13 — Dissonance d’Œuvres Egarées

Par Rouky

Cézanne s’installa dans un fauteuil de velours rouge, le dos droit, les mains crispées sur les accoudoirs, le regard perdu dans la pénombre de la salle. À sa gauche, Sorel prit place, silencieux, les traits tendus. À sa droite, Ravel se fit plus léger, mais ses yeux parcouraient chaque membre de la famille avec une vigilance tranchante. Ronsard, lui, s’affaissa dans le siège à côté de Sorel, le front plissé, noyé dans un tourbillon de pensées obscures.

— Quelle réunion, murmura Sorel, la voix basse, presque un souffle.

— En effet, répondit Ravel.

— Que voulait dire Honoré, lorsqu’il parlait à Rodin ? Quand il a dit que Rostand n’aurait jamais… ?

Ravel haussa les épaules, laissant planer un silence.

— Secret de famille, siffla-t-il. Secret que nous, fils, n’avons nul droit de connaître.

— Et vous n’avez jamais cherché à savoir ? insista Sorel, une pointe d’espoir dans la voix.

Ravel pivota légèrement, ses yeux d’acier perçant ceux de Sorel, rappel de l’aversion qui les séparait.

— Cesse de m’importuner, cracha-t-il. Cézanne… comment se porte ton chant ?

Le jeune homme avait le regard vide, comme absorbé par un monde qui lui était inaccessible. Ses lèvres murmuraient silencieusement : Rouge et noir… rouge et noir…

— Est-ce qu’il va bien ? osa demander Sorel, toujours à voix basse.

— À ton avis ? gronda Ravel, la voix tremblante de rage contenue. Comment ferais-tu, à sa place ? Comment porterais-tu le poids des battements de ton propre cœur, chaque pulsation craignant la violence d’un homme qui se dit ton père ? Comment dormirais-tu, quand chaque nuit hurle des coups, des cris, des ombres que le passé t’impose sans pitié ? Dis-moi, Sorel… dis-moi comment résonneraient tes chairs, comment frémiraient tes os, si ce monde te tenait en son étau ?

Sorel ferma les paupières un instant, cherchant refuge. Lorsqu’il les rouvrit, une tristesse profonde y brillait, fragile et transparente.

— Je… je suis désolé, murmura-t-il.

— Tes excuses sont vaines, cracha Ravel. C’est toi qui as ramené mon frère dans cette cage.

Mais Sorel n’eut pas le temps de répondre. La lumière vacilla et s’éteignit, plongeant la salle dans une ombre complice. Les applaudissements éclatèrent comme des éclats de verre, et, sur scène, la prima donna fit son entrée. Carmen, rayonnante dans une longue robe qui scintillait sous les lampes à gaz, balaya le public du regard. Ses yeux s’attardèrent un instant sur chacun des Rembrandt.

L’orchestre s’éveilla, les cordes frémissant sous la tension, le vent et les cuivres vibrant dans un accord majestueux. Puis la voix de Carmen s’éleva, pure et angélique, un souffle capable de captiver, d’ensorceler.

Ronsard serra les poings, crispé, tenta de résister à ce pouvoir invisible. Mais il savait. Il savait que l’aînée de la famille pouvait les atteindre tous, toucher les recoins de l’âme que même les Rembrandt les plus endurcis n’osaient effleurer. Un à un, elle les entraîna, glissant dans leurs souvenirs les plus enfouis, réveillant les douleurs, les regrets, et la mémoire des ombres du passé.

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