12 — Symphonie Discordante

Par Rouky

Ronsard referma la lourde porte de bois derrière lui. L’opéra n’allait pas tarder à commencer, et il frissonna sous l’étrange solennité de la convocation : le patriarche Rembrandt avait jugé bon de réunir la famille à la hâte.

Honoré et Frida étaient confortablement installés dans leurs fauteuils, silhouettes immobiles baignées dans la lueur vacillante de la cheminée. Rostand, cigare allumé entre ses doigts, balayait la pièce d’un regard noir. À l’autre extrémité, Rodin suivait chaque mouvement de son aîné, attentif, le cœur battant sous l’éclat des flammes, guettant le moindre signe de reproche ou d’irritation.

Sorel, Ravel et Cézanne se tenaient alignés devant la porte, trois portraits distincts : Sorel, tête haute et sourire éclatant ; Cézanne, le regard rivé sur ses souliers, tremblant imperceptiblement ; Ravel, au centre, observant la famille avec une hostilité contenue.

À peine Ronsard eut-il franchi le seuil avec ses fils que Carmen s’élança vers Cézanne, l'enserrant dans ses bras, embrassant ses joues avec empressement. La poudre de son maquillage laissa une traînée blanche sur la peau diaphane du jeune homme.

— Mon tendre Cézanne ! s’exclama-t-elle, voix tremblante et chantante. Comme il me semble long ce temps qui sépare nos visages ! Mon doux agneau, comme tu as grandi !

Cézanne jouait nerveusement avec ses mains, incapable de lever les yeux.

— Je me porte bien, ma tante… merci de…Sa voix fléchit, presque étouffée.

— Il va très bien, intervint Ronsard, empoignant fermement le bras de son fils, comme pour calmer ses gestes maladroits. Il est simplement un peu fatigué.

— Oui, évidemment… sourit faussement Carmen, ses yeux trahissant un mélange d’inquiétude et de retenue.

Rostand se tourna vers Ravel, s’avançant d’un pas précis, chaque mouvement mesuré pour imposer son autorité.

— Et notre cher Ravel ? demanda-t-il, la voix tranchante. Comment te portes-tu, mon neveu ?

Ravel inclina légèrement la tête et laissa ses mots glisser :

— Bien, mon oncle. Mais je ne suis point le plus à plaindre dans ce choeur troublé qu’on nomme famille.

Rodin fit mine de s’avancer, une étincelle de compassion dans le regard pour les fils de Ronsard, mais ce dernier foudroya son frère de ses yeux sombres. Le jeune homme recula, la tête basse, et se colla à nouveau contre le mur, silencieux, une ombre parmi les flammes vacillantes.

— Cette discussion n’a-t-elle pour but que d’ennuyer mes fils ? gronda Ronsard, sa voix résonnant comme un coup de tonnerre à travers la pièce.

— Tes fils… ricana Rostand.

— Assez ! tonna soudain Honoré Rembrandt.

Le patriarche des Rembrandt s’extirpa de son fauteuil avec difficulté, sa haute silhouette brisée par l’âge mais soutenue par une canne sculptée. À ses côtés, Frida se leva à son tour, rigide et digne, comme pour donner plus de poids à la parole de son époux.

— Si je vous ai convoqués, déclara Honoré d’une voix ferme, c’est pour une annonce capitale. Sa Majesté, notre reine bien-aimée, nous a mandatés, votre mère et moi, afin d’étouffer une révolte naissante à Croquitown.

— Vous ? s’étonna Carmen, les yeux écarquillés. Mais père, pourquoi ne pas laisser l’un de nous s’en charger ? Vous devriez ménager vos forces.

Le regard noir qu’Honoré posa sur sa fille la fit taire aussitôt.

— Enfant effrontée… Vous croyez donc que vos parents sont déjà bons pour la tombe ? Tant qu’il nous reste un souffle, nous honorerons notre devoir.

Carmen esquissa un rictus mais baissa la tête, ravalant ses protestations.

— Durant notre absence, reprit Honoré, il est naturel que les responsabilités familiales soient confiées à un chef. Rostand, mon fils aîné, ce fardeau t’incombe : tu tiendras la barre.

Le visage de Rostand s’illumina aussitôt. Il se redressa, son cigare serré entre deux doigts, et laissa échapper un sourire éclatant.

— Père, c’est un honneur. Je m’en ferai une joie.

— Père ! s’écria Rodin en s’arrachant à son coin d’ombre. Cela ne peut être ! Pourquoi ne pas choisir Ronsard ? Lui, au moins, porte votre lignée.

— Et depuis quand, gronda Ronsard, oses-tu feindre le respect envers moi ? Espèce de traître !

Les trois frères se fusillèrent du regard, tels des chiens enragés sur le point de se jeter à la gorge l’un de l’autre.

— Silence ! rugit Honoré, frappant sa canne contre le parquet. Vous obéirez à ma volonté. Rostand est l’homme le plus apte à diriger cette maison. Fort, solide… et lui n’aurait jamais laissé ses propres fils fuir lâchement leur foyer.

Son regard glissa vers Ronsard, cruel et accusateur. Le fils baissa la tête, rouge de honte. À ses côtés, Cézanne et Ravel plièrent l’échine à leur tour, écrasés sous le poids du reproche, tandis que Sorel, lui, soutenait avec défi les yeux du patriarche.

Honoré se tourna ensuite vers Rodin.

— Et Rostand, lui, n’aurait jamais…

Sa voix s’étrangla dans un souffle de rage, comme si les mots eux-mêmes refusaient de franchir ses lèvres. Rodin blêmit, ses mâchoires serrées, ses yeux brillants de larmes contenues. Il inspira douloureusement, puis quitta la pièce d’un pas rapide, la tête basse.

Un silence lourd retomba sur l’assemblée, épais comme un linceul.

— Nous partons dès demain, conclut Honoré d’une voix glaciale. Ce soir, nous dînerons tous ensemble. Gardez la façade, car de hauts nobles seront présents. Souvenez-vous bien : je veille sur chacun de vous… et malheur à qui me déshonorera.

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