14. Vert

Chères Jade et Tiphaine,

Je vous écris aujourd’hui au nom de tout le monde. Hermine aurait été un choix d’émissaire plus judicieux que moi, mais elle est occupée à jouer un quatre-mains au piano avec Oncle Jasmin. Je promets de m’appliquer pour vous offrir une calligraphie qui puisse un tant soit peu égaler la sienne. Vous trouverez dans le colis votre cadeau pour le Solstice d’hiver, nous comptons sur vous pour ne pas l’ouvrir avant l’heure ! Tout le monde a contribué, y compris nos chers voisins, Leslie, Manuela et Léon. Nous espérons tous que cela vous plaira.

Léon, à côté de moi, me fait remarquer que si je continue comme cela, vous allez avoir dangereusement envie de savoir tout de suite ce qu’il en est. Je crois bien qu’il a raison, alors pour vous changer les idées, laissez-moi vous raconter notre journée, si délicieuse qu’elle mérite d’être partagée.

Elle a commencé dès le matin sur une note des plus joyeuses : Leslie et Manuela sont arrivés en fanfare à la maison pour nous annoncer que Léon était accepté à l’Université de Paris où il avait candidaté. Assis sous leur porche avec la lettre entre les mains, l’heureux élu ne s’était pas assez remis de sa surprise pour les suivre jusqu’ici. Il a fallu qu’Hermine aille le chercher pour nous le ramener au salon où Manuela nous servait déjà à tous un verre de rosé débouché pour l’occasion. Oncle Jasmin a trinqué avec nous, puis il a glissé son verre sans l’avoir bu dans la main de Léon, qui n’a pas refusé une deuxième ration de boisson. Une fois proprement remis du choc de son admission, notre brillant garçon a voulu partir tout de suite annoncer la nouvelle à ses amis du bourg. Hermine l’a accompagné et je me suis retrouvé seul avec les adultes. Comme personne n’avait le cœur de retourner à ses occupations ordinaires, nous avons décidé de nous accorder une partie de cartes. Alors que Manuela et Oncle Jasmin prennent d’ordinaire les jeux très au sérieux, cette fois-ci nous n’avons cessé de rire. Quand les deux amoureux ont fini par revenir de leur excursion au bourg, chacun est retourné chez soi, avec la promesse toutefois de se retrouver dans la serre à l’heure du thé pour les finitions de votre paquet. Oh non, c’est vrai que je ne dois pas en parler, vite la suite du récit !

Après le déjeuner, Hermine et moi sommes montés dans la pièce où avaient été rangés nos affaires d’enfants. A l’occasion des fêtes de fin d’année, une mission rassemble des jouets et des vêtements pour les donner à des familles qui en manquent. Nous en avions tellement ici qui ne servent plus qu’il aurait été idiot de ne pas en faire profiter d’autres petits. D’ailleurs, même en remplissant deux malles pour la mission, il nous reste encore beaucoup de choses. Nous avons gardé ce qui avait la plus grande valeur affective, notamment les petites écharpes en laine que tu nous avais tricotées. Hermine avait les yeux humides à l’idée de s’en séparer. Retrouver le contact de tous ces objets du passé a réveillé notre mémoire aussi sûrement qu’une formule magique. Nous nous sommes tellement amusés à retrouver tous ces souvenirs que nos éclats de voix ont réveillé Oncle Jasmin qui faisait la sieste. De toute manière, il était l’heure de descendre préparer le thé.

Ce n’est pas un hasard s’il était prévu que nous prenions le goûter dans la serre. Depuis que nous avons pu lui parler et aviser ensemble des meilleures façons de le faire aller mieux, Oncle Jasmin se dédie de nouveau à ses plantes avec le dévouement que nous lui connaissons tous. D’ailleurs, il ne s’occupe pas seulement des feuilles végétales, mais également de celles en papier qui s’étaient accumulées sur son bureau malgré les efforts conjugués de Manuela et moi. Nous nous occupons tous les deux de l’administration, et quand nous avons besoin d’aide, c’est Hermine qui nous porte main forte, ce qui laisse enfin à Manuela le temps et l’énergie de se consacrer à sa seule maisonnée. Bien sûr cela ne l’empêche pas de pointer régulièrement le bout de son nez pour vérifier que nous ne faisons pas de bêtises trop monumentales.

Je ne sais pas si les affaires sont aussi prospères que du temps de Tante Gaëlle et de ses parents, mais en tout cas, en ce qui concerne la serre, Oncle Jasmin est très fier des résultats obtenus depuis cet automne. Dehors, l’hiver a déjà déshabillé l’île de tout son feuillage, mais sous les parois de verre, la végétation abonde de vie et de couleurs. En outre, alors qu’il est difficile d’y mettre les pieds en été, l’endroit abrite une tiédeur bienvenue lorsque la température extérieure est suffisamment basse. Assis tous ensemble autour de la table en fer forgé, à grignoter avec gourmandise de succulents beignets, nous avions vraiment l’impression de prendre le thé au beau milieu d’une forêt tropicale, perdus avec délice dans un océan de vert.

La nuit n’a pas tardé à tomber, nous faisant migrer vers le salon et sa cheminée. Hermine et Oncle Jasmin se sont installés au piano, Manuela et Leslie se sont blottis dans un sofa pour les écouter, Léon a jugé prudent de surveiller par-dessus mon épaule ce que j’allais vous écrire, et nous voilà revenus au début de cette lettre.

En espérant que vous passez également de belles journées pleines de petites et de grandes joies,

Nous vous embrassons chaleureusement,

Basile