Je regardais par la fenêtre et tentais de distinguer ce que je voyais. C’était facile au début. De l’eau, puis une côte, des plaines, des sapins, des rochers, des moutons, des vaches…Mais ensuite Tobias eut l’idée d’enlever mes lunettes. J’avais alors beaucoup de mal à distinguer ce qui se trouvait à plus loin d’un mètre de moi. Je me concentrai sans parvenir à obtenir un résultat convaincant. Epuisée, je tentai en vain de récupérer mes lunettes, mais Tobias était trop agile et contrait chacun de mes mouvements. Cela l’amusait. Moi moins. Mais ça passait le temps.
Contrairement à ce que l’on peut croire, le train ne passe plus sous la manche. C’est devenu une voie où les rails se situent juste au-dessus de la mer. Si on pouvait baisser nos fenêtres, on aurait pu toucher la mer du nord (qui est glacée. Donc Tobias ou Zack, peut-être, mais moi, il y a pas moyen.) La voie rejoint ensuite un tunnel qui traverse les zones les plus dangereuses. Puis, le train remonte à la surface en diminuant considérablement sa vitesse à cause de la pollution qu’engendre ce genre de train. Et nous voilà en pleine campagne, à deux heures de la région parisienne, dans un train qui ne roule pas à plus de 60km/h.
Je m’ennuyais. Toujours adossée à un accoudoir en train de regarder le paysage, je m’interrogeais sur une multitude de sujets différents, sans trop parvenir à comprendre le lien entre chaque. J’eus l’étrange envie de finir mon DM de mathématiques. Puis je me rendis compte que j’avais oublié mon livre. Plus tard j’eus le sentiment que je devrais prendre des nouvelles de la créature qui étais restée devant la porte (Zack n’avait pas voulu la faire rentrer chez nous). Des pensées qui viennent et qui repartent, qui virevoltent dans mon esprit, puis se dissipent d’un coup. Bref…je m’ennuyais vraiment. Durant ce temps-là, il m’était difficile de ne pas penser à ce que j’avais fait avec un de mes souvenirs. C’est comme si je l’avais remodelé. Ce qui était assez étrange. Était-ce à cause de la montre delta que j’avais au poignet à ce moment-là ? De toute manière j’étais bien loin de savoir l’étendue de ses capacités…Ou alors, il y a quelque chose de louche qui se passe et que j’ignore encore. Je toisai Zack et Tobias. Ils étaient tous les deux sur leurs téléphones. J’étais sûre qu’ils jouent en ligne. Mais vu leur expression morose, je réévaluai vite mon jugement. Zack ne m’avait pas adressé la parole durant tout le trajet. J’avais un peu discuté avec Tobias sur des passions que nous avons en commun. Comme notre attachement à la Steam punk et à la science-fiction, ou alors notre faculté de toujours être là où il ne faut pas. Malgré les circonstances, on s’entend bien tous les deux.
Lorsque je faillis m’endormir avachie sur mon siège, quelqu’un me secoua l’épaule. C’était Tobias.
- Eh, me dit-il, si tu veux monter sur le toit d’un train à énergie supersonique, c’est maintenant.
Il commença à pousser une petite lucarne en haut du compartiment, que je n’avais pas remarquée avant. De l’air frais s’engouffra à l’intérieur, ce qui me fit frissonner -non mais on était quand même en janvier quoi-. Il monta sur l’un des sièges, sans visiblement se soucier de la marque que sa chaussure pourrait laisser. Après un temps d’hésitation, je fis de même, laissant à mon tour une belle marque sur le siège. Je jetai un dernier coup d’œil à Zack, ce que je regrettai aussitôt lorsqu’il leva les yeux vers moi et que je pus voir un regard encore plein de reproches. Je m’empressai donc de rejoindre Tobias sur le toit, qui demeurait, peut-être avec Brenna, la personne m’appréciant le plus de toutes celles que je connais. Ce n’est pas que je n’aime pas mon frère. On s’est toujours bien entendus. On passait même la plupart du temps ensemble. Mais il y a eu l’incendie de notre maison, la mort de mes parents…et…depuis…il m’a toujours mise un peu de côté. Il préférait devenir espion et poursuivre son rêve plutôt que de s’occuper de moi. Comme si c’était ma faute le fait que mes parents soient morts. Comme s’il m’évitait, tout en voulant me protéger. Bon, c’est vrai qu’il les a vus mourir. C’est horrible, rien que le fait d’y penser. Mais j’étais encore jeune, je ne pouvais pas encore me douter du vrai sens de cette phrase à l’époque. La preuve, depuis l’incendie, je n’ai jamais osé lui demander comment papa et maman étaient morts, tellement le traumatisme était grand chez moi. Alors, depuis, je préfère faire comme s’ils n’avaient jamais existés.
- Quoi ?
Tobias me fixait. J’avais l’air bien pensive, et je laissai le vent faire voler mes cheveux en recréant un désordre pas possible. J’avais l’air d’être loin de ce monde. C’était plutôt vrai. Vu que je pensais souvent à la lune et aux étoiles.
- Tu devrais regarder sur ta droite, lança-t-il
Je me tournai, tout en faisant bien attention à ne pas trébucher du toit et à mourir, et vis quelque chose dont je garde encore le souvenir aujourd’hui. Cette vision nocturne était banale, mais si on ouvrait les yeux, on voyait un endroit lumineux qui se rapprochait de nous au fur et à mesure, au fur et à mesure que le train s’approchait de Paris. Vu la visibilité réduite, j’avais d’abord pensé à un gros arbre. Mais un arbre de quatre troncs qui se rejoignent ensuite est une idée un peu folle -c’est pour ça que j’en ai eu l’idée à mon avis-. Alors l’autre solution est :
- Les pieds de la tour Eiffel ! m’exclamai-je
- Eh oui, répondit Tobias. Enfin…ce qu’il en reste…
Je promenai mon regard sur la plaine où elle se trouvait et observai plus attentivement. Des barres de métal étaient recourbées dans les hauteurs du monument et un peu plus loin, j’aperçus la partie haute de la tour, écrasée sur le sol. Les immeubles autour avaient subis le même sort. On aurait dit des ruines. La nature avait pris possession de ce lieu et il n’y avait aucune trace de vie. Etrangement, il y avait aussi du sable. Quelques dunes de sables étaient parsemées dans ce décor désolant.
- Alors c’est pour ça que l’on appelle Paris la Terre abandonnée…murmurai-je.
- Ce n’est pas ce que tu crois, dit Tobias. Tu sais la ligne A à Londres ? (J’acquiesçai) Eh ben c’est le même principe. On l’appelle comme ça pour qu’on croie qu’elle est abandonnée. (Je regardai Tobias, perplexe.) A ton avis, est-ce que la ligne A est réellement abandonnée ?
- Va dire ça aux trains électriques qui passent toutes les cinq minutes, rétorquai-je
- Alors Paris ne l’est pas non-plus. Même si sa situation est bien pire que celle de Londres. La société s’est quand même adaptée et reconstruite. D’une façon un peu particulière.
Je ne comprenais pas ce que voulais dire Tobias. Je ne voyais que des ruines de civilisation explosée (dans le sens brut du terme). Comment pouvait-elle s’être reconstruite avec si peu de moyens ? Les explosions étaient mortelles et imprévisibles (hommage à sa première victime la tour Effel) …Il n’y avait aucune lumière, même électrique. La lune croissante ne nous laissait pas voire grand-chose.
- Est-ce que…demandai-je d’une manière hésitante…est-ce qu’il y a des créatures lunaires ici ?
Tobias marcha un peu sur le toit du train. Chaque pas résonnait et faisait écho d’un bruit solitaire dans la nuit. Il eut un rictus et dit :
- La prochaine question, c’est « Est-ce que c’est Cthulhu qui a tout défoncé ? » ricana-t-il.
Je me tournai vers lui, fixait ses yeux bruns, et dit d’une voix remplie d’assurance :
- Non, c’est « quel genre de créature lunaire est-tu, Tobias ? »
Il ouvrit grand les yeux. Il n’avait pas pris ma question pour un sarcasme. Ça tombe bien, car moi non plus.
(Deuxième partie à paraître)