À son réveil, Kalan avait mal dans tout le corps, ayant dormi par terre. Il se releva, la tête encore lourde. Il alla s’assoir sur son lit et attendit que quelque chose se passe. Mais le temps parut durer une éternité. Une éternité durant laquelle Kalan ne pensa qu’à son frère, leur situation désespérée, sa famille, Ahia, Touma, Jamila. Tous ces êtres qui lui étaient chers et qu’il ne reverrait jamais. Sa famille serait morte, affamée par les mauvaises récoltes. Jamais il ne tiendrait sa promesse de retrouver Ahia. Il aurait tout donné pour parler avec sa meilleure amie, une dernière fois. Comprendrait-elle qu’il ne l’avait pas oubliée ? Lusa pourrait-elle pardonner à ses frères de l’avoir abandonnée ? Jamais il ne saurait, il allait pourrir ici. Peut-être pour un simple vol aurait-il eu l’espoir de ressortir. En revanche, si un Hypnotique puissant venait les sonder, les barrières de Wakami ne tiendraient pas et leur origine de Ceinturiotes serait découverte. Là, on ne les laisserait plus vaquer librement, ils en savaient trop sur Linone et sur les injustices faites aux Ceinturiotes pour pouvoir retourner chez eux. Le Roi ne prendrait pas le risque d’une révolte de ses sujets.
Kalan ne savait que faire pour alléger ses peines, son cœur semblait vouloir remonter dans sa cage thoracique puis dans sa gorge. Il étouffait sous l’inquiétude pesante d’une vie qui se finit mal. Il attendit encore longtemps avant qu’une petite trappe ne s’ouvre et qu’un bol d’eau et de bouillie ne lui parvienne. Il réalisa qu’il avait faim et se nourrit, puis il retourna sur sa couche et attendit. Avait-on vraiment le droit d’enfermer des gens éternellement dans un si petit espace, sans aucune activité ? Cette perspective lui fit froid dans le dos. À ses yeux, aucun criminel ne pouvait mériter un tel traitement. Le peu de temps resté éveillé ici le rendait déjà anxieux. La journée passa d’une manière horriblement longue. La fenêtre apportait un semblant de lumière, mais était trop haute pour permettre à n’importe quel Sombre de voir au travers. Observer les alentours n’était donc même pas une occupation envisageable.
Trois jours passèrent sans qu’il ne puisse fermer l’œil, puis Kalan se réjouit de ressentir une immense fatigue qui pourrait le faire plonger dans le monde des rêves. Son vœu ne fut pas exaucé. Au milieu de la nuit, il fut pris de diarrhée et de vomissements. Son corps entier était douloureux et il transpirait à grosses gouttes. Roulé en boule sur son lit, il tenta de contenir son corps, de l’empêcher de trembler. Il ne toucha pas au repas qui lui fut apporté le lendemain. Jamais il n’avait été aussi malade. La nourriture était-elle empoisonnée ? Le garde chargé de reprendre le plateau dut constater qu’il n’avait rien mangé, car il ouvrit le volet de la fenêtre de la porte pour l’observer.
— Tu n’as pas mangé, dit-il simplement.
— Vous avez mis quelque chose dans mon plat ? J’ai atrocement mal, articula Kalan avec difficulté.
Le gardien eut de la peine à tout comprendre, mais il lui répondit tout de même.
— Tu es en plein manque d’Indigo, à ce que je vois. Ça arrive à tous les prisonniers qui triment dans les faubourgs. Après quelques jours, vous vous mettez à en chier. Tu n’as pas dû prendre ta dose habituelle et tu raques déjà ! J’imagine que ton voisin est dans le même état.
Il referma le volet et continua sa tournée. Kalan l’entendit rire grassement, il devait probablement constater que Nessan était aussi mal. Jamais il ne s’était douté que l’Indigo avait de tels effets si l’on arrêtait d’en prendre régulièrement. Il comprenait mieux pourquoi leur corps en demandait de plus en plus et qu’il leur paraissait impossible d’en économiser. « Quel poison ! Plus jamais je n’en ingurgiterai », se promit Kalan. Il alla jusqu’à se demander s’il survivrait. Il se força à boire l’eau que le garde avait laissée. Vu comme il s’était vidé, il risquait la déshydratation. Il espérait que Nessan s’en sortait un peu mieux que lui, mais il en doutait. Cela dura deux jours. Deux jours où même l’eau était difficile à avaler, où il se força à manger quelques cuillères de purée. Deux jours sans fin à se tordre de douleur. Pas la moindre de ses articulations ne le laissa en paix. Il tenta en vain de trouver une partie du corps qui ne souffrait pas. Jambes, torses, bras, tête. Rien n’allait. Tout le faisait souffrir. Et il ne cessait de vomir. Le troisième jour, il se réveilla dans un état de léthargie, mais il remarqua qu’il n’avait plus de nausées. Son estomac s’était remis à fonctionner. En revanche ses membres étaient toujours douloureux et sa tête plus lourde que jamais. Cet état dura jusqu’à l’arrivée tant redoutée de l’Hypnotique d’Esli.
La porte de Kalan s’ouvrit en grand. Il tenta de se relever sur un bras, mais ses membres amaigris ne le soutenaient plus comme avant. L’esprit embrumé et ébloui par la lumière des lanternes du corridor, il plissa les yeux pour découvrir deux Sombres et deux Hypnotiques dont l’un ne portait pas l’uniforme de la prison. Il portait le blason de l’armée. Ses cheveux rouges plaqués en arrière laissaient apparaitre une marque frontale terriblement grande.
— Votre chef m’a parlé d’un Sombre doré, celui-ci est argenté, constata simplement l’envoyé d’Esli.
Sa manière de parler et de pointer Kalan du doigt dédaigneusement le fit frissonner d’effroi.
— Pardon, c’est son frère, nous ne savions pas que l’un était prioritaire. Il est juste à côté.
Puis les gardes refermèrent la porte. Le cœur de Kalan s’emballa. Non, c’était impossible, il ne pouvait pas déjà être là ! Cet Hypnotique d’Esli allait ravager le mental de son jumeau. Il était puissant, il arriverait à faire sauter les barrières de Wakami. Il entendit la porte de la cellule de son frère s’ouvrir. Un silence pesant compressa le cœur de Kalan. Silence qui fut déchiré par des cris de douleur. Nessan hurlait à la mort. Kalan découvrit un nouvel aspect de l’amour fraternel : quand l’un se faisait torturer, l’autre avait l’impression de mourir. Il hurla avec son frère, se cogna contre sa porte, supplia les gardes de tout arrêter. Cela dura longtemps. Il se jetait à répétition contre la porte, son corps meurtri se mouvant par l’énergie du désespoir. Il cria à en perdre le souffle. Rien n’y fit. Tout à coup, ce fut à nouveau le silence. Il crut devenir fou et s’agenouilla en hurlant. Les gardes ouvrirent la porte et le saisirent par les membres. L’Hypnotique aux cheveux rouges entra, furieux. Il lui déclara en le regardant droit dans les yeux et en le pointant à nouveau du doigt, cette fois-ci de manière colérique :
— Tu as de la chance que je n’aie pas retrouvé toutes mes forces ! Mais ton tour viendra !
Il s’approcha et lui saisit le menton avant de continuer. Kalan était en pleurs, et il respirait de manière saccadée.
— C’est ce traitre de Wakami qui vous a mis ça ? hurla l’Hypnotique. Que veut-il cacher ? J’ai échoué avec ton frère, mais demain, je percerais tes barrières ! Vous ne me résisterez pas !
Il sortit de la cellule, furibond. Kalan était en pleine crise de nerfs et retrouva la force de l’enragé pour se débattre. Son frère était en danger, blessé, peut-être mort. Il passa par tous les états les plus obscures. Douleur. Solitude. Désespoir. Doute. Folie. Puis plus rien. Le garde Hypnotique venait de l’endormir.