14. Léger malaise

Par Shaoran

Le fameux mardi soir arriva et avec lui, mon rendez-vous galant. 

Cette perspective ne m’enchantait guère. J’étais partagée entre la satisfaction d’être enfin regardée, enviée, voire même soyons fous, désirée, et l’inquiétude de ne pas être à la hauteur. Quoi qu’inquiétude était une formulation édulcorée pour désigner cette peur panique qui vivait au fond de moi.

La peur d’être rejetée pour ce que j’étais. Une adulescente bizarre qui n’avait connu que des flirts inconséquents. Une fille trop complexée pour s’engager dans une véritable relation. Une ourse qui n’était pas certaine de savoir comment aimer. 

J’avais honte. De moi. De mon corps. De ma différence.

Certes, elle ne sautait pas aux yeux comme celle de Jérôme, pourtant, elle ne me quittait jamais. Elle était dans chacun de mes gestes. Dans chacune de mes pensées. Dans chacun de mes actes. J’ignorais sa nature, mais je sentais sa présence comme un fantôme qui amplifiait mes perceptions jusqu’à faire une montagne de ce que les autres verraient comme un simple caillou.

Et voilà comment ce rendez-vous galant qui devait être un petit moment léger se transformait en épreuve. J’avais besoin de plaire. Besoin de me prouver que je pouvais être acceptée. Que j’avais le droit de sortir de cette solitude à laquelle je m’astreignais de peur d’être rejetée.

Une solitude paradoxale.

En éteignant les lumières de la vitrine, je remarquai Alexis. 

Il m’attendait sagement sur le trottoir d’en face. Tiré à quatre épingles avec son jean moulant et sa veste impeccable. Presque immobile, il guettait ma sortie, une rose à la main. 

Gentleman jusqu’au bout des manches. 

Lorsqu’il m’aperçut, il me fit de grands signes. Il essaya de traverser, mais une voiture lui barra le chemin, m’accordant les quelques secondes nécessaires pour m’esquiver dans l’arrière-boutique. 

Je m’étais sentie un peu honteuse tout à coup avec ma tignasse indisciplinée et mes fringues de tous les jours. Oui, j’étais incorrigible. Malgré mon besoin de plaire, je n’avais fait aucun effort pour lui. J’avais déjà tellement changé pour les autres que je refusais de me travestir en une fille qui ne me ressemblerait pas. Je voulais qu’il me voit moi. Qu’il me choisisse moi et pas une vision embellie et masquée.

Ça, c’était mon aspiration profonde. 

Mais en l’apercevant de l’autre côté de cette rue, si parfait, si resplendissant, ma confiance en moi s’était littéralement effondrée. Je ne pouvais pas me présenter comme ça devant lui. La sensation de souillure permanente que j’enfouissais en moi avait ressurgi d’un coup. Je devais agir.

Alors, je roulais mes principes en boule dans un coin de mon esprit et en catastrophe, je remis de l’ordre dans mes cheveux. Je réajustai mon chemisier et mis un peu de ce rouge à lèvres que je gardais dans mon sac. Bref, ces trucs un peu nunuches que faisaient généralement les filles, juste avant un rendez-vous. 

Lorsque le résultat me parut satisfaisant. Je le rejoignis. 

— Désolée d’avoir disparue si vite. Une envie pressante.

— Ah ça ! Quand faut y aller…

Comment on dit déjà ? Sois beau et tais-toi.

Un sourire crispé naquit sur mes traits. 

Détends-toi, profite et laisse-lui une chance avant de le condamner d’office. 

Je me le répétais en boucle comme un mantra pour calmer ma nervosité.

Est-ce que c’est normal d’être aussi stressée pour un premier rendez-vous ? Est-ce qu’il y a un truc qui cloche chez moi ? Est-ce qu’il me trouve toujours à son goût ? Est-ce que…

En arrivant devant le café, Alexis s’effaça galamment pour me laisser entrer. Il choisit une table parmi les trois ou quatre libres et s’installa pile derrière la vitrine. 

Je détestais les vitrines et les terrasses.

J’avais l’impression d’y être exposée comme une vulgaire marchandise que les passants jaugeaient du regard. Une marchandise défectueuse. 

Je grimaçai sans oser lui faire part de mon sentiment. Je craignais qu’il me juge.

Délicieusement ironique quand on sait comment toi, tu l’as déjà catalogué !

La serveuse qui nous surveillait du coin de l’œil depuis notre entrée, fondit sur nous, souriant de toutes ses dents.  

— Bonsoir m’sieur dame, qu’est-ce que vous prendrez ?

Alexis me jeta un regard éloquent pour me signifier de parler la première. Immédiatement, une multitude de pensées fusèrent dans mon esprit. Quelle était la boisson la plus adaptée à ce rendez-vous ? Alexis me trouverait-il stupide si je me contentais d’un jus de fruits ? D’ailleurs, servait-ils des jus de fruits ? Sans doute, mais lesquels ? Peut-être avaient-ils une carte ? Sauf que si je posais la question, j’allais passer pour l’emmerdeuse de service et Alexis réaliserait à quel point il s’était planté en invitant une fille comme moi. Et… 

Oui, c’était épuisant de vivre dans un cerveau où la moindre petite décision prenait autant d’ampleur que si on m’avait demandé de raser un village du tiers monde pour préserver une grosse industrie charbonnière. Et encore, ma réflexion aurait pu se poursuivre longtemps si le sourire d’Alexis et l’impatience contenue de la serveuse n’avaient pas rajouté une couche de pression. 

— Euh un café, s’il vous plait, bafouillai-je.

Alexis rigola, affichant son sourire le plus charmeur. 

— Je sais que je t’ai invité à boire un café, mais t’es pas obligée de me prendre au pied de la lettre hein. Surtout vu l’heure.

Je ricanai bêtement. 

— Je ne me sentais pas particulièrement obligée. Mais j’ai un peu froid, alors boire un truc chaud… 

— Oh je vois. Si ce n’est que ça… mettez nous deux vins chauds. C’est de saison.

— Je sais pas trop. C’est que je conduis alors j’ai pour principe de ne pas boire d’alcool.

— C’est pas vraiment de l’alcool voyons.

Je détournai les yeux.

Normalement, à ce stade de la conversation j’aurais dû m’insurger vivement contre son manque de respect envers mes principes. Seulement ce soir, mes sarcasmes restaient obstinément bloqués dans le fond de ma gorge. Ce soir, j’étais cet être faible qui enterrait ses valeurs pour se fondre dans le moule des attentes d’un autre. Cette gamine qui ignorait ce qu’était l’art de la séduction et de la subtilité. Cette fille qui, pour quelques miettes d’affection, mutilait sa personnalité.

Cette mascarade permanente était tellement épuisante mais accepter de se dévoiler dans toute son authenticité était tellement effrayant.

Malgré tout, il y avait un aveugle pour voir au-travers du masque.

Jérôme…

— Et sinon qu’est-ce que tu fais dans la vie ? attaqua Alexis, me ramenant à l’instant présent.

Paragraphe un alinéa trois du manuel du premier rendez-vous pour les nuls : engager la conversation. S’intéresser à l’autre. 

La question ne cassait pas trois pattes à un canard, considérant qu’on s’était connu dans la librairie où je travaillais, mais au moins il essayait de faire mieux que parler de la météo. 

— Je vends des livres, comme tu as pu le constater, rigolai-je.

— Ah bah oui, évidemment je suis bête.

Il accompagna son constat d’une petite tape sur le front. 

— C’est que je suis un peu nerveux.

Je souris sincèrement. 

Un grand gaillard comme ça, qui exhalait l’assurance par tous les pores de sa peau, pouvait vraiment se sentir intimidé face à une fille banale comme moi ? 

Bien sûr qu’il le pouvait, même si j’avais du mal à le concevoir. Je n’étais ni intimidante, ni vraiment intéressante. 

Je m’éclaircis la gorge. 

— Et toi alors ?

— Je bosse dans les finances.

— Oh. Ça doit être assez intense à vivre au quotidien.

— Pas tant que ça en fait.

La conversation continua sur de nouvelles banalités du genre. Par moments, il m’interrogeait sur ma vie et mes habitudes. Je restais évasive lui retournant sa question, pour mieux l’écouter me décrire les détails de sa vie bien rangée. Sa complicité avec son frère et sa sœur. Leurs frasques enfantines. La difficulté de remplacer son pauvre chien écrasé par un chauffard, le divorce de ses parents, la débâcle de sa précédente relation et la déprime passagère qu'elle avait suscité.  J’en appris plus sur lui en moins d’une heure que sur Jérôme en plusieurs mois. 

Cette pensée me fit sourire. 

À tant parler, Alexis cassait complètement le portrait de baroudeur du dimanche qu’en avait dressé mon esprit.

Disparue l’aura de mystère qui le nimbait.

Indiana Jones s’était transformé en François Pignon en un éclair.

Oui bon, d’accord, j’avais poussé l’extrapolation un peu loin, mais quand même, mais je ne m’attendais pas à ce qu’il m’expose cette image aussi bateau de lui avec une telle rapidité. 

D’un autre côté, son expansivité verbale m’arrangeait bien. Elle m’évitait de me dévoiler à travers une conversation embarrassante. 

Il me racontait quelques détails croustillants de son enfance quand la serveuse l’interrompit pour nous apporter nos commandes. 

— Et deux vins chauds. Avec ça vous mangerez quelque chose ? nous proposa-t-elle en déposant les verres devant nous. 

Avant que je puisse décliner, Alexis commanda un assortiment de tapas.

Je me renfrognai intérieurement. Grignoter, cela signifiait prolonger ce verre qui pour l’instant ne m’avait pas donné matière à perdre la notion du temps. Au contraire, j’en avais une conscience aiguë comme si chaque seconde prenait un malin plaisir à ralentir la soirée. 

Je commençais à me sentir mal à l’aise. 

C’était toujours comme ça dans les lieux publics. 

Au début, j’arrivais à faire abstraction des autres, puis je les observais et ma confiance en moi s’effritait lentement. 

D’abord, les odeurs m’incommodaient. Ce mélange nauséabond de parfum féminin entêtant, de tabac froid et de sueur que dégageaient nos voisins par exemple. Puis, les conversations ambiantes résonnaient à mes oreilles comme un vacarme assourdissant. Au point que j’en oubliai presque la présence de mon compagnon d’un soir.

Tout d’un coup, j’avais l’impression que tous ces gens me critiquaient à voix basse. Me jugeaient. Et pour faire bonne mesure, la part obscure de mon mental me chuchotait des horreurs. Sur mon physique. Sur ma personnalité. Sur mes actes. 

Dès lors, je me sentais hideuse. 

Les mots se coinçaient dans ma bouche et je restais là, spectatrice de la soirée.

Je suffoquais intérieurement.

J’esquivais mon reflet dans les miroirs et les vitres. Je jetais des coups d’œil frénétiques à ma montre et je passais en revue les issues de secours. 

Je rêvais de fuir vite et loin. Dans un endroit ouvert et délivré de cette tension sociale. Un endroit que mon imaginaire pourrait librement peupler de mille et unes histoires. Car c’est au travers du dessin et des histoires que j’exprimai le mieux mes émotions. 

Comme Jérôme et sa musique. 

L’un et l’autre nous étions des joailliers transcendant leurs différences pour ciseler d’une main experte, les émotions brutes. Nous avions besoin d’espace pour nous exprimer. Pas d’une boîte où nous enfermer.

La dame de la table voisine se leva, et une nouvelle bouffée de son parfum capiteux m’arriva aux narines. Dans l’espoir d’atténuer cette débauche olfactive, je reniflai discrètement mon verre de vin chaud. Ses arômes d’épices et d’agrumes. 

Comment faisait Jérôme pour supporter ça au quotidien ? Lui qui compensait sa cécité par une sur efficience de ses autres sens, ce devait être une réelle torture. 

Je souris distraitement. 

Encore Jérôme. 

Penser à mon colocataire éloignait doucement mon déchaînement primal d’émotions. 

Mon esprit avait un curieux sens de l’humour. 

J’avalai une première gorgée de vin chaud. 

Qu’étais-je sensée comprendre ? 

Qu’Alexis n’était pas à la hauteur de Jérôme, ou simplement, que mes neurones me jouaient un mauvais tour pour me forcer à regagner ma zone de confort discréditant Alexis plutôt que de lui donner une chance ? 

Bonne question.

Inconscient du maelstrom de pensées qui déferlaient en moi, Alexis continuait à me faire la description exhaustive de ses années de fac. Des années de glandes ponctuées de fêtes interminables. 

Un vrai cliché sur pattes. Mais tellement mignon avec ses yeux bleus malicieux. 

Ces yeux-là valent bien la peine que tu leur donnes une chance

Oui, l’argument était un peu faible. Mais il fallait bien trouver un moyen de convaincre mon mental.  

— Un problème ?

Je sursautai, brusquement ramenée à la réalité par sa question. 

— Hein ? Non ! Pas du tout, c’est juste que j’aime beaucoup cette chanson, improvisai-je.

— Quoi ? Ça ? C’est des trucs pour gamins.

— Je sais, mais… elle a un petit quelque chose de nostalgique.

— Dis plutôt carrément vieux. C’est pas le genre de truc qu’on chanterait avec les gars.

— Chanter ? Tu veux dire que tu es musicien ? Je croyais que tu travaillais dans la finance ?

— Bah en vrai, je suis surtout guichetier à la banque centrale, mais c’est qu’une question de temps avant que je grimpe les échelons pour devenir conseiller financier. Pour ça, il faut commencer au bas de l’échelle y paraît. Mais du coup, ça me laisse du temps le week-end pour chatouiller le baveux avec les poteaux.  

— Chatouiller le baveux ?

— C’est de l’argot. Ça veut dire que je joue du saxophone. 

— Ah ! D’accord. Donc tu es musicien à tes heures perdues.

— Ouais. Avec des potes on a monté un petit groupe et sans me vanter on est vraiment super doués. Ça nous arrive souvent de jouer dans des clubs un peu jazzy le soir.

— Sympa. Et vous jouez des chansons connues ou des trucs plus à la marge ?

— C’est moi qui écris tous les textes. Parce que franchement de nos jours, pour trouver une chanson vraiment profonde, faut se lever de bonne heure. 

— Oh génial. Et on peut écouter ça où et quand ?

Immédiatement, il se sentit obligé de pousser la chansonnette. 

Tous les regards se tournèrent vers nous. J’aurais donné n’importe quoi pour disparaître dans un trou de souris. Pourtant, les gens qui nous entouraient semblaient apprécier sa prestation. 

Je ris sous cape. 

Si seulement, ils entendaient Jérôme jouer… 

Oui, face à mon presque virtuose de colocataire, le musicos du dimanche n’avait pas de quoi faire le fier. Alexis, malgré tous ses charmes, était plus beau parleur que talentueux. Son texte était aussi creux que lui. Sa conversation n’avait que peu de saveur et son égo prenait beaucoup de place. Mais sa prévenance et son physique avantageux effaçaient ces défauts. 

Pour l’instant. 

J’inspirai à fond. 

Visiblement, faire taire mon mental était un peu plus compliqué que prévu. 

À la troisième tournée que commanda Alexis, je n’avais plus qu’une hâte : disparaître. Rentrer. En finir avec tout ça. Mais comment m’esquiver sans me montrer grossière ?

Lilie vint à mon secours sans le savoir. Son message m’offrit l’excuse que j’attendais. Je feignis d’être tout à coup préoccupée en découvrant son récit d’un road-trip improvisé avec son chéri et pianotai rapidement une réponse. 

— Désolée, je dois filer, déclarai-je en me levant. 

— Déjà ? Tu t’ennuies avec moi ? s’inquiéta Alexis. 

— Pas du tout voyons. J’ai juste un petit souci avec mon coloc. Je peux pas le laisser seul trop longtemps.

Ouais, c’est pas très classe de me retrancher comme ça derrière le handicap de Jérôme pour fuir, mais aux grands maux les grands remèdes. 

— Quoi ? Tu n’es pas disponible ? 

— Disponible, tu veux dire célibataire ? 

— Ouais. Tu m’as dit qu’il n’y avait personne dans ta vie. 

— Non, je n’ai personne. Mon coloc est aveugle, alors il n’est pas totalement autonome. Il a… besoin d’aide.

— Ah oui, je vois. Donc tu es libraire et infirmière à tes heures perdues.

— Non, Jérôme n’a pas besoin d’assistance médicale, mais, on ne sait jamais, il pourrait tomber dans l’escalier ou se faire mal, ou je sais pas…

— Et comment il se débrouillait avant ?

— Il vivait avec son oncle.

— Ah ouais, donc en fait tu lui rends service quoi.

— En quelque sorte.

— Bon, si tes obligations t’appellent, je m’incline. On se revoit demain ?

J’hésitai une seconde avant d’accepter. Indépendamment de son égo encombrant, il s’était montré cordial et plutôt attentionné envers moi. Et puis, ce n’était pas sa faute si je ne supportais pas ce genre d’endroit. Si je ne le lui expliquais pas il ne pouvait pas comprendre.

Cela valait bien une seconde chance et advienne que pourra. 

— On pourrait déjeuner ensemble, me proposa-t-il. 

— Oui, le déjeuner c’est parfait.

Cela me garantissait un rendez-vous moins long, sans impératifs esthétiques et sans la culpabilité de laisser Jérôme seul. En somme, un moment plus spontané. De quoi me mettre plus à l’aise. 

— À moins que ton coloc ait aussi besoin d’une baby-sitter dans la journée, ajouta-t-il. 

Mes poings se crispèrent tout seuls face à sa remarque désobligeante. 

Je me mordis la langue pour ne rien répliquer. Il l’aurait bien mérité, mais en toute honnêteté, je me sentais coupable d’avoir pensé à Jérôme tout au long de ce rencard, et plus encore de me retrancher derrière son handicap pour fuir une situation inconfortable. 

— Euh non… ça… il n’y aura pas de souci, t’inquiète. 

— Cool. Alors à demain mon petit oiseau des îles.

Son sourire avait eu raison de mes doutes.

Je n’avais pas fait le moindre effort pour lui, pas plus que je ne m’étais montrée chaleureuse à son égard, pourtant, il souhaitait me revoir. Alors, même s’il manquait clairement de compréhension vis à vis de mon colocataire, Alexis aurait une seconde chance et cette fois, je ne pourrai pas me retrancher derrière l’excuse de Jérôme. 

 

♪ - ♪ - ♪

 

Quasiment deux semaines s'étaient écoulées depuis mon premier rendez-vous avec Alexis. Depuis, plusieurs avaient suivi, la plupart dans la journée, les autres quand Jérôme travaillait en soirée. Petit à petit, j’apprenais à connaître l’homme charmant qui m’avait tiré des griffes du papa vindicatif. Si le garçon restait très superficiel, il était aussi attentionné, poli, et galant. Sacrément galant. Et beau gosse avec ça. De quoi faire fondre un cœur d’artichaut comme le mien. 

Sans le savoir, il comblait une énorme faille de mon égo. À chaque fois que je pensais me détourner de lui, il lui suffisait de quelques petits mots doux savamment saupoudrés de compliments pour m’amadouer. Exactement comme on attraperait des guêpes avec de la confiture. 

Passé le stress du premier rendez-vous, cette amourette inattendue, ponctuée de rendez-vous quasi quotidiens, transformait peu à peu mon rythme de vie. Au lieu de m’arrêter sur le chemin du retour tous les soirs pour faire quelques petites courses, je centralisais les déplacements une ou deux fois dans la semaine aux heures les plus creuses possibles.

Et chose surprenante, Jérôme m’accompagnait. 

Depuis que j’avais évoqué les étiquettes en braille, il venait systématiquement. La première fois, j’avais mis cela sur le compte de cette parole qu’il tenait à honorer. Mais il persévérait, quitte à ménager son emploi du temps particulièrement chargé. 

Pour Cédric et lui, le rythme s'accélérait avec les fêtes de fin d'année. Les représentations publiques et autres petits concerts se multipliaient, la supervision de leurs élèves au cours des exhibitions visant à promouvoir leurs projets les accaparaient de plus en plus et la saison des concours musicaux approchait. 

Les obligations se cumulaient. 

Le stress montait. 

La fatigue aussi.

Pourtant, Jérôme m'accompagnait plutôt que de se reposer.

J’appréciai cette attention, même si j’ignorai tout de ses motivations.

Peut-être que ça lui donne un peu plus l’impression d’être normal. Ou peut-être que c’est l’occasion de voir un peu autre chose que son travail.

Exception faite de quelques rendez-vous, il ne sortait pas le soir, n’invitait pas d’amis. Son monde se résumait à son boulot et son appartement où la plupart du temps, il travaillait aussi. Je comprenais la place prépondérante qu'occupait la musique dans sa vie, mais je me demandais parfois si cela lui suffisait. Vu mon caractère casanier, j'étais mal placée pour le juger, mais considérant que cette solitude me pesait souvent, il était légitime d’imaginer qu’elle lui pesait à lui aussi.

Cela expliquerait sa morosité. 

Depuis quelques jours, elle ne le quittait plus. Même face à moi, il n’arrivait plus à faire bonne figure. Et je comptais bien profiter de cette soirée pour le cuisiner. 

— Tout va bien ?  lui demandai-je innocemment. Tu n’as pas l’air dans ton assiette.

— Ça va.

Sentant la tension qui émanait de lui, je n’insistai pas. Je continuai à déambuler dans les allées. Jérôme me suivait en silence. Distant et renfermé. 

Alors que je me dirigeais vers les rayons moins fréquentés du bricolage et des loisirs créatifs, il céda enfin et me livra le fond de sa pensée sous la forme d’une question à laquelle je ne m’attendais vraiment pas. 

— Comment il s’appelle ?

— Qui ?

— Le mec que tu vois presque tous les jours depuis deux semaines.

— Le ? Mais…

Je m’arrêtai au milieu de l’allée. Interdite. Mon cerveau avait bugué ou Jérôme parlait de ma rencontre avec Alexis ? Comment avait-il remarqué ? Et plus important, qu’est-ce que je devais lui répondre ? Jouer cartes sur table ou noyer le poisson ? 

— Qu’est-ce qui te fait croire que je vois quelqu’un ? 

— Parce que je sens son horrible parfum sur toi quasiment tous les soirs. Alors à moins que tu ne portes toujours le même chemisier… 

— Soit. Mais rien ne te prouve que ce soit pas simplement professionnel.

— Arrête de me prendre pour plus bête que je le suis. Je commence à te connaître. Si c’était le cas, tu serais pas en train de tourner autour du pot à m’en donner le tournis.

Je ricanai nerveusement.

— Si je ne te connaissais pas, je pourrais penser que tu es jaloux, le taquinai-je.

— Si je ne te connaissais pas, je pourrais penser que tu es sérieuse !

Je baissai les yeux et regardai mes chaussures tout en lui répondant dans un soupir : 

— C’est bon. Tu as gagné. J’ai effectivement rencontré quelqu’un à la librairie. C’était le dimanche où je suis rentrée contrariée. Un père de famille m’a agressée et il s’est interposé pour me défendre. Après, il m’a invitée à boire un café. J’ai accepté parce que Simone m’a forcé la main…

— Forcé la main ?

— Elle a accepté à ma place et comme il m’avait bien aidé, j’ai pas eu le courage de le détromper. Et puis… il est gentil.

Le visage de Jérôme se referma complètement. 

— Et tu n’as pas suffisamment confiance en moi pour me le dire, c’est ça ?

— Ça n’a rien à voir. Je ne sais pas moi-même ce que va donner cette histoire. Pour l’instant, on a fait que se côtoyer un peu.

— Tu l’apprécies vraiment, ce mec ?

— Il est un peu cavalier sur les bords mais il est attentionné. Et protecteur et…

Je m’arrêtai avant de trop lui en dévoiler de mes sentiments. Que Jérôme apprécie ou non cette idée, à travers le regard de cet homme, je me sentais désirée. Je me sentais adulte. Femme et plus adolescente perdue dans un monde trop vaste. Et ça faisait tellement de bien.

— Donc tu vas continuer à le voir.

— Effectivement. Pourquoi ? C’est un problème ?

— Pas le moins du monde, grinça mon colocataire.

Il s’éloigna de moi faisant mine de s’intéresser de près à du matériel de peinture. Je sentais bien que quelque chose clochait. L’explication la plus simple serait qu’il soit jaloux d’Alexis. Mais je voyais mal comment cet ours qui appréciait tant la solitude pourrait envier un amant aussi mondain qu’Alexis. Parce que la jalousie impliquait de l’affection, voire même de l’amour. Et l’amour compliquait toujours tout.

J’aurais pu le taquiner gentiment à ce sujet pour dissiper tout quiproquo, mais je préférais encore rester dans le flou sur cette question plutôt que de découvrir quelque chose qui ne me plairait pas.

 

♪ - ♪ - ♪

 

Le dimanche suivant, j’abandonnai à nouveau mon colocataire pour mon travail. Noël se rapprochait. Les clients venaient en nombre, les paquets cadeaux se multipliaient, les requêtes improbables aussi. Je ne savais plus où donner de la tête tant il y avait à faire, mais cette affluence n'était pas pour me déplaire. Non seulement, je pouvais donner la pleine mesure de mes capacités, mais en prime, cela atténuait toutes les pensées parasites qui me tournaient perpétuellement dans la tête. 

Je ne voyais pas la journée passer. 

L'après-midi s'achevait déjà quand un client inattendu se présenta : Jérôme. Plusieurs émotions se mélangèrent sur mes traits allant de la surprise à l'inquiétude en passant par l'incompréhension. Je délaissai immédiatement tout ce que je faisais pour le rejoindre. 

— Qu’est-ce que tu fais là ? Tu as eu un problème ?

— Non. Ne t’inquiète pas.

Il replia sa canne blanche et la rangea dans la poche intérieure de son manteau long. Je souris, attendrie. C’était la première fois qu’il l’utilisait devant moi.

L’autre jour, il n’a pas ménagé ses efforts pour me la cacher. Une prétendue histoire de dignité masculine ou je sais plus quoi.

Alors qu’est-ce qui lui passait par la tête ?

— Tu es venu jusqu’ici tout seul ?

Il approuva silencieusement. 

— Cédric qui m’a proposé de le rejoindre au marché de Noël. Je me suis dit que c’était le genre de truc qui devait te plaire. Et comme tu finis bientôt… je suis passé voir si tu voulais m’accompagner.

— Ah cool ! Tu as bien fait !

— Maintenant, si tu avais autre chose de prévu… avec quelqu’un d’autre…

— Avec Alexis ? Non. Pas aujourd’hui t’inquiète. Ce sera avec plaisir. Je termine dans un peu moins d’une demi-heure et après je suis toute à toi. En attendant, si tu veux, tu peux aller saluer Olivia. Elle est partie à l’atelier, mais elle devrait revenir dans une minute ou deux.

Une curieuse expression passa sur les traits de Jérôme. 

— Bonne idée, marmonna-t-il.

Je le regardai s’éloigner maladroitement entre les allées et une pensée un peu curieuse me fit sourire. Jérôme était-il réellement venu pour me proposer de l’accompagner ou n’était-ce qu’un prétexte pour rencontrer Alexis, dont l’intrusion dans ma vie semblait le perturber ? 

Ça expliquerait sa réaction bizarre. Mais pourquoi ça l’ennuie à ce point ?

Se sentait-il menacé par la présence d’un mâle étranger en marge de son territoire ?

Parce que tout évolué qu’on se prétende, le cerveau reptilien conservait la mémoire des âges. Une mémoire génétique qui réveillait peut-être son instinct de territorialité.

Ridicule. Il n’a aucune raison de se sentir menacé par Alexis. À moins qu’il craigne que je déménage pour m’installer avec lui ?

Je secouais la tête, amusée par cette idée.

Dire qu’il y a quelques mois à peine, il ne ménageait pas ses efforts pour me mettre dehors et maintenant il s’inquiète que j’envisage de partir. Quelle ironie. 

Quoi qu’il en soit, ce n’était pas à l’ordre du jour. Ni aujourd’hui, ni plus tard.

D’ailleurs, maintenant que j’y pensais, je réalisai qu’en dépit du nombre croissant d’entrevues avec Alexis, je ne m’imaginais toujours pas de futur commun avec lui. Je faisais souvent des plans sur la comète pour tout et n’importe quoi, mais avec Alexis, je ne me projetais pas.

Pourquoi ?

Bonne question. Ma tête le voyait-il simplement comme une étoile filante dans le paysage ou essayait-il de nier la perspective d’une vraie relation de couple ? L’engagement. La mise à nu. Dans tous les sens du terme.

Cette pensée m’arracha un frisson.

J’étais loin d’être prête pour ça !

Et je ne comprenais toujours pas pourquoi toute cette histoire agaçait Jérôme à ce point. 

J’enfilai mon manteau.

— Au moins, ça l’aura décidé à lâcher son boulot quelques heures pour se détendre au grand air. 

— Tu as dit quelque chose ? me demanda l’intéressé qui s’était glissé subrepticement dans mon dos.

Je sursautai, à la fois effrayée et embarrassée. Par automatisme, je jetai un coup d’œil dehors et improvisai quelque chose :

— Hein euh… oui, je disais qu’il s’était mis à neiger. J’adore ça ! Je pourrais rester des heures à la fenêtre à la regarder tomber. 

Bien rattrapé. 

Jérôme étouffa un petit rire. 

— Quoi ? 

Face à mon indignation, il rit de plus belle. 

— Rien. J’étais certain que tu dirais un truc comme ça. 

— Tu savais qu’il neigeait ?

Pourtant, j’étais presque sûre qu’il ne tombait pas le moindre flocon quand il était arrivé.

— Mais non, comment veux-tu que je m’en aperçoive à l’intérieur. Par contre, je n’avais pas le moindre doute sur le fait que tu adorais la neige. 

Je me renfrognai. 

— Tu trouves ça puéril ?

— Il n’y a pas si longtemps, j’aurais dit oui juste pour le plaisir de t’embêter. Mais en vérité… 

Il laissa sa phrase en suspens le temps de se rapprocher de moi. 

— Je suis un peu jaloux. Ta capacité à t’émerveiller devant un truc apparemment insignifiant est une chose que j’admire. Malheureusement, ça fait bien des années que je l’ai perdue.

— Je suppose que perdre la vue ne t’a pas facilité les choses. 

Il ricana.

— C’est sûr, seulement ça date d’avant cela. 

— Alors tu n’aimes pas la neige ? 

— Si. Quand j’étais plus jeune, je trouvais ça apaisant. Depuis que je suis aveugle, c’est devenu juste froid et déconcertant. 

— Ah bon ?   

— La neige change mes perceptions. Elle tombe en silence et recouvre tout. Elle atténue les sons et les odeurs. Elle brouille le toucher. Comme si elle essayait de m’isoler un peu plus du monde extérieur. 

— Je comprends que ce soit désagréable. 

— Disons surtout que c’est déstabilisant. 

Je rigolai discrètement, complètement attendrie par cette nouvelle découverte. 

C’était ça qui manquait à Alexis. Ce relief tout en zones d’ombre et en douceur bien enfouie. Cette surprise.

Jérôme était quelqu’un de complexe qu’il fallait apprendre à connaître. À apprivoiser. Chaque strate de personnalité dévoilait un nouvel aspect de son caractère. Une nouvelle pièce du puzzle.

Alexis, lui, était monolithique. Un seul bloc, ancré dans la terre. Solide. Affirmé. Cela avait au moins le mérite de rendre ses réactions et ses pensées facilement prévisibles et interprétables. Surtout pour moi qui avait tendance à toujours trop analyser les choses. 

À mesure que je réfléchissais, les rues piétonnes défilaient et bientôt, le marché de Noël nous présenta son profil caractéristique. Ses odeurs. Ses lumières. Son agitation nocturne. 

Un peu en retrait de la foule, j’aperçus Cédric, flanqué d’une jeune femme en apparence aussi jeune que lui. Aussi frêle et réservée que Cédric était enrobé et assuré. Elle serait vraiment jolie si elle ne cachait pas ses traits juvéniles sous son épaisse crinière blonde bouclée.

Ils se complètent bien. 

Aussitôt qu’il nous remarqua Cédric entraîna son amie vers nous avec de grands gestes. 

— Ah super ! Finalement tu as pu venir. Et je vois que tu as amené Sasha. C’est parfait !

J’approuvai avec un petit sourire timide.  

— Je suis content de te revoir.

— Moi aussi.

— Je vous présente Julie, mon amoureuse.

L’intéressée nous salua d’un petit signe de tête et s’effaça pour disparaître presque derrière le profil débonnaire de Cédric.  

Ainsi débuta notre petite balade imprévue sur le marché de Noël. À cette heure-ci, les ruelles étaient bondées, nous contraignant à nous serrer pour ne pas nous perdre dans la foule. Jérôme était mal à l’aise. Lorsqu’il trébucha pour la troisième fois, je glissai mon bras sous le sien, préparant déjà mes arguments pour contrer ses protestations. Mais pour ma plus grande surprise, il se colla plus étroitement à moi, prétextant que ce serait plus commode pour se frayer un chemin dans la foule. 

J’étais trop chamboulée intérieurement pour lui faire remarquer qu’il aurait simplement pu ressortir sa canne.

Nous avançâmes ainsi bras dessus, bras dessous. Cédric et sa copine nous suivaient, s’attardant sur telle ou telle découverte. Quant à moi, je laissais mon regard dériver sur les étals, commentant ce que je voyais pour Jérôme. Il m’écoutait attentivement, mais rien n’y faisait, je le sentais étrangement triste. Mélancolique.

— Qu’est-ce qui ne va pas ? lui chuchotai-je. 

— Disons que depuis mon accident et tout ce qui a suivi, j’ai du mal à apprécier Noël. Pour moi, c’est juste devenu le signe que je vais devoir supporter la condescendance de ma famille. Leurs questions, leurs jugements… 

— Leur bienveillance horripilante et tous ces trucs qui ont l’art et la manière de te faire sortir de tes gonds. Ces trucs qu’ils te reprochent mais qu’ils font tous de leur côté aussi.

— Sans blague, tu as déjà rencontré ma famille ? grogna-t-il.

— Je pense surtout qu’ils sont tous coulés dans le même moule. Il doit y avoir un module spécial à la maternité genre devenir pénible en dix leçons.

— Ça expliquerait pas mal de choses en effet.

— Je déteste aussi ce côté de Noël. Mais heureusement, il reste plein de trucs cool à cette période. 

— Ah oui ? Par exemple ?

— Le vin chaud, le pain d’épice, le sapin, toutes ces odeurs chaleureuses, l’ambiance, les lumières…. 

— Le froid, la nuit, l’humidité…

— Mais oui ! C’est tellement réconfortant de se glisser dans un plaid tout chaud quand tu rentres d’un dehors tout froid et tout humide.

Jérôme rigola franchement. 

— Tu oublies le chocolat chaud et les petits biscuits qui vont bien.

— Mais oui ! Exactement. Je vois qu’on se comprend. 

Un petit rire étouffé secoua ses épaules. 

— Surtout ne perd jamais cette naïveté enfantine. Ça te manquerait tellement. 

Il me serra contre lui.

— Ça me manquerait tellement, me chuchota-t-il.

Mon cœur bondit dans ma poitrine ; mes mains devinrent toutes moites. Mon corps réagissait plus vite que mon esprit le voulait. Ou peut-être était-ce juste mon esprit qui pour une fois avait ralenti. Il était resté bloqué sur ce compliment si… incroyable ? Magnifique ? Simple ? 

Dans l’espoir de reprendre mes esprits, je me réfugiais derrière mon sarcasme coutumier. 

— En général, les gens trouvent ça plutôt naze.

— Moi, je trouve ça magnifique.

Rha, mais arrête de me balancer des trucs pareils genre comme si de rien n’était !

Trop tard ! J’étais cramoisie jusqu’à la racine des cheveux.

Décidément, qu’est-ce qui lui arrive cet après-midi ? D’abord il vient me chercher, ensuite il m’emmène dans la foule et maintenant il se colle à moi comme… Les effluves du vin chaud lui montent à la tête ou quoi ?

Je chassai cette question de ma tête plutôt que de la lui poser au risque de briser le charme de l’instant. Cette facette douce et attentionnée de Jérôme me plaisait beaucoup et ma curiosité risquait juste de le braquer.

— On devrait faire un sapin, insista-t-il. Je suis certain que c’est aussi le genre de trucs que t’adores.

— C’est vrai. Mais… à une condition.

— Laquelle ?

— On prend un vrai. Pour que tu en profites aussi un peu.

Un étonnement non feint se peignit sur ses traits partiellement masqués par son bandeau. 

— J’aime pas l’idée de tuer un arbre pour ça, mais un sapin artificiel ne dégage pas d’odeur et n’a pas le même toucher. Du coup, il suffirait d’en prendre un petit planté dans un pot. Comme ça, après les fêtes, on pourra soit le mettre sur le balcon, ou alors le remettre dans la nature.

— Soit. Va pour un vrai dans ce cas. 

Je me serrai un peu plus contre lui. J’étais si bien. Dans cette ruelle surpeuplée où la promiscuité m’imposait de me coller littéralement à lui. Ces odeurs épicées et gourmandes qui flottaient dans l’air. Ces lumières qui ourlaient les guirlandes givrées. Ces flocons qui virevoltaient. Le tableau n’aurait pas été plus parfait s’il était sorti tout droit d’une de ces niaiseries du petit écran dégoulinantes de sucre et de bons sentiments comme il en passe à la pelle pendant les fêtes. Je me sentais vraiment heureuse. Intensément. Profondément. 

J’aurais voulu que cet instant parfait ne se termine jamais.

Pourtant, une part de moi était vraiment honteuse et plus coupable encore. J’étais déjà venue plusieurs fois sur le marché de Noël cette année. J’avais arpenté ces mêmes ruelles bondées en compagnie d’Alexis. J’avais tenté de me rapprocher de lui sans y parvenir. Il était quasiment mon amoureux, et je ne concevais toujours pas de me blottir contre lui comme je me frottai à Jérôme. 

On est colocataires un point c’est tout. Hors de question de tout compliquer en mêlant l’affect à tout ça. Ce serait contre-productif et même dangereux. Imagine qu’il te mette dehors… 

Certes il ne le pouvait pas sans l’accord préalable d’Henry, mais, vu la confiance limitée qu’il m’accordait, autant ne pas tenter le diable. 

Je secouai vivement la tête pour ne plus y penser.

Rester focalisée sur l’instant présent.  

La neige tombait toujours à gros flocons, formant une espèce de mélasse humide au sol. 

Je frissonnai. Immédiatement, Jérôme me frictionna les épaules et me demanda : 

— Tu as froid ?

— Je suis gelée jusqu’au bout du nez.

Il rigola discrètement. 

— Là je vais pas pouvoir faire grand-chose pour t’aider à le réchauffer.

— Je n’en demandais pas tant. Après, je sais que je suis une petite nature. J’ai toujours froid.

— Oui, le nombre de plaids sur le canapé t’a déjà trahi. Mais rassure-toi, j’ai froid aussi. On devrait trouver un endroit où se réchauffer un peu.

— Bonne idée.

Il se tourna vers Cédric et son amoureuse, et leur proposa : 

— On va boire un verre avant de finir avec les doigts de pieds gelés ?

— Eh bien, figure-toi que j’allais justement te le suggérer.

— Les grands esprits se rencontrent.

— Assurément ! Vous avez une idée d’où aller ?

— Pas la moindre.

— Dans ce cas, je connais un petit endroit sympa à deux rues d’ici, vous m’en direz des nouvelles.

J’approuvai avec enthousiasme. Un enthousiasme légèrement feint. J’aimais l’idée de passer du temps en leur compagnie. La perspective de jouer des coudes dans la foule survoltée d’un bar m’enchantait beaucoup moins. Heureusement, ni Jérôme, ni Cédric et Julie, ne remarquèrent mon trouble et quelques centaines de mètres plus loin, l’enseigne d’un pub irlandais apparut au coin de la rue. 

Julie s’absenta le temps d’un détour dans un magasin renommé de vin et de spiritueux pour y choisir un cadeau pour son papa. 

Cédric l’embrassa tendrement et nous invita à entrer à sa suite. Lorsqu’il ouvrit la porte, une bouffée de chaleur nous gifla, charriant dans son sillage des relents de bière et d’épices. 

Instinctivement je grimaçai. 

Intérieurement, j’étais déjà prête à dresser la liste de tout ce qui me mettait mal à l’aise dans ce bar quand le décor me stoppa net dans mon élan. 

— Y a un arbre !

— Où ça ? s’étonna Jérôme. À l’entrée ?

— Non. À l’intérieur. Le comptoir a été construit autour. C’est trop beau.

— Je me doutais que ça vous plairait. Cet endroit est connu pour deux choses. Ses arbres et sa décoration époustouflante et… sa bière. Oui, ça fait trois choses, mais franchement, même moi qui ne suis pas un amateur de bière, je trouve que leurs arrangements spéciaux, ils déchirent. 

Je n’étais pas réellement convaincue par l’idée, mais l’enthousiasme de Cédric et sa manière passionnée de nous décrire les subtilités de la carte achevèrent de me convaincre. Le serveur nous observa du coin de l’œil pendant un moment. Le temps pour nous d’éplucher la carte et d’écouter les recommandations de Cédric. 

Pas de stress. Pas de pression. 

Un comble pour un bar à bière. 

J’étouffai un fou rire à cette pensée. 

Notre agitation fut le signe pour le serveur que nos choix étaient faits. Il se présenta poliment et je me rangeai au choix éclairé de Cédric, immédiatement suivie par mon colocataire. 

C’était la première fois que je voyais Jérôme boire de l’alcool. Même si à l’échelle de la boisson, le degré d’alcool de la bière était pour le moins dérisoire. 

Tandis que le serveur partait chercher nos commandes, je détaillai une nouvelle fois le décor. C’était comme si en passant le seuil de ce bar, nous avions fait un saut dans l’espace et dans le temps vers ces tavernes animées que l’on voyait dans les films et les jeux vidéo fantasy. Ça sentait le pirate, la guilde d'aventuriers, les avis de recherches placardés au mur et les quêtes épiques. Ça respirait l’aventure. Le dépaysement. Les histoires. Celle de ces arbres devenus piliers. De ce gars au manteau bizarre qu’on pourrait confondre avec un ouvrier steampunk. De cette fille aux cheveux bleus tout droit sortie d’un manga. De ce petit groupe qui jouait aux cartes probablement pour gagner les faveurs de la géraldine qui minaudait autour d’eux comme un petit oiseau impatient. 

Pour une fois, je ne me sentais pas mal à l’aise au milieu de cette foule bruyante. 

Au contraire. J’appréciai. 

— Si vous voulez bien m’excuser, déclara cérémonieusement mon colocataire coupant court à mes pensées, je vais au petit coin.

— Te trompe pas de porte, me moquai-je gentiment.

— Désopilant.

Il s’éloigna à tâtons. Je profitai de son absence pour aborder avec Cédric un sujet qui me chiffonnait depuis quelques jours déjà : 

— Tu ne trouves pas que Jérôme est un peu bizarre en ce moment ?

— Comment ça bizarre ?

— Je sais pas trop. Ça fait une paire de semaines qu’il me paraît un peu triste et renfermé. Genre, mélancolique. Tu n’as rien remarqué ?

— Pas vraiment.

— Alors peut-être que c’est juste avec moi.

— Pourtant, vous aviez l’air très complices tout à l’heure.

— C’est vrai ! C’est ce qui rend son comportement encore plus curieux.

Cédric rigola. 

— Vous me faites rire tous les deux. En fait, vous êtes vraiment aussi maladroit l’un que l’autre. 

— Quoi ? Mais, qu’est-ce que tu veux…

Je m’interrompis, apercevant Jérôme revenir et je réorientai la conversation faisant mine de rien. 

— Comment avez-vous décidés de travailler ensemble ?

Cédric jeta un coup d’œil furtif derrière son épaule. Comprenant ma réaction, il répondit avec sa bonhomie habituelle : 

— Je ne te cacherai pas que le jour où le régisseur m'a collé Jérôme dans les pattes, j'ai cru que c'était une mauvaise blague.

Jérôme se réinstalla à sa place et sourit quand il comprit qu’il était le centre de la discussion. Je craignis un instant qu’il s’en offusque, mais non. 

— Ah ça, j’ai pas eu besoin d’un mémo pour comprendre que je t’emmerdais royalement.

— C’est clair. Je sortais tout juste de l'école. J'arrivai fièrement de ce grand Conservatoire de la capitale avec mon incommensurable talent, mon arrogance et mes illusions. C'était mon premier poste, ça l'est toujours d'ailleurs, et j'imaginais naïvement qu'on allait me dérouler le tapis rouge pour que je puisse révolutionner le monde de la musique. À la place, on me collait dans les pattes un aveugle poli et irréprochable en public, mais qui me prenait de haut sans scrupules en privé. Franchement sur le coup j'ai pensé à un bizutage.

— Et il s’est pas gêné pour me le faire payer, l’interrompit Jérôme.

— J’ai pas ménagé mes efforts pour te faire craquer, mais plus j’essayais de te foutre dehors et plus tu t’accrochais. C’était tellement énervant. Alors, je l’ai mis à l’épreuve.

— Et je t’ai rendu la politesse.

— Ah ça, on s’est fait quelques crasses c’est indéniable. Mais au final, ça nous a permis d’apprendre à nous connaître. À l’époque, j’étais un peu trop fière, et peut-être aussi un peu trop con, pour reconnaître qu'il m'impressionnait. Sa façon de jouer, d’appréhender la musique, sa dextérité… tout me fascinait alors j'ai mis mon orgueil de côté pour apprendre de lui.

— On a appris tous les deux. 

— C’est vrai. Quoi qu’il en soit, à force de patience et de rigueur, je suis entré dans son monde. J'ai découvert ses contraintes, sa réalité, le regard des autres et par la même occasion, le mien.

Il se frotta les mains, soudain gêné. 

Je comprenais parfaitement ce sentiment de honte et de culpabilité subtilement mêlé. 

— En tout cas, handicap ou pas, franchement, t’as rien à envier à pas mal de professionnels que j’ai pu croiser au début de ma carrière.

Julie revint à ce moment-là, les bras chargés d’un large paquet. Elle s’installa à nos côtés et commanda une bière. La soirée se prolongea autour de plusieurs tournées et autant de bonne humeur. 

Cédric avait raison. Leurs bières aromatisées étaient très sympas. Aussi savoureusement inattendue que le reste de l’établissement. À son image. 

Je me fis la promesse de revenir dans cet endroit avec Alexis. Juste histoire de m’assurer que c’était ce bar qui avait un petit quelque chose de spécial propre à me faire oublier mon malaise. Parce que si ce n’était pas le cas, alors cela signifierait que le problème était ailleurs. Et ça… ce serait légèrement plus problématique

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