14- Il faut imaginer Emrys heureux et trouver un marteau

Notes de l’auteur : Ceci est toujours un premier jet : sous-entendu, merci encore pour votre indulgence.
Des bisous à celles et ceux qui suivent cette histoire.

– Bordel de vache à cul ! Qu’est-ce qu’on fout ici à grimper cette montagne de merde ?

– Je n’en sais rien, répondit Emrys en s’arrêtant de marcher. J’étais en bas et, d’un coup, j’ai eu envie de monter.

– T’as vraiment pris un coup dans la gueule, cousin, râla Maeleg avant de renâcler et de cracher un énorme mollard. Pis, ça pue ici ! On dirait l’odeur d’un cheval crevé.

Il n’avait pas tort, l’endroit sentait la putréfaction et n’engageait guère à la randonnée. Tous deux regardèrent le chemin parcouru depuis la plaine de pierres volcaniques s’étendait à perte de vue.

– Sérieux, qu’est-ce que tu espères trouver là-haut ? demanda l’ectoplasme.

– Je n’en ai aucune idée, je te l’ai dit. J’ai simplement envie de monter. Chose ! Cesse de manger des cailloux.

– Laisse-le faire, c’est marrant quand il bouffe n’importe quoi et qu’il s’explose le derc… OH PUTAIN !  GARE à TOI !

Emrys n’eut que le temps de se jeter sur le côté. Un énorme rocher dévala la pente à pleine vitesse et écrasa le hamster qui « POUF ! » se précipita à sa poursuite en grognant.

– CHOSE ! Reviens ici ! lui ordonna Emrys.

Un choc le propulsa au sol.

– Pardon, pardon, pardon, pardon, s’excusa sur un ton chantant un type baraqué qui courait comme dératé.

– Qu’est-ce qu’il fout ce gros con ? M’dis pas qu’il court aussi après l’rocher ?

– Je n’en sais fichtre rien et je ne m’en soucie pas, répondit Emrys en se relevant. Moi, je continue à monter.

– T’attends pas ton écureuil ? Oh, cousin ! J’te cause !

Emrys n’entendait plus le fantôme de Maeleg lui parler. Animé par la seule la motivation d’atteindre le sommet, il se remit en marche. Cette montagne aride semblait exercer sur lui une curieuse attraction au sujet de laquelle il ne se posa aucune question. Comme hypnotisé, le grand Gaulois avança sans piper un mot dans une ascension dont la difficulté aurait rebuté le plus assidu des membres du Club vosgien. Derrière lui, Maeleg maugréait au sujet de cet endroit inhospitalier et de sa puanteur à réveiller les morts.

Il leur fallut deux bonnes heures pour gagner la cime de la montagne. Emrys s’y posa, debout comme un vainqueur.

– Tu parles d’une vue dégueulasse.

– Jusqu’à l’horizon, s’étendait une région désertique, sans autre vie que l’énergumène qu’ils avaient croisé. Au loin, on voyait des étangs à la surface morne, grise et froide, des lacs aux berges troubles, des marécages sombres et des fleuves dont la couleur indiquait la boue qu’ils charriaient. Un vent sec et piquant portait l’odeur de soufre et de mort. Le ciel chaotique semblait peser sur ce décor comme une…

– Nan, mais ça va, hein ! intervint Maeleg. Pas la peine de me décrire ce que j’vois. P’tain, t’as quoi ? T’es bizarre.

– Je… je ne sais pas. Je ressens une sorte de mélancholie et…

– Bien le bonjour, Monsieur ! lança une voix dans le dos d’Emrys qui se retourna.

Il vit s’avancer vers lui le rocher colossal qui avait dévalé la pente. La masse de pierre stoppa pile sur une arête au sommet du mont et, de derrière, un homme en surgit. L’air tout heureux, il se frotta les mains comme satisfait d’un travail accompli.

– Et voilà une bonne chose de faite ! se réjouit-il.

– Vous n’avez pas peur qu’il tombe ? lui demanda Emrys en regardant l’infime surface sur laquelle le bloc posait en équilibre.

– Oh, vous savez, souffla l’autre, il finira par se casser la gueule quoi que je fasse, ha, ha, ha !

Il tendit la main en signe de salut.

– Je m’appelle Sisuphos, se présenta-t-il en arborant un sourire d’une blancheur à enchanter un dentiste.

– Emrys, répondit celui-ci en lui serrant la pogne.

– Alors ? On admire le paysage ? C’est dégueulasse, hein ? Ha, ha, ha ! Je ne m’en lasse pas.

– Quel est cet endroit ?

– Oh ! Vous êtes nouveau ? C’est le Tartare, c’est chez moi. Vous avez faim ?

– Euh… oui.

– Moi aussi, tout le temps ! Et je n’ai jamais rien à bouffer, ha, ha, ha !

Maeleg prit Emrys à part.

– Dis, cousin, j’n’aime pas beaucoup ce bonhomme. Il n’a pas l’air très net.

– Je le trouve plutôt sympathique, moi. Il dégage quelque chose de particulier.

– Rouge gland et poil de fion ! Mais, t’es encore plus pété que j’pensais !

– Arrête de jurer ! Pour une fois qu’on croise quelqu’un qui donne confiance.

– CONFIANCE ? Nan, mais il donne pas confiance du tout avec ses chicots à bouffer du plâtre et son caillou !

– Vous savez, je vous entends, releva Sisuphos.

– Excusez-nous, demanda Emrys. C’est mon cousin qui ne sait pas se tenir. Je suis désolé s’il vous a offusqué.

– Mais, arrête, bordel ! s’énerva Maeleg. Pourquoi tu t’excuses ? C’est un Grec !

– Et ça veut dire quoi ça, c’est un Grec ?

– Ben, tu sais bien. Ils sont… euh… ils font… enfin, tu vois c’que j’veux dire.

– Non. Vas-y, explique-toi.

Sisuphos observa Emrys avec curiosité. Cela faisait des centaines, voire des milliers d’années qu’il n’avait plus rencontré personne. Voilà que sa seule visite était celle d’un bonhomme dérangé qui se parlait à lui-même en changeant autant sa voix que son attitude. Son sourire s’élargit un peu plus encore.

– Vous avez besoin de discuter, vous. Non ? lui lança-t-il, interrompant son dialogue schizophrène qui partait en dispute et en insultes barbares.

Maeleg ferma sa gueule et Emrys regarda Sisuphos avec une forte émotion. Depuis que Myrddin lui avait offert le masque qui rendait son apparence humaine, le guerrier se laissait souvent submerger par ses sentiments.

– J’aimerais connaître votre histoire, lui dit Sisuphos en l’invitant à s’assoir sur un rocher inconfortable.

– Oh, putain… on n’est pas barrés.

Pendant plusieurs heures, Emrys raconta sa vie, sa première mort, son désœuvrement, le retour de Maeleg, sa seconde, sa troisième, ses trop nombreuses résurrections, Merdeux le chanteur et le sac à bandoulière qui bêle dès qu’on l’ouvre. À plusieurs reprises, ses propos manquèrent de logique et de sens, car il se perdait dans la chronologie des événements que Maeleg reprenait souvent. Cependant, par pudeur peut-être, tous deux gardèrent en silence l’apparence réelle d’Emrys et le masque magique qui lui conférait un aspect humain.

Tout en l’interrogeant, Sisuphos comprit que ce type était immortel, fou à lier et qu’il errait sans but à travers le monde et le temps. Il se reconnut en ce grand guerrier celte, maudit lui aussi.

– Et vous êtes mort combien de fois au juste ? demanda-t-il.

– Euh… soupira Emrys, je ne sais pas. Il m’est impossible d’en tenir le compte.

– Deux-millions-cinq-cent-soixante-douze-mille-huit-cent-quatre-vingt-treize, claqua Maeleg d’un air supérieur.

– Ah ! C’est beaucoup.

– Ben, c’est pas pour rien qu’il est à la masse, le cousin, hein.

Malgré les interventions du fantôme, Emrys se sentait bien. Pour la première fois, il verbalisait ses turpitudes et cela lui enleva l’espèce de boule qui lui comprimait la poitrine depuis très longtemps. Si Maeleg et Chose le suivaient perpétuellement, il se sentait seul. Le poids de sa solitude n’égalait que la profondeur de l’incompréhension qu’il avait de lui-même.

Et là, dans cet endroit improbable, froid et mort, il rencontra quelqu’un qui lui posait des questions et qui l’écoutait. Pour la première fois depuis longtemps, quelqu’un l’écoutait. Il se découvrait au travers des questions que l’autre lui posait. Oh, bien sûr, ses réponses étaient décousures parfois, mais il sentit que quelque chose se reconstruisait en lui.

Après un moment de silence et de réflexion, il considéra la chance d’échanger au sujet de l’immortalité et de la solitude qu’il partageait avec Sisuphos. Peut-être celui-ci partageait-il autant le réconfort de sa présence qu’il ressentait la sienne ? Pris d’un élan de partage extraordinaire et inconnu, il voulut tout savoir de cet homme qui vivait seul au sommet de cette montagne.

– Eh bien, je ne vais pas tout vous raconter. Disons, que j’ai eu le malheur de m’attirer les foudres de Zeus qui m’a condamné pour l’Éternité à pousser rocher que voyez. Je ne suis bien incapable de vous dire depuis combien d’années je m’attèle à cette tâche, ha, ha, ha ! À chaque fois que je réussis, le machin tombe de l’autre côté de la montagne et je dois recommencer.

– C’est cruel ! s’exclama Emrys.

– Ha, ha, ha ! Oui, peut-être. Mais, vous savez, j’y vois plus qu’il n’y paraît. Ce rocher… il marqua une pause pour choisir ses mots, ce rocher représente à mes yeux toute l’absurdité de la condition humaine. Je suis quelqu’un d’opiniâtre et j’ai envie de vous dire que je crois en la vie. Les affres qui s’abattent sur le commun des mortels ne devraient pas les détourner du bonheur d’exister, de considérer l’essentiel : l’amour.

Aussi, malgré ce labeur que d’aucun décrirait comme terrible, j’ai choisi d’honorer la vie envers et contre tout, et même contre mon propre sort. Si je m’acquitte à ce devoir sans faillir, j’aime à penser que je sers mes congénères, non comme un martyr, mais comme un être bienveillant qui pousse sans cesse le poids de leurs malheurs. Quand j’atteins le sommet, ma pierre est lourde, chargée de toutes leurs douleurs, de toutes leurs afflictions, de toutes leurs misères, de toutes leurs infortunes… Alors, elle roule en contrebas et les chocs qu’elle subit la débarrassent de la cruauté que les dieux infligent à l’humanité.

Car je suis un lutteur, je brave les dieux, moi le prolétaire ! Zeus pense m’avoir puni par un travail inutile et éternel, mais Il se leurre ! Je connais ma condition, je sais d’où je viens, je sais comment je me suis élevé et je suis fier de ne pas céder à l’irrationnalité de la peine à laquelle Il m’a condamné.

Sisuphos se leva d’un bond, le poing tendu vers le ciel sombre.

– Tu n’auras pas ma liberté de penser ! cria-t-il à l’intention de Zeus.

– J’ai déjà entendu ça, cracha Maeleg. Cousin, il te raconte de la merde.

Sisuphos se précipita vers Emrys et s’accroupit face à lui.

– Mon ami, quand je suis arrivé ici, j’étais perdu comme tu l’es, lui confia-t-il. Nous sommes identiques et je vois dans ta venue le signe que notre destin n’est jamais figé quoi qu’en décident les dieux. Nous en sommes les maîtres, ils le savent et nous craignent pour cela. Ne te laisse par berner par leur prétendue puissance, car ils en usent pour nous faire oublier qu’ils ne sont rien sans nous. Comme moi, je sens que tu n’aspires qu’à te battre contre l’injustice de leurs décisions autocratiques. N’abandonne jamais ta raison à leur profit et ne laisse personne te barrer la route qui te conduit à les défier. Use de tous les moyens à ta disposition pour leur faire savoir qui tu es et tu connaitras mon bonheur, celui de briser les chaînes avec lesquelles ils nous entravent. Plus que tout, je crois en la Vie et je suis amour.

Sisuphos approcha lentement son visage de celui d’Emrys, son regard plongé dans le sien.

– Emrys… vois-tu que nous étions faits pour nous rencontrer, toi et moi ?

– Je… je ne sais pas. Peut-être.

– Hé, ho ! Vous faites quoi là, vous deux ? s’écria Maeleg. Dégage de mon cousin, toi !

– Cette voix que tu entends n’est pas réelle, c’est un piège, mon ami. Une ruse des dieux pour maintenir ton esprit dans l’obscurité. Réjouis-toi de ton état et embrasse cette chance que peu d’hommes possèdent, celle de braver les puissants.

Son front se posa sur celui d’Emrys, il murmura.

– Je te comprends, car je suis comme toi et tu es comme moi. Toi, immortel solitaire et moi solitaire immortel…

Emrys lui chopa la nuque avec passion et lui roula une pelle à creuser les tréfonds de la Terre. Maeleg voulut s’y opposer, mais il n’avait plus la place de parler, étouffé par une langue gourmande. Les deux hommes s’enlacèrent de leurs bras puissants. D’un même geste, ils s’arrachèrent le peu de vêtements qu’ils portaient, offrant leur corps nu à l’exploration sans retenue. En un ballet de muscles saillants, ils virevoltèrent et leur bouche dévora la passion de leurs entrailles où bouillonnaient leurs rêves d’exister, buvant à même la source de leur vie. Ils lustrèrent les stalagmites asséchées de leur âme, perlant de larmes tintinnabulantes, tapageuses, assourdissantes. Ils éclatèrent l’écorce de leur esprit rendu aride, amer de ne pouvoir s’exprimer. Ils découvrirent la glaise et l’argile qu’ils prirent comme lit, tièdes ruisseaux délicats se faufilant dans leur estuaire, léchant leur douceur, longeant leurs détours, mordant leurs berges. Ils érodèrent la tendresse de leurs cuisses, goûtèrent à la délicatesse de leurs hanches, se dévorèrent les fesses. Au sommet de ce Tartare sombre et désertique, leur ombre liquide coula sur eux, territoires de leurs lèvres humides qu’elles inondèrent d’envie, leurs épaules, leur nuque comme proies de leurs morsures fluides. Leurs littoraux subirent les assauts de leurs bouches trempées qui s’élancèrent encore vers la vallée de leur cul. Ils furent torrents intrépides aux flots fougueux et téméraires, fracassant la roche de leur chair. Ils gonflèrent en fleuves aux méandres impétueuses, ils inondèrent l’équateur de leur bassin. Ils se reposèrent dans leur delta puis s’engouffrèrent encore, puissants, sauvages, indomptables. Leur courant prit plus de force et les submergea en rouleaux de vagues à la tendre brutalité. Ils tremblèrent en déferlant sur leur terre de feu. Ils s’agrippèrent, s’arrachèrent, se laissant emporter par le rythme de leurs marées. Ils se soumirent à leur désir d’écume au ressac frappant leurs côtes.

– Sisuphos ?

Emrys se leva d’un bond à son réveil. Il constata l’absence de son amant à ses côtés.

– Où est-il ?

– Me d’mande pas, répondit Maeleg boudeur. J’me sens pas bien, putain. J’ai l’impression d’avoir traversé une tempête sur un bateau.

Les deux cousins se regardèrent pendant un long moment de silence.

– Bon, faut qu’on parle de ce qui s’est passé, bordel de fiente ! Qu’est-ce qui t’a pris, cousin ? Tu-tu-tu… tu-tu… tu as…

– J’ai fait l’amour comme jamais.

Maeleg manqua d’hurler. L’homosexualité n’entrait pas dans sa conception des relations humaines, qu’elles soient charnelles ou sentimentales.

– Mais… et les gonzesses ? Les nibards ? Les-les-les… les chattes ?

– Maeleg, soupira Emrys. Tu en vois ici ? Non. Regarde-moi, je vis et je meurs depuis combien de temps ? Même toi qui tiens des comptes, tu es incapable de me le dire. J’avais besoin de ce moment. Du plus profond de mon être, j’en avais besoin.

– Ah ben ça, question profondeur…

– Épargne-moi ses sarcasmes et garde pour toi ta vision étriquée. Tu m’ennuies. Tu peux bien penser ce que tu veux, ce n’est pas toi qui me diras ce que je dois faire. Ni toi, ni personne d’autre.

– Nan, mais y a des limites quand même ! J’ai tout vu. Vous.. vous vous avez enculé le hamster ! Plusieurs fois !

À côté d’Emrys, Chose se tenait sur le sol de basalte et le regardait, un œil à droite et l’autre en haut. À chacun de ses tremblements, il pétait et si son regard changeait de directions, il n’avait pas l’air malheureux.

Emrys remarqua soudain une inscription sur la roche polie par ses ébats de la nuit.

Cher Emrys,

Je n’oublierai jamais nos formidables étreintes.

Nous avons fait trembler le Tartare, nous avons défié les dieux !

Cette montagne maudite réclame par son magnétisme qu’un homme pousse le rocher à son sommet et le destin t’y a amené. Puisses-tu y découvrir un but qui m’échappe.

Adieu,

Sisuphos.

– Ha ! Il s’est bien foutu de ta gueule avec son discours de colporteur, cracha Maeleg.

Emrys ne dit pas un mot. Une larme coula le long de sa joue et il frappa le sol d’un coup de poing qui fissura la pierre.

– Cousin, tu fais quoi ? demanda Maeleg inquiet en le voyant se lever et marcher vers un versant de la montagne.

Emrys renifla et essuya son nez d’un revers de la main.

– Tu sais quoi ? Je me moque qu’il m’ait dupé, car dans le fond il a raison. Depuis que je me suis mort sur le champ de bataille, je subis les décisions des dieux.

– Tu vas quand même pas te mettre à pousser son rocher de merde ?

– Oh non, répondit Emrys.

Il retira son masque et le fourra dans son sac – BÊÊÊÊ ! – dont le bêlement retentit du haut de la montagne.

 – Je vais leur péter la gueule à tous.

Il se précipita dans le vide.

« POUF ! »

 

#

 

– Je ne m’attendais pas à te revoir si tôt, vessie de pneu aux pommes ! Tu as trouvé la lance que je t’ai demandée ? demanda Myrddin en rotant.

Il se métamorphosa en culturiste russe, lâcha une flatulence, disparut et reparut sous l’apparence d’un adolescent dégingandé, plié sur un téléphone portable. D’un hoquet, il se transforma en vieux druide, son bâton en main.

– Oui, répondit Emrys. Que veux-tu en faire ?

– Ce sont mes oignons ! Je vais faire monter sa pointe sur mon bâton. C’est une branche que mon oncle m’a offerte, un artefact très puissant. Grâce à cela, j’obtiendrai une arme sacrée qui rétablira l’ordre au Royaume de Bretagne et permettra à des chevaliers triés sur le volet de partir en quête du Saint Graal, répondit l’enchanteur.

Emrys marqua un temps de silence, il n’avait rien compris. Il ouvrit son sac – BÊÊÊÊ !

– Tu n’as pas moyen d’annuler ce sort ? demanda Emrys. Ce machin bêle à chaque fois que je l’ouvre et ça m’a coûté plusieurs fois la vie.

– Ah, ça ! Tu te souviens quand ça t’a fait tellement peur que t’as laissé tomber ta torche dans cette grande bibliothèque là ? Ho ! Comment ça a cramé là-dedans ! commenta Maeleg. Pis toi, t’as gueulé, hein.

En guise de réponse, Myrddin se contenta de fixer la main d’Emrys qui plongeait dans le sac pour en sortir la pointe de la lance de Longinus. À peine la vit-il qu’il s’en saisit avec avidité.

– Ha, ha, ha ! C’est magnifique ! s’écria-t-il. Ma-gni-fi-que !

– Maître Myrddin ? l’interpela un jeune homme frêle dont les frusques indiquaient l’extrême pauvreté et le teint laiteux un régime alimentaire proche de la famine.

– D’où il sort le famélique ? s’étonna Maeleg. Tu l’as vu arriver, toi ?

– Non. En même temps, il est maigre à se cacher derrière un brin d’herbe.

– Je… j’veux pas déranger, déclara le garçon avec humilité. Ma mère, l’est malade, Maître. Elle tousse du sang brun avec des morceaux. Mon père m’a envoyé vous demander d’l’aide. L’a pas pu v’nir, car l’est cul-de-jatte depuis qu’l’est rev’nu d’la guerre. ‘Reusement, y a mes sœurs qui s’occupent d’lui. Enfin, sauf la plus jeune qu’parle pas et qui bave. Pis, la grande qu’a p’us sa tête d’puis qu’des soldats du baron sont v’nus un soir. Y a juste celle du milieu qu’arrive à s’occuper d’la chaumière, même s’elle a sa peau qui tombe.

Myrddin s’avança vers lui, le gratifia d’un regard compatissant et, une main sur son épaule, lui planta la pointe dans le bide. Son corps explosa en un bruit sourd et un nuage de cendres épaisses.

– Ha, ha ! Ça marche ! se réjouit le vieillard arborant un large sourire.

– Par les couilles de la mère d’Icios ! s’étouffa Maeleg dans une glaire qu’il s’apprêtait à lâcher dans l’herbe. Ce salopard a buté le gamin !

Myrddin se retourna, la pointe en main, et d’un jet la planta net dans le crâne d’Emrys qui vacilla sous le choc. D’abord surpris, le grand gaillard reprit son équilibre. Sans prendre la peine de retirer le métal fiché dans son front, il beugla.

– Ça ne va pas, non ?

L’enchanteur, les yeux écarquillés d’effroi, recula d’un pas et serra son bâton devant lui comme pour se protéger.

– Qu’est-ce qui t’a pris ? demanda Emrys. Faut te faire soigner, mon gars. J’aurais pu partir en fumée comme lui, là.

– Attends, cousin... Mais, c’est c’qu’il voulait ce connard ! Regarde-le avec sa tête de fouine derrière sa barbe en poils de cul. Il a voulu te faire crever !

– Non, non ! se défendit Myrddin tremblant sous le coup de l’émotion.

Chose s’interposa, les babines retroussées et feulant l’air menaçant, un œil à gauche et l’autre vers son museau.

– Enfin, oui ! Si. Je… je voulais t’aider à mourir, voilà ! s’empressa de dire Myrddin.

– Comme ça, sans prévenir ? s’offusqua Emrys. Non, mais dis-donc, c’est culotté !

– Je me suis dit que ça te ferait éplucher du fil de crevettes un mardi, avoua l’enchanteur.

– Alors, ça ! C’est la meilleure, cracha Maeleg.

– Écoute, coupa Emrys, tu as fait beaucoup pour moi et c’est gentil de vouloir m’aider. Mais pour ce genre d’initiative, ce serait bien qu’on en parle avant. Les choses ont changé. Avant de mourir, j’ai quelques comptes à régler.

D’un coup sec, il arracha la pointe. Myrddin recula encore de deux pas, se cachant un peu plus derrière son bâton.

– C’est marrant que je ne sois pas mort, d’ailleurs. Il faudra trouver autre chose.

– Trouver autre chose ? Tu ne comprends pas. Dans aucun monde, il n’y a pas d’arme plus puissante que celle-ci et rien, ni un hippocampe ne mangera jamais des chiffons à moutarde !

BÊÊÊÊ ! Emrys rangea le fer de lance dans son sac. Contrarié, Myrddin fut pris d’une série de hoquets.

– |_\\\---_ /||||] °, dit-il de sa voix de premier modèle Cylon[1] avant d’éternuer de l’huile.

– En attendant, Merdeux, je ne te fais pas confiance, déclara Emrys. Si tu n’as pas mis cette pointe au bout de ton bâton, c’est que tu en es incapable. Dis-moi comment tu comptes t’y prendre pour fabriquer ton arme soi-disant sacrée.

– Je pourrais te tuer et récupérer le sac.

– Nan, tu l’aurais déjà fait, connard, répondit Maeleg. Donné, c’est donné et reprendre, c’est voler.

Une bosse poilue poussa d’un coup sur le dos de Myrddin qui grogna. Il se gratta la peau de manière frénétique, serra son bâton de toutes ses forces pour mieux se concentrer et son corps reprit sa forme initiale.

– Il n’y a qu’un seul endroit où un tel objet peut être fabriqué. Il se situe aux tréfonds de la Terre, répondit l’enchanteur qui n’osait plus regarder Emrys dans les yeux.

Pour la première fois, le néant de ses orbites lui glaça le sang.

– Eh, bien ? Qu’attends-tu ? Nous y allons, ordonna Emrys.

Myrddin ferma les volets et la porte de sa chaumière. Il lança un sort pour la protéger de toute intrusion durant son absence qu’il prévoyait longue. Là-dessus, il psalmodia une incantation et une montgolfière apparut au milieu de la clairière en un POP ! de bouteille qu’on débouchonne d’un coup sec. L’enchanteur monta le premier dans la nacelle tout en chantonnant un air de Pierre Perret pour tromper l’angoisse qui ne le quittait pas.

– Ah, tu vois qu’il chante ? murmura Maeleg à l’oreille d’Emrys. Je sais pas pourquoi il s’énerve à chaque fois qu’on lui dit. Hé, Merdeux ! Tu chantes super bien !

Une défense de sanglier surgit de sa bouche et il s’empressa de la ravaler avec son orgueil.

Une fois tout le monde embarqué, dont Chose qui ne cessait de feuler à l’attention de Myrddin, la montgolfière s’éleva lentement dans les airs au son des brûleurs. En dessous, le vent balaya de la clairière les dernières cendres du jeune homme dont la famille mourut de faim et de soif dix jours plus tard.

– C’est fantastique ! s’émerveilla Emrys en admirant le pays de Bretagne qui s’étendait à perte de vue.

Sa vision du monde avait évolué et il se surprit à contempler les couleurs, les formes, la végétation et même l’activité humaine. Maeleg ne se remettait pas de la nouvelle sensibilité de son cousin et il l’observa du coin d’un œil réprobateur. Cela n’importuna pas Emrys.

– C’est étonnant de voler pour se rendre aux tréfonds de la Terre, dit-il à Myrddin. C’est le meilleur moyen ?

– Non, mais j’aime bien, c’est tout.

– Ah.

 Ils survolèrent les montagnes et les collines de Bretagne vers le sud-est où ils traversèrent la mer qui séparait l’île du continent. Volant toujours dans la même direction, ils aperçurent les reliefs des Vosges qu’Emrys n’eut aucun mal à reconnaître. Tout en se disant qu’il y reviendrait un jour, il grava ces images dans son esprit pour en conserver précieusement le souvenir. L’aéronef continua sur sa trajectoire et prit de la hauteur avant de passer les Alpes.

– On dirait l’Himalaya en plus petit, commenta Emrys.

Myrddin ne lui répondit pas. Il lui parlait peu depuis leur départ, si ce n’était pour lui proposer de déjeuner ou de dîner d’un repas tiré de la malle à victuailles qui était à bord. Emrys se moquait autant de l’attitude de l’enchanteur que de celle de son cousin. Seul le spectacle de leur voyage et l’affection de Chose lui importaient. La bestiole ne le quittait pas d’un poil, se lovant au creux de son cou, calée par le torque que son maître portait en permanence depuis que Cernunnos l’en avait ceint une nuit jadis.

Ils longèrent les côtes ouest de l’Italie, ce qui apprit à Emrys que la péninsule formait une botte.

– Quelle est ce curieux nuage que l’on voit au loin ? demanda-t-il.

– C’est le Strongyle[2], il y a toujours quelque fumée qui s’en échappe, répondit Myrddin en mouillant son index qu’il tendit dans le vent.

Il actionna la vanne qui alimentait les brûleurs pour en réduire l’intensité.

– Bien ! Nous allons descendre en douceur vers le volcaaa… aaah… aaa… Atcha !

Il se transforma en bloc de pierre en forme de petit menhir qui sembla flotter dans l’air avant de tomber lourdement sur le sol de la nacelle. Par réflexe, Emrys voulut l’attraper, mais il ne fut pas assez rapide. De son poids, le caillou déchira d’un coup le fond d’osier et de cuir, passa à travers et chuta en ligne droite vers la mer, entraînant Chose avec lui. Tous deux disparurent dans une gerbe d’eau.

« POUF ! » le hamster se matérialisa au-dessus du trou et retomba, plusieurs fois de suite avant qu’Emrys ne reprenne ses esprits et l’attrape au vol.

– Qu’est-ce qu’on fait ? Qu’est-ce qu’on fait ? Qu’est-ce qu’on fait ? cria Maeleg qui tournait en toupie autour de l’aéronef.

Ni une, ni deux, Emrys prit appui sur le fond encore intact de la nacelle et actionna les brûleurs dont il supposait avoir compris le fonctionnement en observant l’enchanteur. Il ouvrit la vanne à fond et libéra peut-être trop de gaz. Une énorme flamme lécha le scoop qui prit feu. Sans réfléchir, Emrys sauta par-dessus la rambarde de la nacelle, son hamster serré contre lui. Ils chutèrent en piqué.

– Pourquoi t’es pas passé le trou ? demanda Maeleg comme si c’était le moment de discuter du meilleur moyen de quitter la montgolfière qui vrillait en flammes au-dessus d’eux.

– Quoi ? Je ne t’entends pas ! répondit Emrys que le souffle de la descente assourdissait.

Les yeux plissés par l’air vif, il vit le sol de l’île s’approcher à grande vitesse. Un large sourire se dessina sur sa face d’os et le grand squelette cria de joie.

– Woooooooooooh ! On va s’éclater les gars !

Flup-flup-flup-flup faisait l’air au travers de son crâne. Chose roulait des globes oculaires dans tous les sens et ne put retenir un rejet de bile qui monta directement vers ses paupières en passant par ses narines.

Une rafale les déporta vers la mer, une autre les ramena vers la terre, ils filèrent à la vitesse d’une balle, droit vers le centre du volcan. Maeleg fit encore un commentaire inaudible quand ils s’engouffrèrent dans le cratère et filèrent le long de la cheminée principale. Ils accélérèrent, furent pris dans un tourbillon qui agitait la chambre magmatique qui les projeta par un conduit et les cracha en une gerbe de lave. Le volcan suintait d’une longue coulée de roche en fusion qui serpentait sur son flanc et les mena en un toboggan incandescent jusqu’à son pied.

– Bienvenue à la Fagradalsfjall ! les accueillit une voix féminine et rauque.

Elle émanait d’un nain à longue barbe rousse, les cheveux en pétard, de grosses boucles pendant à ses oreilles et reposant sur le généreux décolleté de sa robe.

– J’te jure que t’approches ce truc-là, j’te claque la gueule, menaça Maeleg.

Il ou elle portait un badge autour du cou qui rebondissait sur ses seins. Emrys put y lire Grueflicktrömb ou quelque chose comme ça.

– Nous venons Krünschtrokch, Madame, balbutia Myrddin sorti de nulle part et encore trempé. Il nous serait agréable que vous dandiniez du pédalier avec un ananas.

Emrys s’étonna de voir l’enchanteur apparaître comme si de rien n’était, contrairement à Maeleg.

– Salut Merdeux, lança-t-il sur un son habituel ton caustique. T’as pris un raccourci ?

Myrddin grogna et l’un de ses pieds se transforma en sabot, faisant voler l’une des espadrilles qu’il portait.

– Plusieurs chemins magiques mènent ici, répondit-il le visage renfrogné. À ton avis, pourquoi n’as-tu brûlé dans la lave ?

– Et ici, c’est où ? demanda Emrys.

– Vous êtes à Hünaschlickstein-le-Bas-sur-Fagradalsfjall, répondit Grueflicktrömb, la capitale du royaume des nains cosmiques.

– Pourquoi cosmiques ? s’étonna Maeleg.

– Aucune idée, répondit l’enchanteur.

– Que fait un géant dans une forêt ? demanda la petite dame à barbe.

– Ah, il faut répondre à une énigme pour avoir le droit d’entrer, dit Emrys l’œil brillant. Il… euh… il… il entre en communion avec la forêt ? Parce qu’il aime bien la nature ?

– Vous êtes nul en énigme, non ? demanda Myrddin.

– Il se torche le cul ! Hahahahaharrrrrrrrrin ! rit aux éclats la naine en renâclant.

Myrddin fit signe à Emrys de rire et tous deux se joignirent à l’hôtesse d’accueil.

– Hé ! Salut Myrddin ! lança un barbu trapu. Tu connais celle du volcan qui fume et qui demande à une colline si ça la dérange qu’il… euh, nan.

L’enchanteur se força à rire, sitôt imité par Emrys de l’imiter.

– Ha, ha, ha !

– Ha, ha, ha, ha !

– Ah, putain, j’la connaissais pas ! rit Maeleg aux larmes.

– Krünschtrokch, mon ami, quel plaisir de te revoir. Comment va Schlouktouf ?

– Elle se porte bien.

– Et Klärtryuiomp ?

– À merveille ! Figure-toi qu’elle attend un petit.

– Ah, bonne nouvelle. Qu’en est-il de Glyndrumtraerklismol ?

– Il se marie avec Hhutüirtghlardymptöh.

– Hhutüirtghlardymptöh ?

– Ma cousine, la grande qui boite.

– Aaah…

Myrddin prit des nouvelles de la très vaste famille de Krünschtrokch, à croire que tout le peuple nain était issu d’une seule et même lignée. Au bout d’une heure bien sonnée, il en vint enfin à l’objet de leur venue et demanda à Emrys de montrer une pointe de lance de Longinus au nain.

– Mmmh… c’est un machin romain, ça. C’est de la merde. Pourtant, il en émane quelque chose de curieux.

– Ne t’y trompe pas, mon ami. Ce fer est imbibé de papier cul aux épines de blé, dit Myrddin sur un ton solennel.

Krünschtrokch blêmit.

– C’est pas commun. Tiens ! Tu sais ce que Jésus répond quand on lui demande du bois ?

– Non.

– Des clous ! Ha, ha, ha !

– Pourquoi on lui demande du bois, demanda Emrys.

Le regard lourd de Krünschtrokch se posa sur lui :

– Sinon, y a pas de blague et c’est pas drôle, répondit-il d’un ton amer.

– Ha, ha, ha ! rit Myrddin. Formidable ! Des clous !

– Mouais, lâcha le nain vexé. Suivez-moi.

Il actionna une excroissance rocheuse et la paroi du volcan découvrit une porte épaisse qui pivota sur ses gonds en crissant. Ils pénétrèrent alors dans un large hall aux piliers d’une hauteur qui défiait l’entendement. Il était impossible d’apercevoir le plafond, au point qu’il semblait ne pas être à l’intérieur de la montagne. En longeant les allées qui partaient de part et d’autre de l’artère principale, Emrys constata l’agitation qui animait l’endroit. De très nombreuses créatures chinaient d’étales en étales tenues par les congénères ou les cousins de Krünschtrokch. S’y vendaient des armes diverses et variées, des cuirasses, des casques, des bijoux et des objets décoratifs. Emrys ne sut penser ce qui le surprenait le plus : l’étendue de ce marché ou la diversité des individus qu’il voyait pour la première fois malgré ses nombreux voyages dans le temps et les époques.

– Qui sont ces… ces gens ? demanda-t-il à Myrddin.

– Oh, toute sorte d’anciennes divinités qui sont aujourd’hui des anges ou des démons à la solde du parti qu’elles ont choisi de servir.

– Ne m’as-tu pas raconté qu’ils se préparaient à la guerre ?

– Et que crois-tu qu’ils fassent ici ? Ils achètent leur équipement, voyons !

Emrys vit un faune qui tapa dans le dos d’un bel hermaphrodite aux plumes argentées. Tous deux éclatèrent de rire en se gratifiant d’une accolade amicale.

– Alors, ça, je n’ai jamais vu. On dirait qu’ils sont amis les uns des autres.

– Bah, la plupart ont partagé les mêmes olives au tungstène tuberculeux. C’est normal. C’est le monothéisme qui met tout en l’air. Et puis, ici, c’est le seul endroit où l’on trouve des armes de qualité. Tu penses bien que personne ne va courir le risque de l’endommager en provoquant un combat qui pourrait dégénérer. Cela peut te paraître coruscant, mais les tiroirs où l’on vend du poisson sont ceux où règne la plus grande paix.

Krünschtrokch les mena vers un gigantesque escalier à double vis qui distribuait les nombreux étages inférieurs de la cité. Chaque niveau semblait identique aux précédents, tous étaient bondés de monde qui se ruait sur les mêmes articles.

– P’tain, y sont combien ? demanda Maeleg en crachant un gros glaviot sur une marche.

Soudain, le brouhaha s’arrêta net et des milliers de visages accusateurs se tournèrent vers Emrys. On eut dit que le silence avait envahi la ville entière. Intimidé et peu penaud, le grand gaillard ouvrit – BÊÊÊÊ ! – son sac et en sortit un mouchoir avec lequel il essuya la marche. L’agitation ambiante reprit aussitôt.

– Maeleg, je te jure que tu ne fais plus jamais ça !

– Mais, c’pas moi ! se plaignit l’ectoplasme. Pfff…

Krünschtrokch grommelait tout en les guidant vers une batterie de portes d’ascenseurs. Le coin de l’œil fixé sur Emrys, il appuya sur le bouton d’appel. À l’arrivée d’une cabine étriquée, ils y montèrent en se serrant les uns contre les autres. Le nain posa son doigt sur le nombre quarante-deux et l’ascenseur fila en descente. Il ne fallut pas attendre deux minutes que Myrddin lâcha un pet sonore, disparut et revint sous l’aspect d’une charpentée serveuse de Bierstub munichoise. Il lâcha un rot aux effluves de houblon et reprit son apparence ordinaire.

– Pardon, balbutia-t-il l’haleine chargée d’Oktoberfest, tout en se dandinant.

À l’arrivée, il tituba et eut du mal à sortir de l’ascenseur, coinçant son long bâton entre les portes qui s’ouvrirent sur une salle d’attente bondée de personnes que le tapage de l’enchanteur mécontenta au plus haut point.

– Il y en a du monde, s’étonna Emrys. Tout ça est pour la forge ?

– Oui, répondit Krünschtrokch. Nous avons une recrudescence de demandes d’armes spéciales pour tuer un immortel.

– Ah bon ? Et elles fonctionnent bien ? s’intéressa Emrys.

– On ne sait pas trop. Tout ça reste très théorique, vous savez. On manque de volontaires pour les essais. Attendez-moi ici, je vais chercher vos laisser-passer VIP.

– VIP ?

– Oui, Myrddin est un ami intime de la direction, dit le nain en partant vers le comptoir d’accueil de la forge où un grand type avec des ailes demandait si on savait qui il était, tout en ponctuant ses phrases par Ha, ha, ha et autres Hé, hé, hé.

Emrys allait demander à Myrddin le sens du mot VIP quand il vit celui-ci en train de pisser à gros et chauds bouillons dans le chaudron d’un Leprechaun qui lui tournait le dos.

– Allez, suivez-moi, les invita Krünschtrokch au moment où l’enchanteur venait de transformer le propriétaire mécontent du récipient en porcelet à couettes qui chiait des pièces d’or.

Le nain marcha le long d’un tapis rouge qui ornait le sol jusqu’à un escalier de style rococo dont les dorures scintillaient à la lueur de braseros ciselés par des mains d’orfèvres. Arrivé aux dernières marches, Emrys découvrit un immense parvis qui menait à une entrée à sa mesure. De grandes statues, sculptées avec finesse dans la roche de ses abords, représentaient des nains majestueux, œuvrant à leur artisanat : un forgeron, bien sûr, une orfèvre, une ébéniste, un tanneur, un couturier, un facteur d’instruments et un potier. De colossales bannières, à l’ornement héraldique brodé d’or, flottaient sur la façade qu’ils drapaient au-dessus des grands ventaux de la solide porte vers laquelle Krünschtrokch les menait. Une vingtaine de soldats, de bons gaillards aux armures épaisses, leur laissèrent le passage en exécutant un mouvement militaire synchronisé à la perfection. Ici, c’était du sérieux.

À l’intérieur, une forte chaleur leur claqua au visage autant que la lueur incandescente des forges les aveugla.

– Que ma barbe brûle par les poils de mon cul, Myrddin ! lança une voix rauque au niveau sonore d’un coup de tonnerre.

Un géant, un vrai d’au moins dix mètres de haut, se tenait au milieu d’une grande manufacture circulaire aux nombreux ateliers. Sa barbe était si longue qu’elle lui rentrait peut-être dans le derrière. Le petit groupe se tenait à l’un des étages, à hauteur de son torse. Derrière le titan, un four cyclopéen alimentait en métal liquide tout un réseau de canaux. Un vaste système de wagonnets y versait toute sorte de minerais quand des séries de chaînes et d’engrenages actionnaient de nombreux soufflets qu’on devinait entretenir le foyer en contrebas. Le colosse sembla s’accroupir, car il croisa les bras sur le sol devant ses visiteurs. Il y posa sa gueule cassée qui se déforma en un sourire capable de bouffer tout un troupeau de bœufs et il les lorgna de ses yeux de feu.

– Je te salue, ô Wolkan ! lança Myrddin tout en s’inclinant pour marquer tout le respect qu’un tel être ne pouvait qu’inspirer, en plus de la crainte.

– Oooh, pas d’ça entre nous, camarade ! répondit le géant en grattant son nez bosselé. Quelles nouvelles m’apportes-tu ? Pas plus de travail, j’espère. Le carnet de commandes est plein.

– Eh bien, justement… je sollicite l’antépénultième feuilleton aux ravioles et à l’insecticide.

– HA, HA, HA, HA ! tonitrua Wolkan. Je te reconnais bien là. Tu sais, avec la guerre qui se prépare, je ne sais pas si tu auras encore besoin de chercher ton fameux bol.

– Il me le faut pourtant, pour ensabler l’hétérophonie d’une spatule. Le claquage de la rhubarbe en dépend, répondit Myrddin avec gravité.

– Mouais, je ne comprendrai jamais ton intérêt pour la Bretagne. Enfin, je suppose que ça te regarde. Tu me fournis de la matière ou tu choisis dans le catalogue ?

Myrddin se tourne vers Emrys.

– Vas-y, donne-lui la pointe de la lance, lui ordonna-t-il avec ardeur.

– Minute, papillon, répondit le grand guerrier. Qu’est-ce que j’y gagne ? Tu m’avais dit que si je te ramenais la lance, tu m’aiderais à me venger des deux énergumènes qui m’ont mis dans cet état.

– Oui, mais d’abord, la lance !

– Je ne te fais pas confiance. Tu m’as dévoré deux fois et tu as encore essayé de me buter il y a quelques jours. Tu n’auras rien sans que tu m’échanges quelque chose.

– Bon, d’accord ! lâcha Myrddin impatient, se grattant l’avant-bras et le cou. Qu’est-ce que tu veux ?

– Oh, ne fais pas ta mauvaise tête. Avec les fers de lance que je t’ai rapportés, tu pourrais même faire forger une épée. Après ça, ton copain me fabrique tout ce que je lui demande.

Les yeux de Myrddin brillèrent d’un éclat de désir sans pareil. Une épée… il n’avait jamais espéré cela dans ses rêves les plus fous.

– Ça ne dépends pas de moi, vociféra l’enchanteur

– Ben, si ça peut rendre service, Myrddin, intervint Wolkan, moi je m’en fous. Je t’en dois plus que je ne pourrais jamais t’en rendre. Dis-moi, mon garçon, dit-il en s’adressant à Emrys, qu’est-ce que tu voudrais comme jouet ?

– Un gros marteau.

Wolkan lui fit un clin d’œil et leva un pouce pour montrer qu’il accordait ses vœux à Emrys.

– Je veux ton bâton pour me servir de manche, dit-il à Myrddin.

– Mon bâton ? Mais, c’est un cadeau de mon oncle !

– Oui, et il me doit bien ça. À ce que je sache, c’est lui qui m’a collé ce torque autour du cou sans me demander mon avis. Tu payes sa dette.

– Alors là, cousin, tu m’épates ! s’extasia Maeleg. J’pensais pas qu’t’étais capable de négocier comme ça.

Il lança un glaviot bien gras par terre. Le silence régna aussitôt dans les forges. BÊÊÊÊ ! Emrys gêné nettoya encore une fois à l’aide de son mouchoir et l’activité reprit. À contrecœur, mais trop soucieux d’obtenir une épée confectionnée à partir du métal imprégné du sang du Christ, Myrddin tendit son bâton à Emrys.

Celui-ci rouvrit – BÊÊÊÊ ! – son sac et sortit trois pointes identiques.

– Comment ? s’étonna Myrddin qui, bien que prévenu, ne s’attendait pas à cela.

– Ben, j’ai croisé plusieurs fois ton Longinus et j’ai ramené ce que j’ai pu.

– Allez, au boulot ! coupa Wolkan en saisissant les fers de lance. Tu veux lui donner un nom à ton épée, Myrddin ? Avec ça, je peux t’en faire une belle à deux mains et utiliser le reste pour orner la gaine.

– Kalètvoulr[3], prononça l’enchanteur. Et je voudrais que seul le roi légitime du royaume de Bretagne puisse la revendiquer.

– C’est parti ! Krünschtrokch, appela Wolkan, régale-nous de quelque humour pendant que je travaille. Ha ! Ce métal sent bon la puissance, je vais m’amuser à le bosser.

Wolkan fit fondre dans un petit four les trois fers tout en psalmodiant des incantations aux sons rugueux et archaïques, incompréhensibles au commun comme l’étaient les blagues de Krünschtrokch. Le nain passait son temps à poser des questions dont il dévoilait systématiquement la réponse supposée être drôle. En tous les cas, ses congénères qui travaillaient dans les ateliers riaient aux larmes en l’écoutant. Certains ponctuaient ses bons mots de « sacré Krünschtrokch », de nombreux « excellent ! » et autres variations de « j’la connaissais, mais avec ».

Assis dans coin, Chose assoupi sur son épaule, Emrys se laissa gagner par la bonne humeur. Il sortit – BÊÊÊÊ ! – de son sac une blague à tabac, une pipe et un briquet.

– Tiens, tu fais du macramé ? lui demanda Myrddin en se posant à ses côtés et en lui offrant une pinte de bière brune.

– Merci. Oui, j’ai découvert ça chez des types avec des plumes sur la tête. J’aime bien.

– Tu ne portes plus le masque de Lucha Libre que je t’ai offert.

– Bof ! Je n’en ai plus besoin pour me sentir moi-même. Je le porterai quand il faudra que l’on me voie différemment que je ne suis.

– Je te trouve ubuesque par rapport à la truite de pétrole.

Emrys alluma sa pipe et en tira une grosse bouffée qu’il souffla en ronds de fumée.

– Va savoir, peut-être que mourir et ressusciter…

– Trois-millions-cinq-cent-soixante-six-mille-quatre-cent-quatre-vingt-neuf fois depuis qu’on t’a vu, Merdeux.

– C’est beaucoup, répondit l’enchanteur sans grogner.

– Ouais, acquiesça Emrys. Dis-moi, ton pote là, ça n’a pas l’air de le chagriner de travailler la soi-disant arme la plus puissante de tous les mondes.

– Wolkan n’a jamais pris part à aucune guerre, quoi que les Grecs et les Romains aient raconté dans leurs histoires. Tout ce qui l’intéresse, c’est la passion de son métier. Les objets bien faits, tu vois. C’est un artisan.

– Enfin, ce n’est pas le Père Noël qui confectionne des jouets.

– Oh, le jour où tu rencontreras des fabricants d’armes avec des scrupules, je veux bien graticuler des clous dithyrambiques avec du blanc d’œuf.

– Ça marche, répondit Emrys en claquant sa pinte contre celle de Myrddin. Allez, cul sec !

Tous deux burent d’un trait. Myrddin rota à cinq reprises et se métamorphosa en Pinocchio, en panda mangeur de nouilles, en fer à repasser, en Léonid Brejnev et en pin-up très dénudée. Emrys en profita pour se rincer l’œil et Chose lui attaqua la cheville à petits coups de reins frénétiques.

– Et voilà, c’est prêt ! lança Wolkan de forte voix grave.

Il tendit vers Myrddin une magnifique épée glissée dans sa gaine de cuir et de métal.

– J’ai ajouté quelques cailloux pour faire joli.

La garde brillait des éclats qu’envoyaient les nombreux petits diamants qui en sertissaient le plat.

– Elle est superbe, murmura l’enchanteur ému.

– Il faudrait que tu l’essayes pour être certain qu’elle fonctionne comme tu veux, non ? lui demanda Emrys. Allez, vas-y, pépère !

Il écarta les bras comme pour mieux découvrir son ventre et, vif comme l’éclair, Myrddin dégaina l’épée qu’il lui plongea en plein abdomen.

– Parfait ! se réjouit Emrys. Tiens, c’est drôle quand même. On voit mon squelette, mais pas la lame.

– Ça ne te fait pas mal ? demanda Myrddin en la retirant.

– Non, rien.

– Qu’est-ce qui se passe ? Pourquoi cette épée ne le tue pas ? J’aurais raté mon ouvrage ?

– T’inquiète pas mon gros, lança Maeleg. C’est l’cousin qu’est immunisé.

Il allait cracher, mais Emrys lui mit la main sur la bouche à temps. Il – BÊÊÊÊ ! – s’essuya et vint le moment de dire au revoir à son nouvel ami. Reconnaissant, Myrddin voulut rester à ses côtés, mais le grand guerrier insista pour qu’il s’occupe d’abord de son roi et de sa quête du Graal qui lui tenait tant à cœur.

– Je ne sais pas comment tu pourrais le trouver, dit-il avant de partir sous la conduite de Krünschtrokch, mais il te faudrait rencontrer le mystérieux Ataklaklakli-klaklah. Demande au forgeron, il le connaît bien.

Emrys regarda s’éloigner ce drôle de Merdeux en se demandant s’il le reverrait un jour. Il éprouvait trop souvent la mélancolie pour ne pas la percevoir traverser le regard des autres et ce chanteur personnifiait cette tristesse indicible.

Wolkan s’alluma une cigarette du bout d’un doigt.

– Alors, gamin ? lança-t-il à l’attention d’Emrys. Tu voulais un marteau ? Qu’on lui apporte le catalogue des métaux.

– Ce ne sera pas la peine, j’ai ce qu’il faut, répondit le Celte en – BÊÊÊÊ ! –  ouvrant son sac.

Il plongea plusieurs fois sa main à l’intérieur et jeta de nombreux fers de lance.

– Par la fourrure de ma bourse ! Combien en as-tu ?

– Cent-quatre-mille-sept-cent-quinze moins trois, répondit Maeleg.

– Avec ça, mon gaillard, je vais te faire plus qu’un marteau, dit le géant en un large sourire cassé. Krünschtrokch ! De la bière pour notre invité et des histoires pour notre cœur.

Il jeta sa clope dans le four.

 

 

 

 

[1] Battlestar Galactica, So way we all !

[2] Le Stromboli.

[3] Prononciation du nom gallois Caledwlch pour Excalibur.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez