Nathanaël parvint à convaincre Judy d’assister au cours de mécanique, mais avait-il besoin de la convaincre ? La mécanique représentait toute sa vie. C’était l’horlogerie.
À la fin du cours, Judy tenait dans ses mains les croquis des rouages de pendules audaliennes, reproduits de tête et avec la même précision qu’il lui avait été nécessaire pour les réparer.
— Comment…, dit Nathanaël en rangeant ses affaires. Tu n’as rien écouté du cours, en fait.
— Si, regarde.
Elle écarta les croquis et révéla le croquis d’un mécanisme de porte à gonds métalliques spécialement construite pour les maîtres de la Terre comme M. Olivertown.
— Mais ça ne nous servira jamais à rien… Enfin, à moi. À toi, si. Tiens.
Elle lui donna la feuille de papier avant de s’engager vers la sortie.
— À la semaine prochaine.
— Ta famille d’accueil habite dans le même village que moi, dit Nathanaël. 3 grande rue, si jamais.
— Noté, dit Judy. J’imagine que tu sais où habite Pierre.
Nathanaël lui fit un clin d’œil. Judy disparut derrière l’embrasure, entre d’autres élèves pressés de quitter les lieux. De quitter ce que tous les jeunes gens d’Océotanie convoitaient le plus, à savoir Otaïla.
Lunaé l’attendait à la sortie du cours, en balayant d’un doigt la poussière qui traînait sur les reliefs d’une latte du mur.
— Judy, tes affaires sont prêtes ? dit-elle.
Judy s’arrêta devant elle.
— C’est vous qui m’emmenez chez madame Jim ?
— Oui, toi et Pierre.
— Mais il n’y a pas un train ?
— Si. Mais sais-tu où est la gare ?
Judy se tut. Elle disait juste.
— Je vais chercher mes affaires, à mon dortoir.
Quelque chose dans son attitude lui disait qu’elle n’était pas là que pour l’accompagner à la gare mais surtout pour lui soustraire quelques informations et les surveiller, certainement pour le compte de M. Olivertown. S’ils tenaient vraiment à la protéger et à mettre les Lombrics hors d’état de nuire, Kateline ne serait plus à Otaïla à l’heure qui l’est et le siège du ministre Aster au parlement fortement fragilisé. Ils se contenaient d’agir secrètement, dans l’ombre, et c’était à cette ombre qu’elle ne pouvait pas faire confiance. Pourtant, elle avait bien fait confiance à Pierre, et même à Kateline… Alors pourquoi maintiendrait-elle secret ce qui ne l’était plus vraiment ?
Elle retrouva Lunaé à la sortie du Cône des Esprits, avec un sac dans la main, rempli d’habits et d’une petite collection de rouages et de morceaux métalliques, dégotés par-ci par-là entre les salles de classe et les couloirs.
— Vous savez, Kateline, dit Judy de but en blanc, c’est la fille du chef des Lombrics.
Elle leva les yeux vers le visage accueillant de Lunaé en espérant y retrouver un signe de connivence.
— Je sais, dit Lunaé, impassible.
Pardon ? La colère bouillonna dans sa gorge.
— Vous comptez ne rien me dire combien de temps ?
Lunaé sourit tristement.
— Le savoir n’est pas toujours un cadeau.
— Non, c’est vrai, mais c’est lui qui écrit l’histoire. D’ailleurs, n’allez pas me faire gober que cette histoire de famille d’accueil est une coïncidence, ajouta Judy en remarquant Pierre, sur le sentier, assis comme un caillou sur sa valise au milieu des flots d’élèves qui se dirigeaient vers la sortie de l’école.
— Nous allions te l’annoncer.
— Mmm, fit Judy, peu convaincue.
Lunaé posa une main rassurante sur son épaule.
— Nous sommes là pour que les Lombrics n’arrivent jamais à leur dessein. Léonard, Eustache, moi et d’autres encore. Nous sommes là pour t’aider.
Elle souleva un pan de son pantalon bouffant pour révéler sa chaussette gauche, en laine, d’un doux violet. Comme un hématome, ne put s’empêcher de penser Judy.
— Rappelle-toi, nous sommes là. On retrouvera ton père et nous empêcherons les Lombrics de se servir de vous pour déconnecter les maîtres-élémentaires, d’accord ?
Elle plongea ses yeux noirs dans ceux de Judy. Elle rayonnait et le cœur de Judy lui fit confiance, malgré elle. Elle avait beau s’agripper à la méfiance, les pensées ne rivalisaient pas avec la puissance des émotions.
— D’accord.
— Ne fais pas quelque chose de stupide.
Elles arrivèrent à la hauteur de Pierre.
— Pierre Forêt ! s’exclama Lunaé.
— Lunaé, répondit Pierre sans conviction.
— Suivez-moi !
Elle prit son allure décidée sans leur laisser le temps de la suivre. Comment Pierre pourrait-il seulement ne pas la perdre de vue en traînant son énorme valise ? La question fut vite résolue : d’un geste sec du poignet, Lunaé fit rouler le sol sous la valise. Pierre trébucha et la valise passa devant lui.
— C’est toujours comme ça, confia-t-il à Judy, agacé
— C’est toujours mieux que de danser comme une marionnette. Vous avez fait ça, en quatuor, non ? Ces enchaînements ridicules avec des noms d’oiseau.
— L’enchaînement du héron, dit-il avec un faux air de prestidigitateur.
Ils pouffèrent. Lunaé se retourna avant de traverser le pont qui reliait Otaïla au reste du continent. Ils reprirent contenance avant qu’elle ne leur demande pourquoi ils riaient.
La gare se trouvait à l’abri des arbres, à une centaine de pas de l’île. Plusieurs trains rutilants attendaient sur les quais, en fumant des panaches noirs. C’était la première fois que Judy voyait des trains. À Edel, il n’y avait pas de train. Les trains ressemblaient à ce qu’on lui avait décrit : des traminots en plus grands et en plus confortables. Ils débordaient de rouages.
— Votre train est à destination de Roche-Lieu. Quai… B. (Lunaé pointa le tableau d’affichage.) Vous avez raté le premier train, celui de quinze heures, mais ce n’est pas grave, le prochain est dans une heure.
Il était quinze heures.
— C’est là que je vous quitte.
La valise tomba de ses cailloux dans un bruit mat.
— Ne faites pas cette tête-là, le train est en gare, il vous suffit de monter dedans et d’attendre un petit peu.
Elle leur serra la main avant de s’en aller, entre les élèves et les mentores, les professeurs et les surveillants, puis les arbres.
Le train était moquetté de beige et les sièges vert foncé se faisaient face. Judy s’installa, son sac sur le siège d’à côté, toujours près d’elle, habitude qu’elle entretenait religieusement depuis qu’on lui avait volé son sac, un jour dans le traminot d’Edel.
Pierre hissa sa valise dans l’espace bagage et quand il revint, c’était comme si le silence avait décidé de les séparer.
Le train démarra à seize heures, comme prévu, alors que le crépuscule teintait seulement l’horizon. Le paysage défilait, entre forêt et monts escarpés, jusqu’à ce que la plaine devienne légion : c’était signe qu’ils s’approchaient de la côte du Nord des Calamités. Judy lançait de temps à autre un coup d’œil vers Pierre, les mots coincés dans la gorge. À chaque fois qu’il semblait se relever de son livre, elle prenait une inspiration pour faire sortir les trois mots : « J’ai parlé à Kateline », mais à chaque fois il se replongeait dans sa lecture, sans un regard.
Judy serra les poings, autant frustrée par l’indifférence dont il faisait preuve, que de son incapacité à entamer une conversation importante avec lui. Pourquoi se sentait-elle si désarmée ? Elle regrettait de ne pas avoir osé parler à d’autres enfants de son âge quand elle était petite. Peut-être aurait-elle à ce jour plusieurs cordes à son arc. Moins d’hésitations.
Le train s’arrêta en gare de Litualia, la ville de Hélène Jim. Judy attrapa son sac et se faufila au travers des ventaux comme un lézard, et la nuit l’avala, glaciale et sans scrupule. Elle adorait ce temps-là, et cette obscurité quasi complète, sans lune. Mais son enthousiasme fut de courte durée, quand elle entendit les gling-glong des portes qui se refermaient et que Pierre n’était toujours pas dehors.
— Pierre !
— Viens m’aider ! s’exclama-t-il, paniqué.
Il poussait sa valise vers la sortie. Judy bloqua les portes avec son pied et tira sur le bagage par ses lanières. Ging-glong-glong-glong-glong. Les cloches s’affolaient.
— Mais enfin, qu’est-ce qu’il se passe ? s’exclama un voyageur, au travers d’une fenêtre.
Judy jura, les joues rouges.
— On a du mal à…
La valise dégringola du train, entraînée par la chute de Judy. Elle se retrouva prise en salade entre le sol et la valise. Elle était si lourde qu’elle n’arrivait plus à respirer.
— Pierre, maugréa-t-elle.
— Désolé, dit-il, en la dégageant. J’aurais dû prendre un sac, mais il fallait que j’amène toutes mes affaires chez Hélène Jim, tu comprends ?
Il lui tendit la main pour qu’elle se relève. Judy avait toujours trouvé ce geste ridicule. Au mieux, il ne l’aidait pas du tout à se relever, au pire, il entraînait celui qui était encore debout par terre. Elle secoua la tête et sauta sur ses jambes par elle-même.
Le train crissa sur ses rails et le cliquètement des roues et de ses rouages accéléra au fur et à mesure qu’il s’éloignait. Ils étaient à présent seuls sur le quai.
— Elle n’est pas là ? dit Judy en époussetant son manteau plein de poussière.
— Apparemment, dit Pierre.
Il s’assit à nouveau sur sa valise, son livre éventrant la poche de sa veste. Il ne le prit pas. Il n’y avait sans doute pas assez de lumière pour lire, à part la lueur ténue d’une montgolfière nocturne au-dessus des champs. Le moment rêvé.
— J’ai parlé à Kateline.
— Je t’avais dit de ne pas le faire.
— Pourquoi ? De toute façon, elle sait déjà tout. Elle sait déjà qui nous sommes.
— Et comment tu sais ce qu’elle sait de ce qu’elle ne sait pas ? dit Pierre en se tournant vers elle.
Elle ne le voyait pas bien, mais elle distinguait son expression exaspérée.
— Et comment on avance alors ? En priant pour que les Esprits nous viennent en aide ?
— Lunaé est là, ils sont tous là. Laisse-les faire leur boulot.
Partisan du moindre effort ? Il n’y avait donc en lui aucune once de vengeance après ce qu’ils avaient fait à sa famille. Rien ? Impossible. Qu’est-ce qui l’empêchait de faire alliance avec Judy ?
— Elle m’a dit où se trouvait son père, le ministre Aster, après-demain : à la Cérémonie des Esprits. Il saurait me dire où se trouve mon père et où est-ce qu’il l’a incarcéré, je suppose. Parce que je n’abandonne pas ma famille ni sa dignité, moi.
La dernière phrase n’avait pour but que de le faire réagir. Pourtant, il ne bougea pas, les yeux rivés au sol.
— Et tu vas suivre ses indications ? Tu sais, elle ne fait que te manipuler, t’emmener là où ils veulent que tu ailles pour te piéger. Tu penses vraiment que ton père est encore en vie ?
Pierre pencha sa tête sur le côté. Il devinait sans doute le sentiment d’horreur et de désespoir qu’il avait inoculé dans l’esprit de Judy. Elle serra les mâchoires, fort, pour empêcher l’afflux soudain de larmes qui lui brouillaient la vision de dévaler son visage.
Elle laissa les minutes s’écouler, déglutit, en refoulant dans les tréfonds d’elle-même ses émotions, dans cet endroit qu’elle ne soupçonnait pas d’exister, ce qui lui permit d’articuler sans qu’aucune trace de vulnérabilité ne subsiste :
— J’ai parlé à Nathanaël. Je lui ai tout dit. Je pense qu’on devrait s’allier, tous les trois. Se faire confiance.
Pierre croisa les bras.
— Se faire confiance ?
— Oui.
— Tu fais à peine confiance à Lunaé, Eustache et monsieur Olivertown. Tu penses que trois pauvres bougres comme nous peuvent changer les choses ?
— Je ne sais pas qui ils sont.
— Mmm, fit Pierre.
Judy tendit la main vers lui, chercha son regard dans la pénombre :
— On se dit tout, on ne se ment plus et on est là quand l’autre a besoin d’aide.
Pierre considéra sa main, pensif. Puis, au moment où une voix s’éleva, il la prit et se releva. Marché conclu, ou non, Judy ne saurait le déterminer.
— Mes excuses, pour le retard ! Me voilà !
Des petits pas s’avancèrent derrière elle, pressés, mais Judy n’avait pas besoin de se retourner pour mettre un visage et une dégaine sur la voix timbrée et râpeuse d’une personne qui aime fumer. Qui aime duper.
Hérissée, Judy n’était plus capable de bouger.
Une odeur d’encens flottait dans la nuit.