14. Retrouvailles (1)

Kalan se réveilla en gémissant, étendu sur sa couche. Il était surpris que les gardes aient pris le temps de l’y installer. Peut-être par pitié de sa folie ? Il se mordit l’intérieur des joues jusqu’à ce que le gout du sang emplisse sa bouche. Nessan était-il vivant ? Il avait tant souffert que Kalan en douta. Il se remit à pleurer et à hoqueter tant la fatalité lui pesait sur la poitrine. L’Hypnotique d’Esli allait revenir. Ce serait alors fini de lui. Fini les frères Nessan et Kalan. Fini de partager leur vie. De toute façon, si Nessan était mort, il n’avait plus rien à faire en ce bas monde. Seule la pensée d’Ahia et de Lusa lui arracha d’autres larmes. Jamais il ne pourrait les retrouver. Il leur murmura des pardons qui ne leur parviendraient jamais. Pourquoi avaient-ils agi aussi stupidement en volant des fioles ? Et comment les frères en étaient-ils arrivés là pour un simple vol ? Une brève pensée bienveillante envers cette Alliance était-elle une faute si grave ? Un Hypnotique s’était déplacé d’Esli, n’avait-il rien de plus urgent à régler ? Comment ce dernier connaissait-il Wakami ? Il avait eu l’air d’autant plus furieux en pensant que leurs barrières avaient été installées par celui-ci.

Kalan soupira. Tous ces questionnements étaient inutiles. Bientôt, l’Hypnotique arriverait et le laisserait mort ou fou. Sa vie actuelle allait prendre fin d’un instant à l’autre. L’impuissance lui pesa sur le cœur. Il entendit de lourds bruits à l’extérieur. Voilà. Il était là, juste derrière sa porte. Kalan essuya les traces de larmes de son visage et se força à s’assoir, l’air noble. Il était dévasté et les effets du manque d’Indigo alourdissaient son corps. Mais il ne lui restait plus beaucoup de temps à tenir droit, il pouvait au moins paraitre digne. Il jeta un dernier coup d’œil à sa fenêtre, dans l’espoir d’y distinguer un nuage ou un rayon de soleil. Il fronça les sourcils. Il faisait encore nuit. Dans son état second, il avait confondu la lumière de la lune avec celle de l’aube. Cet Hypnotique était bien colérique pour revenir en pleine nuit. Il entendit les verrous tournés. « Ça y est, c’est fini. » La porte s’ouvrit sur son bourreau.

La lumière du corridor lui fit à nouveau plisser les yeux. Kalan cligna des paupières, surpris. La silhouette était trop petite pour appartenir à l’Hypnotique d’Esli. Elle s’approcha de lui et s’accroupit à ses genoux.

— Tout va bien Kal, je vais te sortir d’ici, le rassura-t-elle.

— Ahia ? demanda-t-il, étourdi.

Il ne s’attendait pas à la voir ici. Il devait être pris d’hallucinations, voyant l’image de son amie exceptionnelle comme une bonne âme venue le chercher pour l’au-delà. Comment aurait-elle pu le rejoindre ? Mais elle était pourtant bien là : il porta ses mains contre les bras d’Ahia et dut admettre qu’elle était présente en chair et en os. Pourquoi était-elle là ? Que faisaient les gardes ?

— Oui, c’est moi, chuchota-t-elle. J’ai retrouvé ta trace à l’instant. Je sens qu’il s’est passé quelque chose de terrible. Je suis désolée pour Nessan.

— Tu veux dire qu’il est…

Kalan ne parvint pas à prononcer les mots fatidiques et déglutit avec difficulté.

— Il est vivant, assura-t-elle. Mais son esprit est en miette. Je ne sais pas si nous le retrouverons un jour.

Les yeux de Kalan s’embuèrent de larmes. Son frère était vivant. Mais il était détruit. Il ne savait pas s’il était soulagé ou affligé.

— Comment tu as fait pour me retrouver ? questionna-t-il. Et venir jusqu’ici ? Et qu’est-ce que font les gardes ?

— C’est une longue histoire, disons que ça n’a pas été de la tarte avec tous les auras qui vivent dans cette cité. Heureusement, j’ai eu un coup de pouce.

— De la part de qui ? Personne ne sait qu’on est là.

Loudina et Mampo, leurs seuls amis de Réonde, avaient peut-être été mis au courant par Armekin ?

— Grâce à lui, déclara Ahia en se retournant. Il vous a suivi de loin. Je n’ai pas tout compris, mais il te considère comme un sauveur. J’étais sur la piste de ton odeur quand il est venu à ma rencontre.

Son amie désigna l’intéressé du doigt. Un petit être se tenait dans l’entrée.

— Popi ? demanda Kalan, abasourdi en reconnaissant le chiot de l’entrepôt.

Cette histoire avait de moins en moins de sens, il était décidément en train de rêver.

— Si c’est ainsi que tu le nommes, affirma Ahia. Je t’expliquerai tout plus tard. Le temps presse, allons chercher Ness. Tu peux marcher ? Tu m’as l’air si faible.

— Ça ira, assura-t-il.

Il mit toute son Énergie dans ses membres. Il pourrait tenir debout. Ahia se releva et le devança. Popi courut vers lui en gémissant et Kalan caressa le petit chien. C’était un futur molosse, mais pour le moment, il était encore doux et maladroit comme un bébé. Le jeune Sombre ne savait comment remercier le chiot pour son aide, ni comment il les avait aidés exactement. Il était ému par sa reconnaissance, alors que le jeune animal était si craintif des Elfes dans les faubourgs. Kalan sortit de sa cellule. Des gardes gisaient par terre dans le couloir. À sa gauche, Ahia cherchait la bonne clé pour ouvrir la porte de Nessan.

— Mais Ahia, tu es complètement nue, remarqua-t-il.

Comment avait-elle pu survivre jusqu’ici dans cette non-tenue ?

— C’est exact ! Voilà, c’est ouvert ! Tu me dévisages ou tu vas chercher Nessan ? Il faudra le porter, je sens qu’il est inconscient.

Kalan se secoua et s’efforça d’aller à la rencontre de son frère. Il était encore plus amaigri que lui et sa respiration était sifflante. En le portant, Kalan le trouva terriblement léger, même pour lui qui était en mauvais état physique. Son inquiétude lui fournit l’adrénaline nécessaire pour se mouvoir tout en portant son jumeau.

— Et comment on sort d’ici ? demanda-t-il à son amie.

— J’ai tout prévu, suis-moi.

Au coin du mur, elle le fit arrêter et fit signe à Popi d’en faire de même.

— J’ai failli oublier celui de la ronde, admit-elle tout bas. Quand il sera assommé, on devra faire vite, avant que ses acolytes ne remarquent son absence.

Puis elle disparut. Kalan était estomaqué. Il regarda partout, mais ne vit son amie nulle part. Au coin du mur, un garde Sombre apparut. Il regarda Kalan avec des yeux ronds, constatant ses camarades à terre. Il s’apprêtait à crier quand un ours noir lui chut sur la tête. Le garde tomba, assommé. Puis l’ours prit la forme d’Ahia. Elle respira profondément, semblant retenir une nausée.

— Allons-y, déclara-t-elle en hochant la tête.

Kalan dut se faire violence pour avancer. Son corps la suivait tandis que son esprit était ailleurs : « Quoiquoiquoiquoiquoiquoiquoiquoiquoiquoiquoiquoiquoiquoi… » fut la seule pensée à tourner en boucle dans sa tête. Soit il rêvait, soit l’Hypnotique l’avait déjà rendu fou. Seul le poids bien trop léger de Nessan dans ses bras le rappelait à la réalité et l’incitait à suivre la créature qu’il prenait pour Ahia. Partout sur leur passage, les corps de gardes jonchaient le sol. Kalan devait avancer, ne pas se demander s’il y avait des morts malgré la mare de sang. Certains avaient des marques de crocs, d’autres semblaient assommés. Il n’y comprenait rien. Rien du tout. Les camarades coururent par-dessus un nombre incalculable de corps jusqu’aux écuries attenantes à la prison. Là encore, les gardes étaient à terre.

— Bien, commença Ahia. J’ai déjà sellé un cheval et détruit les autres selles. Il faudra nous poursuivre à cru, ça ne va pas les enchanter.

Elle sortit une belle bête alezane aux crins clairs avant de poursuivre :

— Voici Luzerne, elle est très gentille et d’accord de te transporter avec ton frère. Monte.

— Comment ça elle est d’accord ? Ahia, je n’y comprends rien ! Si tu es bien Ahia, hésita Kalan.

— C’est bien moi. Qui d’autre pourrait te mettre dans un tel état ?

— C’est une réponse digne d’elle, râla-t-il.

Il posa Nessan à terre délicatement puis monta sur Luzerne. Ahia lui tendit alors son frère et il l’installa devant la selle. Elle plaça ensuite Popi dans les sacoches arrière.

— Tu ne bouges pas Popi, ta vie en dépend, chuchota-t-elle. Luzerne dit que vous êtes les Elfes les plus légers qu’elle n’ait jamais portés, confia-t-elle à Kalan. Et qu’elle va nous montrer la vitesse qu’elle peut atteindre avec deux cavaliers.

— Minute, coupa Kalan. Je ne suis jamais monté à cheval, à part le hongre de Géolde quand j’étais tout petit. Et depuis quand tu parles aux animaux ?

— Je ne parle pas vraiment, c’est différent. Bref. Ne t’occupe de rien d’autre que de t’accrocher fermement à la selle et de tenir Nessan de toutes tes forces, c’est compris ? Luzerne fera le reste.

— Si tu le dis. Mais tu es sûre que… 

Il n’eut pas le temps de finir sa phrase. Ahia avait ouvert l’écurie et Luzerne partit à toute vitesse.

— Les gardes ne vont pas dormir toute la nuit, lui cria Ahia.

Luzerne s’élança. Kalan employa son Énergie à tenir sur la bête en mouvement et à maintenir son frère. Il tenta un regard en arrière. Un félin svelte les suivait de près. Plus loin, il aperçut deux Sombres s’élancer à leur poursuite. Les gardes ne prirent pas le temps de sortir leurs chevaux, ayant assez d’Énergie pour courir rapidement et les passer à tabac. Le félin fit demi-tour puis Kalan le vit disparaitre. Un loup sorti de nulle part sectionna les tendons d’un des coureurs qui s’affala à terre. Le Sombre tenta de riposter, mais le loup avait déjà disparu. Le second s’arrêta, prêt à en découdre. Il se reçut le même ours sur la tête que son camarade de tout à l’heure. Kalan détourna la tête avant de voir si Ahia les achevait.

— Mais qu’est-ce que c’est que ce foutoir ? grogna-t-il.

Luzerne fila vers l’est sans lui offrir de réponse. Au vu de sa nuit, il n’aurait pas été étonné qu’un équidé lui donne la réplique.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez