils d’Yishai, fils d’Obed, fils de Boaz, fils de Salmah, fils de Nahasson, fils d’Amminadab, fils d’Aram, fils d’Hesron, fils de Phares, fils de Yadah, fils de Ya'aqov, fils d’Yitzchaq, fils d’Abram, fils de Terah, fils de Nahor, fils de Serug, fils de Rehu, fils de Peleg, fils d’Heber, fils de Shelah, fils d’Arphaxad, fils de Shem, fils de Noach, fils de Lamech, fils de Methuselah, fils de Chanokh, fils de Yared, fils de Mahlaleel, fils de Kenan, fils d’Enos, fils de Seth, fils d’Adam.

Et qui c’est qui est le papa d’Adam ? Mmmh ? C’est MOI. Alors, pardon, mais que Yosef soit le géniteur de Yehoshu’a ou pas, c’est pareil.

– Quel curieux sens de la logique quand il s’agit de justifier vos actes, mon oncle, commenta Brighid. On remarque bien la place des femmes dans votre généalogie. Il n’y en a aucune.

– Oui, bon, répondit Dieu avec impatience, si JE devais citer tout le monde, JE n’aurais pas fini.

– Je mets simplement en exergue le fait que Vous occultez les mères de l’Histoire comme Vous l’avez toujours fait.

– MA nièce, dois-JE te rappeler que sans la petite graine, il ne se passe pas grand ’chose dans le giron des femmes ? répondit le Très-Haut sur un air de professeur de biologie d’avant mai 1968.

– Eh bien, c’est la petite graine de Yosef que je voulais, pas la vôtre ! s’écria Miryam en pleurs. Vous m’avez possédée avant mon mariage ! Je n’étais pas consentante ! J’étais enceinte avant d’avoir eu toute relation avec Yosef !

– Évidemment, c’était toute l’idée d’offrir aux Hommes une Vierge comme mère de MON fils. Enfin, réfléchis un peu !

– Mais, Vous ne m’écoutez pas ! JE NE VOULAIS PAS DE VOUS ! Par votre faute, j’ai été traitée comme une fille facile par ma famille et par celle de Yosef. Mon père a voulu me répudier et ma belle-mère a appelé à ce qu’on me lapide !

– Oui, et JE suis intervenu pour ramener le calme, JE te signale. JE ne t’ai pas abandonnée et, JE ne devrais pas avoir à te faire remarquer que J’ai totalement assumé.

– Veuillez me pardonner, Très-Haut, intervint Gavri’el écœuré par les propos qu’il entendait, mais Vous parlez quand même comme un boomer.

– MOI ? Mais, dis-donc, tu sais tout ce que J’ai fait pour vous ? Ah, ça a l’insulte facile, mais la mémoire courte ! JE vous ai donné la vie à tous autant que vous êtes !

Agacé, Dieu volait dans tous les sens à l’intérieur de son bocal.

– C’est faux, mon oncle et Vous le savez bien.

Brighid se tourna vers Miryam et l’archange :

– Vous vivez dans un mensonge dont la source en est un autre, dit-elle.

– Ne l’écoutez pas ! Brighid, espèce de connasse, JE t’interdis de…

– FORMATION DE LA SOURDINE, ordonna le Colonel à ses troupes de papillons qui se mirent aussitôt en position autour du bocal.

On n’entendit plus Dieu parler.

– Ah, bordel de merde, enchaîna l’officier lépidoptère, je ne supporte pas les gars qui braillent et qui manquent de respect à la gent féminine ! Madame, je vous prie de continuer.

Brighid le remercia d’un signe de tête et d’un sourire qui le fit rougir.

– Que voulez-vous dire par mensonge ? demanda Miryam.

– Il y en a eu plusieurs, de très nombreux.

La grenouille l’invita à prendre place sur un rocher. Gavri’el s’assit en tailleur dans les airs en prenant soin de rester à proximité de la jeune femme. Quelques papillons dressèrent un guéridon avant de servir du thé et des biscuits, signe que les révélations à venir allaient être les éléments narratifs d’une très longue histoire.

– Avant tout, vous devez comprendre l’importance de la masculinisation du récit collectif que vous connaissez. Ce n’est pas un hasard, encore moins une vérité, que le mâle ait été mis au centre des mythes et des légendes. C’est la stratégie que les maîtres de l’Au-delà ont adoptée pour mieux se partager les âmes et les dominer. Ils se nourrissent du caractère belliqueux qu’ils leur ont insufflé, ils ont perverti la Création de Jehohanan.

– Je n’ai jamais entendu parler de lui, commenta Miryam.

– D’Elle, corrigea la grenouille. Ce n’est pas son véritable nom, car Elle n’en portait pas. Elle était. L’Histoire a été changée à de multiples reprises et de nombreuses manières, sans cesse ajustée pour appuyer le culte de celui que vous appelez le Très-Haut et que j’accuse d’usurpation. Vous avez tous été spoliés, rendus inconscients par l’Éternité qui vous a été octroyée.

Gavri’el et Miryam demeurèrent interdits.

– Qu’entends-tu pas spoliés ? demanda l’archange.

Brighid bu un peu de thé et tapota ses lèvres humides d’une petite serviette en soie. Elle commença alors son récit.

– Au Commencement, il n’y avait rien. Du Rien émergea le Tout, lequel se scinda en deux entités, la Lumière et le Son.

Le Son, primordial, est imprononçable, c’est un souffle au pouvoir incommensurable, à la fois bref et sans fin. À peine apparu, le Son prit conscience et ressentit immédiatement son union à la Lumière ; par sa vivacité intrinsèque, celle-ci avait déjà quitté l’origine de leur naissance. Le Son éprouva une sensation de vide absolu, un cruel manque d’Elle et un sentiment de solitude si profond qu’Il ne put le contenir. Il interpréta le départ de la Lumière comme un abandon, la fracture de leur lien et n’aspira plus qu’à revenir à leur état originel, à reformer le Rien. Déterminé à La ramener à ses côtés pour l’Éternité, Il partit en quête d’Elle et se répandit à travers le jeune Univers en pleine expansion, sans considérer qu’il s’agissait là de l’œuvre magnifique de sa sœur.

Car, sitôt échappée du Rien, la Lumière fit face au Néant éteint et sourd, exact opposé du Tout que le Son formait avec Elle. Dans l’instant même, la Lumière brilla dans le Néant et le métamorphosa en deux merveilles dans lesquelles Elle distilla son essence éternelle : le Temps et la Vie.

Malheureusement, le Son ne perçut aucune beauté, aucun miracle dans cette Création qui n’attendait que sa formidable contribution pour être achevée. Au contraire, en constatant sa dispersion, Il fut envahi par la crainte d’une irrésistible dissolution, de sa disparition inéluctable quand la Lumière semblait ne jamais faiblir, avalant sans faillir l’obscurité qui Lui faisait face. La jalousie et la haine animèrent alors le Son qui se perdit dans de sombres pensées, si puissantes qu’elles le submergèrent au point qu’Il mua en vacarme. Il devint le Chaos.

Emporté par son propre assourdissement, Il dévora toute forme de vie dont la pureté inconditionnelle l’attendait comme un Père et ne Lui opposa aucune résistance. Seul le Temps put le ralentir.

La Lumière éprouva le pouvoir de désolation de son jumeau à sa vaste créativité. Décidée à préserver son Grand Œuvre, Elle lia intimement la Vie au Temps et conçut ainsi la Mort. Désormais dépourvues d’Éternité, les particules de Lumière, les âmes, héritèrent de leur Mère le pouvoir d’engendrer et, grâce à cette faculté, s’inscrivirent dans un cycle vertueux. Autonomes et autodéterminées, les âmes échappèrent alors au Chaos sans qu’Il n’y puisse rien : elles se réalisaient dans un ternaire où Il n’avait aucune place.

Cependant, son insatiable voracité n’ayant d’égal que son extrême détermination, le Chaos fit croire en son usure par le Temps et redevint le Son. Il déclama avoir compris ses erreurs, verbalisa le souhait de les corriger et se fondit dans le Grand Œuvre de la Lumière qui, par sa foi en l’harmonie, l’y accueillit avec allégresse. Comme Il aurait dû s’y atteler dès le Commencement, Il insuffla à la Création la beauté de rythmes et de mélodies envoûtants ; Il créa des identités sonores, des langages et favorisa les interactions entre les âmes qui prenaient corps dans les nombreux organismes travaillant à l’équilibre des mondes. Avec patience, le Son cisela sa composition. Un jour funeste, Il donna naissance au Tumulte.

Ce fils maléfique doté du pouvoir d’altérer toute chose, de détourner les âmes de leur immanence, pris possession des créatures les plus extraordinaires et les plus faibles, les humanoïdes. Au travers de leur faculté à le provoquer, le Tumulte devint si puissant que dans un éclat de tonnerre il arracha le cœur même de la Lumière.

Le Son se répandit alors en ondes et en paroles, le Tumulte s’en fit l’écho et tous deux déferlèrent sur les mondes. Ils disséminèrent leurs nombreux avatars au profit desquels les âmes, orphelines de leur Mère bienveillante, s’abandonnèrent en quête du sens perdu de leur existence. Ainsi, ces divinités prirent possession des mondes et les dominèrent, devenant l’objet de cultes animistes ou polythéistes.

Pâles imitations du ternaire principiel, elles portèrent au fil des âges de nombreux noms, revêtirent autant d’aspects, spolièrent les âmes et les piégèrent aux Paradis et autres Enfers, pour le compte de leurs maîtres, le Son et le Tumulte : le Très-Haut et Ba’al Zebub.

Un silence de plomb régna sur le rocher du Donon quand Brighid marqua une pause dans son récit.

– Je ne suis rien d’autre que l’un de… de ces avatars ? s’interrogea Gavri’el à voix haute.

– Oui, mon ami, répondit la grenouille. Toi aussi, tu as porté de nombreux noms. Messager des Dieux a toujours été ta fonction.

L’archange s’effondra en sanglots. Miryam se précipita vers lui, l’enlaça et le serra contre elle. Toute aussi troublée que lui, la jeune femme trouva cependant la force de demander à Brighid comment, en admettant que l’on porte du crédit à cette histoire, elle savait tout cela.

– Je suis l’Aurore, répondit-elle, la Vie à laquelle la Lumière, ma Mère, donna naissance au Commencement. Le Temps est mon frère, la Mort est mon époux.

Gavri’el encore ému intervint d’une voix faible, érayée :

– Je crois en ton récit, car j’y perçois un sens qui m’échappait jusqu’alors. Il répond à de nombreuses questions enfouies en moi depuis des millénaires, mais j’en suis ébranlé. Il me faudra y songer longtemps pour l’accepter.

– Tu n’en auras pas le loisir, Gavri’el, car l’histoire ne s’arrête pas là.

– Je ne peux en entendre plus, déclara l’archange au comble du désespoir.

– Eh bien, bouche-toi les oreilles, mon grand ! lui rétorqua Brighid. Quand bien même tu diffères de tes congénères, tu es atteint de cette tendance égocentrique que les animent. Ne te leurre pas, mes propos ne te sont pas destinés.

Miryam interrogea la grenouille du regard.

– Oui, c’est bien à toi que je m’adresse. Laisse-moi continuer, douce Miryam, et tu en comprendras la raison.

            – Bon, moi j’ai besoin d’un verre, lâcha Gavri’el.

Sans prêter attention à l’archange en passe de claquer une dépression, Brighid reprit son récit.

– Les âmes, par leur capacité à se reproduire, se sont multipliées. De millions, elles deviendront des milliards. Elles quitteront cette terre pour repeupler dans l’Univers vidé de toute vie et leur nombre ne cessera de s’accroître pour la plus grande satisfaction du Très-Haut qui s’en nourrira à l’infini. Il n’a jamais cessé d’être le Chaos et cet avenir a toujours été son plan.

– N’y a-t-il rien qui puisse l’en empêcher ? demanda Gavri’el en débouchant un magnum de Montagny 1er Cru 2012. Qui veut un verre ?

– Malgré ses pouvoirs, continua Brighid en tendant le sien, le Très-Haut n’avait pas prévu que son fils Ba’al Zebub tirerait autant profit de ses stratagèmes. Le Tumulte est puissant chez les humains et grâce à leurs nombreux cultes voués à la cruauté, il a glané d’immenses réserves d’âmes qui lui sont désormais acquises. Quand le Très-Haut lui a proposé de créer le monothéisme afin, soi-disant, de mieux répartir les âmes entre le Paradis et les Enfers, il a accepté sans se douter qu’il se faisait duper. Bien sûr, il n’est pas question pour son Père de continuer à partager ce qu’Il désire pour Lui seul.

La première version du monothéisme a échoué. Malgré certains de ses aspects belliqueux, elle n’a pas suffisamment poussé ses adeptes à confondre les concepts de Bien et de Mal ; trop d’âmes se rendent encore aux Enfers. La seconde est bien mieux réfléchie, car elle crée un schisme qu’Il compte bien exploiter. Il prépare d’autres versions et chacune se déclarera plus légitime que les précédentes. Il prévoit de sanglants conflits durant lesquels quiconque s’engagera aux pires horreurs au nom de Dieu verra les portes du Paradis s’ouvrir à lui. Ainsi, les Enfers perdront-ils d’innombrables âmes à Son seul profit.

– Entends-tu par là qu’il a sacrifié mon fils à ce dessein ?

– Oui, Miryam. Il a été jusqu’à manipuler Ba’al Zebub pour qu’il en dirige la manœuvre, car le pouvoir d’un martyr est incommensurable sur la psyché humaine. Les effets du premier schisme auront des répercussions durant des millénaires.

– Je savais qu’Il exploitait l’impact de cette crucifixion, mais je n’imaginais pas qu’Il en était l’instigateur.

– Oh, moi non plus et je l’ai compris trop tard. J’ai accepté de rendre la vie à Yehoshu’a, touchée par le désespoir d’un père en pleurs. J’ai été trompée par la pureté que ce fils a héritée de toi, sa mère.

– De moi ?

– Oui, Miryam. Jusqu’aux derniers instants de vos vies terrestres, malgré la cruauté de cet assassinat, vous n’avez cessé de vous vouer au Bien et à la miséricorde.

Miryam vida son verre de vin blanc d’un trait. Elle prit conscience du jeu cruel dont elle était l’une des innombrables victimes.

– Mais tout cela n’est plus possible, n’est-ce pas ? demanda Gavri’el. Le Très-Haut est là, dans ce bocal, transformé en mouche et dépourvu de ses pouvoirs.

– Je ne crois pas que nous puissions nous contenter de cet état. Qui sait ce qu’Il nous réserverait s’Il venait à en changer ? Penses-tu qu’Il changerait d’objectif ? Si oui, tu es bien naïf.

Considère qu’Il a provoqué Ba’al Zebub en duel pour mieux dissimuler son rôle dans le martyr et justifier la rupture de leur association. Sa seule erreur a été de minimiser la puissance de son rejeton maléfique. Cela ne nous offre qu’un répit d’apparence.

La nullité de leur combat a provoqué des événements dont personne ne mesure les conséquences. Floué, Ba’al Zebub n’aspire désormais plus qu’à la destitution de son Père. Les transformations ridicules que tous deux se sont infligés ne doivent pas nous tromper, la guerre pourrait faire s’effondrer les mondes.

– Comment cela ? s’enquit Gavri’el.

– Qui peut prédire ce qu’il adviendra quand le conflit éclatera entre le Paradis et les Enfers ? Les âmes sont fragiles. Comment aspireront-elles encore à l’existence en sachant n’être qu’une forme de nourriture pour des êtres supérieurs ? Où puiseront-elles la force de vivre ? Ne s’éteindront-elles pas ? Comprenez bien que les âmes sont les particules de la Lumière qui tiennent fermées les portes du Néant.

            – Mais, s’interrogea à voix haute Miryam, si Ba’al Zebub est réduit à l’état d’un lapin et le Très-Haut à celui d’une mouche, que peuvent-ils faire ? Le conflit est avorté !

 – Miryam, ton fils écrit en ce moment-même une prophétie de fin du monde avec l’aide de ses apôtres. Endoctriné par son Père, il s’imagine sauver les âmes du seul danger qui ne les menace pas : elles-mêmes ! Mikha’el supervise les armées des anges, prêtes à en découdre avec les démons. Hier, tous faisaient partie des mêmes panthéons et, maintenant, ils sont prêts à s’annihiler. Aux Enfers, Ba’al Zebub a confié le commandement de ses troupes à Napoléon Bonaparte dont l’appétence et le talent pour la victoire n’ont d’égal que son inconsidération des dommages collatéraux.

Les deux parties souhaitent se battre et l’absence de leurs maîtres exacerbe leur motivation. Mais, il y a pire.

            – Ah, ben s’il y a pire, j’ouvre quelque chose de plus fort, commenta Gavri’el dont le statut d’archange s’approchait plus du souvenir que d’une réalité.

            Brighid raconta à Miryam et Gavri’el tout ce qu’elle savait d’Emrys. Comment un avatar de son époux, Thanatos, avait accepté de fournir un immortel à Ba’al Zebub ; comment l’un d’un de ses propres avatars à elle, Monsieur Aristide, l’avait doté du cœur de sa mère, du cœur de la Lumière. Elle avoua son erreur d’avoir demandé à son frère, le Temps, le pouvoir de perdre ce guerrier à travers les époques pour que jamais il ne puisse prendre pied dans ce monde et y porter la destruction.

– Mais, c’est complètement con ! s’écria Gavri’el.

– J’ai agi dans l’urgence ! se défendit Brighid. C’est un autre avatar de mon époux, Cernunnos qui m’a ouvert les yeux quant à la c… la stupidité de mon raisonnement.

– Et qu’est-ce qu’on doit faire de tout ça ? demanda l’archange. Jamais je ne suis senti si minuscule qu’aujourd’hui. Je me sens totalement impuissant et tu nous parles de guerre, de Néant et de guerrier destructeur ! Je ne me sens pas bien du tout, d’accord ? Je me sens… je sens…

Il tomba dans les vapes si lourdement que le choc fit trembler le Grand Donon. Le sol de grès craqua en fissures profondes qui découpèrent de la montagne un énorme bloc de roche. Il se détacha et s’écrasa en contrebas dans un tel fracas que toute la vallée de la Bruche raisonna. Le vent eut peine à souffler le nuage de poussière provoqué par la déflagration.

– Bordel de merde ! On l’a échappé belle ! gueula le Colonel à ses troupes qui s’étaient précipitées pour envelopper l’archange évanoui, Miryam et Brighid.

Le bataillon lépidoptère les posa avec délicatesse en lieu sûr.

– Le bocal ! Où est le bocal ? s’écria Brighid.

En un battement d’ailes, les papillons se retournèrent et foncèrent vers la vallée.

– On va l’trouver, Madame ! brailla le Colonel tout en menant ses troupes en piqué.

Un silence de plomb tomba sur le sommet. Gavri’el se releva avec peine et ne comprit pas la raison pour laquelle ses ailes étaient si poussiéreuses. Miryam, recroquevillée, le regarda détendre son long corps. Elle ouvrit ses bras et découvrit le bocal aux yeux interdits de Brighid. Lentement, elle dévissa le couvercle.

– Miryam, que fais-tu ? Ne Le libère pas !

– Ha, ha, ha ! Connasse ! la nargua la mouche. Bien sûr qu’elle va ME libérer. Hein, ma petite chérie ?

– Venez m’embrasser, Très-Haut, Lui dit Miryam.

– Ah, ça ! Il ne faut pas ME le dire deux fois.

Dieu s’envola du bocal pour se précipiter vers les lèvres fines et rosées de la jeune femme. À peine eut-Il posé sa trompe sur sa bouche qu’une main le précipita à l’intérieur.

Miryam le mâcha et l’avala.

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