Léonie n’avait pas beaucoup bu. Du moins, pas d’après les dires de Rachel. Mais lorsque Lester avait accueilli sur le seuil de la maison une Rachel fatiguée et une Léonie hilare portant un masque de Guy Fawkes et un chapeau pointu, il avait su que pas beaucoup signifiait déjà trop. En remerciant Rachel, il avait fait entrer Léonie et veillé à ce qu’elle ait des calmants, de l’eau et une bassine vide à portée de main après l’avoir accompagnée dans sa chambre. Elle n’avait fait que pouffer de rire, babiller et raconter sa soirée dans le désordre avec des yeux brillants d’excitation ; elle avait l’esprit trop embrumé pour se souvenir qu’elle lui en voulait, et le sujet de l’accident ne serait abordé qu’après sa gueule de bois. Tant mieux.
Cela dura toute la journée du dimanche, pendant laquelle Léonie ne sembla pas avoir la volonté, ni l’attention nécessaires pour tenir une conversation sérieuse. Cependant, elle n’avait pas oublié le sujet ; moins chaleureuse et plus distante qu’à son habitude, elle évitait Lester. Ce dernier ne se réjouissait pas vraiment de ce répit ; de toute façon, gagner du temps ne lui servait à rien. Ses réponses aux questions de Léonie n’allaient pas changer d’un jour à l’autre.
Ce lundi matin, Lester rentra après une longue nuit de chasse. La maison était silencieuse. Sur la table de la cuisine, il découvrit le sac contenant la lunch box de Léonie. Elle l’avait encore oublié.
Il se saisit de son téléphone pour envoyer un message à son amie :
9h10 [Tu as encore oublié ton sac. Je te l’apporte ?]
La réponse lui parvint quelques minutes plus tard, plus froide que d’habitude :
9h12 [Je suis pas loin, je fais demi-tour.]
Lester s’avouait soulagé de ne pas avoir à ressortir. Il mit la bouilloire à chauffer et déplora le choix limité de thés qu’ils avaient encore dans leurs placards. Quelques emplettes s’imposaient. Certaines supérettes étaient ouvertes jusqu’à tard dans la nuit, mais il appréciait tout particulièrement les thés de qualité proposés par certains commerçants. Peut-être allait-il devoir sortir, finalement. Il ne voulait pas demander à Léonie d’en ramener.
Son téléphone vibra à nouveau. Il consulta le message.
9h14 [T’es un amour <3]
Lester ne put retenir un sourire doux, et son humeur s’améliora légèrement. Léonie n’hésitait jamais à verbaliser ses sentiments, alors que lui avait besoin de deux joints et d’un choc à la tête pour devenir plus démonstratif. Plus important, ce simple message lui faisait sentir qu’elle était peut-être prête à discuter davantage, et à l’ignorer un peu moins. En fait, il ignorait s’il devait s’en réjouir ou non.
Quelques minutes plus tard, la porte se mit à faire du bruit ; Léonie était revenue. Elle allait passer en coup de vent pour récupérer son sac, alors il sortit du placard une bouteille thermos et entreprit de la remplir de thé pour qu’elle puisse l’emporter.
Au bout de quelques secondes, il cessa de verser, posa la bouilloire et tendit l’oreille. Quelqu’un venait d’entrer, mais il n’avait pas entendu le bruit caractéristique de la clef tournant dans la serrure. Et ces pas dans son dos ne révélaient pas la démarche agile et dynamique de Léonie. Lester ressentit une douleur soudaine dans sa mâchoire tandis que ses traits humains s’effaçaient et que ses dents s’armaient de leur tranchant.
Il se retourna. Une silhouette imposante bloquait l’entrée du couloir. Un long pardessus usé drapait les épaules robustes, et un masque couvrait le bas du visage de cet homme qu’il reconnut malgré tout. Un regard gris orage et un énorme revolver argenté étaient braqués droit sur lui. Et cette odeur ne trompait pas.
Le coup de feu retentit. Les placards au-dessus de l’évier explosèrent sous l’impact, là où s’était trouvé la tête du vampire quelques fractions de seconde auparavant. Ce dernier s’était jeté sur le côté, utilisant l’arrière du canapé comme couverture. L’homme au chapeau l’avait retrouvé. Et pour la seconde fois, il avait tenté de le tuer. Il n’y aurait pas de troisième fois.
Une deuxième balle traversa le dossier du canapé, à quelques centimètres de la gorge de Lester. Ce dernier bondit hors de sa cachette et fonça sur l’intrus, le plus vite et le plus près possible. La soudaineté de l’attaque et le feulement bestial qui agressa les tympans du Chasseur le déstabilisèrent ; il fit plusieurs pas en arrière pour remettre de la distance entre lui et Lester afin de pouvoir tirer, mais il était trop tard pour cela.
Le vampire saisit la main armée et serra si fort qu’il sentit ses griffes percer le gant de cuir, puis la peau en-dessous. Le grognement de rage de celui-ci se termina en un une plainte de douleur lorsque Lester le repoussa dans hall d’entrée tout en avançant ; son dos robuste heurta le mur et l’ébranla. La proximité lui permit de remarquer le collier hérissé de clous d’argent autour du cou du Chasseur, ainsi qu’une forme semblable à celle d’un gilet pare-balles sous son manteau.
Le vampire arracha de sa main le revolver et ressentit immédiatement une désagréable sensation d’engelure dans sa paume. Il poussa un sifflement de douleur en jetant l’arme à travers le salon ; presque toutes les pièces du revolver étaient plaquées d’argent.
Durant ce bref moment d’inattention, la main du Chasseur plongea sous son manteau et en sortit une dague à l’éclat tout aussi resplendissant. Il sentit la morsure virulente de l’argent lorsque la lame s’enfonça à travers sa poitrine ; une nouvelle fois, sa main saisit celle de son assaillant pour empêcher l’arme de s’enfoncer davantage et d’embrocher son coeur.
Malgré la sensation de brûlure intense à travers sa chair, Lester darda à nouveau ses yeux sur le visage du Chasseur et usa de sa deuxième main pour tenter de l’éventrer ; ses griffes déchirèrent le manteau mais ripèrent sur une protection qu’elles entamèrent à moitié. Alors Lester plaqua sa main sur le visage de son assaillant ; ses griffes le lacérèrent du front jusqu’aux joues en s’enfonçant profondément sous la peau. L’homme hurla de douleur, lâchant sa dague en serrant les paupières et en tentant de se débattre ; sa peau ne fit que se déchirer davantage. La vue et l’odeur du sang imposèrent l’évidence au vampire, qui émit un grondement sourd en ouvrant ses mâchoires dans un angle large et grimaçant. Il repoussa davantage la main qui tenait le poignard pour le retirer de sa chair et pouvoir rapprocher son visage de celui de son asaillant-
— Lester ?!
Interrompu par la voix familière avant de pouvoir mordre, il releva la tête et se figea. Léonie se tenait dans le hall d’entrée, un mélange d’horreur, d’incompréhension et de terreur pâlissant les traits de son visage.
Profitant de la stupeur du vampire, le Chasseur tendit la main et empoigna à nouveau sa dague, puis s’apprêta à frapper à nouveau, en plein coeur. Lester retira précipitamment sa main du visage ensanglanté pour se défendre et espérant que Léonie aurait la présence d’esprit de s’enfuir. Elle fit exactement l’inverse ; sortant de son sac une bombe lacrymogène, elle en aspergea le visage du Chasseur tandis que le vampire s’écartait d’un bond en arrière. Il n’avait pas reçu de projection, mais l’odeur lui était agressive et insupportable.
L’homme immense hurla ; aveuglé mais enragé, il envoya un violent coup de coude en arrière et atteignit Léonie à la tempe. Lester la vit s’effondrer en se cognant la tête sur le meuble de l’entrée. Cette vue et ce bruit sourd le firent réagir comme sous l’effet d’une brûlure au fer ; un puissant coup de poing au plexus plia le Chasseur en deux et le fit tomber à genoux. D’un coup de pied, Lester écarta la dague hors de sa portée, et un coup de genou au menton étala son assaillant sur le dos. Aveuglé par le gaz lacrymogène et souffrant de diverses blessures, il était néanmoins toujours conscient. Une main sur sa propre plaie, le vampire ne le quitta pas des yeux ; quelques centimètres de plus et la lame d’argent aurait touché son coeur.
— Combien de temps comptais-tu encore la garder en vie ? demanda le Chasseur dans un râle qui transpirait la haine. À quelle occasion comptais-tu la dévorer ? En la partageant avec tes semblables, peut-être ? Et vous, mademoiselle Beauclaire ? Saviez-vous que vous partagiez votre logis avec un monstre buveur de sang ?
Lester le fixa. Il aurait été soulagé que Léonie n’ait pas entendu ces mots, inconsciente et inerte qu’elle était, si ces mêmes mots n’avaient pas autant retenu son attention et provoqué sa stupeur.
— Mes semblables ?
Les paupières serrées et la respiration laborieuse, l’imposteur du Lair of Biters cracha du sang sur le sol en émettant un éclat de rire acerbe. Lester retenait son souffle. Cet homme avait-il déjà vu d’autres vampires ?
— Ne fais pas l’innocent, démon. Je vous connais trop bien pour y croire !
Le regard de Lester dévia sur Léonie, qui n’avait toujours pas bougé. Son front saignait assez abondamment pour qu’il s’en inquiète. Malgré son désir de questionner davantage le Chasseur ici et maintenant, l’urgence de prendre soin de son amie prit le dessus ; il se pencha et saisit l’intrus par le col pour le redresser en position assise. Ils se retrouvèrent pratiquement nez à nez. L’odeur du sang était partout, enivrante.
— J’aimerais vous connaître aussi. Cela viendra bien assez tôt, faîtes-moi confiance.
Sans attendre de réponse, Lester lui asséna un coup à la tempe - pas assez fort pour lui fendre le crâne, mais assez pour l’assommer.
L’esprit en ébullition mais sans perdre son sang-froid, le vampire déchira un lambeau du manteau de l’intrus pour lui lier les mains et les chevilles. Il rassembla ensuite ses armes en argent dans une épaisse taie d’oreiller qu’il dissimula dans la cave, puis remonta pour se précipiter auprès de Léonie. Elle était vivante, simplement inconsciente.
Lester se pencha sur la jeune femme ; malgré la douleur qui se répandait jusque dans son épaule, il la souleva sans difficulté et l’emmena à l’étage pour l’allonger sur son lit ; mieux valait qu’elle ne se réveille pas dans le hall d’entrée jonché de taches de sang.
# # #
Une fois dans la chambre de Léonie, Lester laissa d’autres réflexes guider ses gestes et saisit une petite lampe de poche dans le tiroir de la table de nuit pour tester les réflexes oculaires de la jeune femme inconsciente. Assis sur le bord du lit, il s’assura à nouveau de la stabilité des signes vitaux ; tout semblait normal. En revanche, la plaie au-dessus de sa tempe gauche saignait encore. Elle aurait peut-être besoin de points.
Puis, son regard se perdit dans la contemplation de la longue traînée rouge le long de sa joue, et il oublia les points de suture. Tandis qu’il inspirait, les effluves chauds et capiteux de l’hémoglobine caressèrent son odorat, à tel point que Lester pouvait en deviner le goût. À mesure que sa propre blessure l’affaiblissait, sa résistance à la facilité s’amenuisait. Attiré comme un aimant par la blessure suintante, il se pencha plus près.
Longue et fine comme une lame, sa langue effaça la coulée rouge sur la joue de la jeune femme. La saveur douceâtre du sang, la texture tiède et duveteuse de la peau lui intimèrent de réitérer son geste, une fois, deux fois, en remontant toujours un peu plus vers la source. La langue agile concentra ses attentions sur la plaie, lapant le sang à mesure qu’il s’écoulait. Malgré la faible quantité, une chaleur paisible et agréable se répandit jusqu’au creux de son ventre.
Jamais encore il n’avait goûté au sang de Léonie, seulement senti l’odeur. Elle se coupait souvent en cuisinant. Son essence de vie d’un rouge profond portait cette douceur et cette force propres aux gens en excellente santé. De plus, elle était de groupe O négatif. Très rare.
Lester mit plusieurs secondes de trop à s’éloigner lorsque la jeune femme poussa un léger gémissement et commença à remuer ; soudainement, deux mains se plaquèrent contre son torse pour le repousser, appuyant sur la plaie laissée par la lame en argent. Le vampire recula et émit un grognement de douleur presque humain, mais la douleur devint le cadet de ses soucis lorsqu’il croisa le regard de Léonie. Toujours sur le lit, celle-ci recula le plus possible, jusqu’à ce que son dos rencontre le mur et l’empêche d’aller plus loin. Ses yeux étaient ronds comme ceux d’une biche éclairée par les phares d’une voiture. Lester ne bougea pas. Jamais elle ne l’avait regardé de la sorte. Elle le fixait comme si elle le voyait pour la première fois.
— Que… qu’est-ce qui vient de se passer ? balbutia-t-elle d’une voix tremblante. Qu’est-ce que tu m’a fait ?
Léonie s’essuya la joue d’un revers de la main avec un froncement de sourcils confus. Elle était apparemment assez lucide pour remarquer sa peau humide, et l’absence de sang, car elle releva vers lui un regard teinté d’une note de dégoût. Lester ne montra ni son désarroi ni sa nervosité, ni à quel point il se sentait idiot à cet instant précis.
— Léonie, calme-toi. Tout va bien, la rassura-t-il en levant doucement les mains devant lui.
Le geste empreint de lenteur la fit pourtant sursauter ; ses yeux firent un bond rapide vers la bouche du vampire, où ses dents acérées devenaient visibles lorsqu’il parlait. Elle chercha à s’éloigner davantage de lui, se déplaçant le long du mur jusqu’à descendre du lit et se retrouver debout dans l’angle de la pièce. Son équilibre était encore précaire, mais Lester se retint de faire le moindre pas dans sa direction.
— Qu’est-ce que tu es, au juste ? lança-t-elle d’une voix qui s’efforçait d’être ferme malgré la terreur. Dis-moi la vérité. Et n’essaie pas de me sortir une excuse.
Aucune excuse ne pourrait rendre la situation normale, désormais. Elle l’avait surpris en train de défigurer un homme à la force des doigts, alors qu’il s’apprêtait à mordre. A l’instant, elle venait de le repousser pour qu’il cesse de lécher le sang sur son visage. Pourtant, il ne pouvait pas non plus lui dire la vérité.
Ou alors, le pouvait-il ? Il avait maintes et maintes fois souhaité pouvoir se confier sans avoir à mentir, rien qu’une fois, rien qu’avec une personne. Désormais, il ne pouvait pas faire machine arrière. Léonie avait vu ce qu’elle avait vu. En fin de compte, il ne pouvait qu’aller de l’avant et espérer que tout se passe bien. Il le voulait.
— Ecoute, Léonie, dit-il d’une voix lente et posée. J’ai… des secrets, c’est vrai. J’en ai toujours eu pour tout le monde, et tu n’as pas fait exception. Mais je ne te ferai jamais le moindre mal. Je te le promets.
La jeune femme restait obstinément dans l’angle de la pièce, semblant vouloir se fondre dans le mur jaune pastel. Le regard qu’elle posait sur Lester était digne d’être adressé à celui qui avait forcé leur porte d’entrée pour venir tuer le vampire dans sa propre demeure. Cependant, il n’arrivait pas à la blâmer pour cela.
— Quel genre de secret ? demanda-t-elle d’une voix qu’elle voulait apparemment rendre ferme, mais qui ne cessait de trembler.
Lester tenta de trouver les meilleurs mots pour lui faire comprendre la situation. Il n’avait pas l’habitude de ce genre de confession. Cela faisait plusieurs décennies qu’il n’avait pas eu à en parler de vive voix.
— Tu te souviens de cette vielle photo qui se trouvait parmi les effets personnels d’Albert Carel ?
Sans cesser de le fixer avec un mélange de peur et de confusion, son amie hocha la tête.
— Ce n’était pas mon grand-père, poursuivit Lester. C’était moi. Le 3 mars 1940 sur le Front de l’Ouest.
La jeune femme cligna plusieurs fois des yeux. Elle nageait dans le trouble le plus total, ouvrant la bouche plusieurs fois comme pour parler sans parvenir à choisir les mots adéquats.
— Non, tu mens. C’est impossible. Tu as le même âge que moi, tu ne pouvais pas te trouver là-bas… Et ça n’a aucun rapport avec ce qui… vient de…
Ses propres paroles moururent dans sa gorge tandis qu’elle parvenait d’elle-même à une conclusion. Un silence stupéfait d’un côté, tendu de l’autre, s’installa et perdura, uniquement perturbé par les expirations tremblotantes de Léonie. Elle avait légèrement décollé son dos du mur, mais son regard choqué s’était perdu dans le vague tandis qu’elle tentait d’appréhender ce qu’elle venait d’entendre. À voir son expression, elle échouait.
Lester ne bougeait toujours pas. Un calme maîtrisé transparaissait dans sa posture, malgré ce mélange d’appréhension et de regret qui hantait ses traits. S’il avait été aussi sensible que Léonie, il aurait sans doute tremblé de tous ses membres, lui aussi. Cette conversation, bien qu’inhabituelle, lui était néanmoins familière. Au cours de sa vie, il avait fait cette confession deux, peut-être trois fois.
Lorsque l’attention de Léonie revint sur lui, il ne fut pas surpris d’y lire de l’incrédulité et tout le reniement qu’elle ressentait vis-à-vis de cette nouvelle vérité. Son regard remettait grandement en question la santé mentale de son meilleur ami.
— Tu es en train d’insinuer que… tu sors la nuit pour boire le sang des gens ? C’est ça ?
— Pas toutes les nuits, mais oui. C’est ce que j’insinue.
La jeune femme observa un nouvel instant de silence. Comme depuis toujours, Lester lisait ses pensées sur les traits de son visage comme dans un livre ouvert. Peu à peu, il vit la confusion se transformer en stupéfaction tandis qu’elle reliait certainement cette révélation absurde à des évènements passés, et à ceux auxquels elle venait d’assister. Cela faisait sens dans son esprit, mais elle ne l’admettait pas pour autant. Il pouvait le voir et le sentir ; les effets du sang qu’il venait d’ingérer lui révélaient l’état d’esprit chaotique de Léonie. Sa peur, son effarement, son déni. Et une colère naissante.
— Depuis combien de temps tu es comme ça ? demanda-t-elle froidement en fronçant les sourcils.
Lester dut s’accorder un instant de réflexion pour répondre.
— Depuis… 1740. Ou peut-être un peu plus tard, je ne sais plus.
Une nouvelle fois, les yeux de Léonie s’arrondirent. Lester ressentit son flot d’émotions comme un vertige.
— Tu veux dire que… tu étais déjà comme ça lorsqu’on s’est connus, il y a six ans ?!
Elle refusait d’y croire, pourtant l’explication résonnait comme l’unique pièce manquante du puzzle.
— Oui.
Pendant un instant, elle sembla oublier de respirer malgré sa bouche entrouverte. Visiblement, elle ne s’était pas attendue à une telle réponse. Lester vit littéralement son train de penser circuler, connecter davantage de points et comprendre bien des choses.
— Je suis désolé de te l’avoir caché pendant aussi longtemps, et je suis désolé que tu l’aies découvert de cette manière.
— Est-ce que tu comptais seulement me le dire ? lança-t-elle d’un ton accusateur.
— Non, répondit-il honnêtement. J’aurais continué à te l’épargner.
— Me l’épargner ?! s’écria-t-elle. Tu voulais continuer à me cacher que je vivais avec un… avec…
Peut-être hésitait-elle sur le mot à employer, ou peut-être le terme « vampire » lui paraissait-il trop absurde. Quoi qu’il en soit, la jeune femme commença à marcher le long du mur en direction de la porte. Lester esquissa un pas avant.
— Reste où tu es ! s’écria-t-elle en tendant une main ouverte entre elle et le vampire.
— Léonie…
— Depuis combien de temps tu attendais de boire mon sang ?
Les yeux de Lester s’arrondirent légèrement.
— Je n’ai jamais voulu-
— C’est ce que tu faisais à l’instant !
Elle avait raison. Il se sentait stupide d’avoir cédé. Il ne savait pas vraiment pourquoi c’était arrivé. Sans doute parce qu’il n’avait jamais été blessé par une arme en argent, et certainement pas par quelqu’un qui s’évertuait à le tuer avec autant d’ardeur. La blessure ne s’était toujours pas refermée ; il sentait son propre sang couler le long de son torse.
— Si je pars, dit Léonie avec autant de fermeté qu’elle pouvait en démontrer dans son état, tu vas me laisser sortir d’ici, pas vrai ?
Il ne répondit pas. Auparavant, il s’était vu obligé d’agir lorsque son secret avait été dévoilé. Dans le cas de Léonie, il se trouvait à hésiter. Il ne voulait pas lui nuire. Et elle était l’unique témoin, hormis le Chasseur ligoté dans le couloir. Et personne ne la croirait.
Les pneus d’une voiture crissèrent dans la rue. Pris d’un mauvais pressentiment, Lester quitta la jeune femme des yeux et jeta un regard à travers la fenêtre. Une Chrysler grise sortit du quartier à vive allure.
Du coin de l’œil, il vit Léonie se précipiter hors de la chambre. A ce moment-là, il ne sut dire si ce fut l’instinct de prédation ou la volonté de rattraper le Chasseur qui l’anima, mais le vampire s’élança à la suite de la jeune femme. Paniquée par le bruit feutrée de sa course dans son sillage, Léonie accéléra et faillit manquer une marche d’escalier. Arrivée en bas, elle se retourna en lui lançant au visage le premier objet qui lui tomba sous la main, c’est-à-dire la lampe qui trônait sur le meuble d’entrée.
— VA-T’EN ! hurla-t-elle d’une voix que la terreur rendait stridente.
Lester se décala vers le salon pour esquiver le projectile, qui alla se briser au fond du couloir, près de la porte de la cave. Le temps qu’il redresse la tête, Léonie avait déjà passé la porte d’entrée pour rejoindre la rue. Il remarqua alors du même coup que le couloir était vide ; le Chasseur s’était débarrassé de ses liens et avait disparu, ne laissant derrière lui que la lanière de cuir et des taches de sang.
Un grondement bas et latent monta dans la gorge du vampire tandis qu’il finissait de traverser le couloir pour émerger sur le perron. La Chrysler grise volatilisée devait forcément appartenir à sa cible.
Une autre voiture démarra dans la rue ; cette fois, il reconnut le moteur de la Renault Clio appartenant à sa colocataire. Quelques mètres en contrebas, le véhicule démarra en trombe, passant comme une flèche bleue devant la maison. Léonie était au volant.
Elle accéléra comme si sa vie en dépendait. Au travers du sang qu’il avait ingéré en léchant la blessure de son amie, Lester ressentit toute la détresse de Léonie dans son propre flot émotionnel ; l’effroi, la confusion, la colère. Le besoin impérieux, urgent et nécessaire de s’éloigner de lui pour se préserver. Leur maison n’était plus un havre de paix à ses yeux, mais l’antre d’un démon dans lequel elle ne reviendrait pas.
Tandis que la voiture disparaissait à l’angle de la rue, quelque chose chatouilla sa joue diaphane. Il ne prit pas la peine de l’essuyer. Trop faible pour poursuivre le Chasseur, trop impuissant pour réparer son amitié avec Léonie, Lester s’en retourna à sa solitude. L’une des seules constantes de son existence depuis près de trois siècles.
J'ai hâte de connaître la suite !
J'ai pris une note à la lecture :
— Tu es en train d’insinuer que… tu sors la nuit pour boire le sang des gens ? C’est ça ?
> Pas vraiment, il insinue qu’il est en fait très vieux, pas que c’est un vampire à ce moment. Comment fait-elle le lien ?
Oui, oui, ouiiiiii, enfin un nouveau chapitre des carnets de Cromwell ! Ca fait vraiment plaisir de retrouver Lester et Leonie, même si on peut dire que de leur côté, ils passent un sale quart d'heure.
J'ai beaucoup aimé la confrontation entre le vampire et le chasseur, c'est vivant, bien rythmé et le suspens est là, même si on devine que Lester ne va pas se faire tuer. Quant à Leonie qui le surprend et comprend enfin la nature de son colocataire... ça devait bien finir par arriver.
Damn, j'ai hâte de lire la suite, tu m'as instantanément embarqué à nouveau dans ton histoire !
Au plaisir,
Ori
Merci pour ton commentaire, je suis également ravi de les ramener tous les deux sur PA :) encore plus de savoir que ce chapitre t'a plu aussi.
A bientôt !