13- Trevor

Par Aylyn

Zoey. Son prénom flottait dans ma tête, s’y lovait. Elle s’en allait. Je suivis sa frêle silhouette jusqu’à la perdre de vue. Tiens, l’envie de m’en griller une était passée. Un brouhaha venant de derrière la porte m’avertit de l’arrivée des autres membres du groupe. Je me composai une expression neutre. Pas question d’amener les autres à me titiller sur le sujet. J’attendais déjà la traditionnelle question de Link. Il ne manquerait pas de me charrier sur le public féminin scandant mon nom durant la quasi-totalité de notre prestation. Qu’ils en profitent, qu’ils pensent ce qu’ils veulent me concernant. A présent, j’avais ce secret, cette étincelle de lumière dans mon obscurité.

 

Seul Matthew savait à quel point la noirceur de mes textes reflétait la réalité, à quel point j’avais été près de sombrer. Sans la musique… Je secouai la tête pour ne pas plonger dans l’amertume de mes souvenirs. J’avais eu de la chance de l’avoir à mes côtés pour remonter la pente, ne pas me lâcher même au plus profond de mon désespoir. Quand la tête de mon frangin apparut derrière le battant, je plongeai dans ses prunelles. Nous échangeâmes un regard lourd de sens. Rien de tel que de remuer le merdier des cauchemars pour effacer de mes traits un bonheur éphémère. Je rassurai Matt. A son léger froncement de sourcil je sus qu’il guettait le moment où j’allais me refermais sur moi-même.

T’inquiète, frangin. Je suis loin d’avoir des pensées négatives, si tu savais.

Je retins le sourire niais prêt à étirer ma bouche. L’évocation de Zoey suffisait à dissiper les ténèbres. Link et Seth déboulèrent à sa suite, interrompant cet échange silencieux. Les gars débordaient de cette énergie post-concert. Elle se traduisait par des piques bon enfant.

— Alors, Trev ?

C’était parti…

— Tu ne vas pas me dire qu’aucune ne t’intéressait ? T’avais le choix ! Sans les oreillettes, je pense que leurs cris me rendraient sourd. T’as qu’à te baisser mec et faire ton marché.

Je me contentai de secouer la tête. J’avais depuis longtemps compris que lui répondre ne mènerait à rien. Le silence, la meilleure des stratégies. Il finirait par en avoir marre, comme d’habitude. La seule variable se trouvait être la durée de son monologue. Parfois, Matt abrégeait la séance de torture en détournant son attention.

— On finit la soirée au bar du coin ?

Nouvelle conversation silencieuse avec mon frangin. Celui-ci proposa de pousser à la ville voisine pour éviter les fans. Bien joué, bro. Ni lui ni moi n’avions envie de remettre les pieds dans notre ancien repère. Trop de souvenirs, mauvais pour la plupart. Déjà que l’idée de jouer ici ne m’avait pas enchanté des masses… jusqu’à la rencontrer. Demi-sourire, mes pensées glissèrent vers elle quelques secondes puis je me repris.

— Bon, on y va ou on prend racines ? Je ne serais pas contre une bonne pression, là. Le matos c’est ok, Tim ?

— Les gars sont efficaces. Dans une dizaine de minutes c’est plié. Partez devant, je vous rejoins avec l’équipe de la salle. Pensez à m’envoyer l’adresse.

 

*

 

                Plusieurs bières plus tard, la tête à peine embrumée, je cessai de lutter contre la pulsion qui avait élu domicile dans mon esprit. J’avais beau chercher de nouveaux prétextes pour la repousser, elle revenait, idée fixe. J’annonçai au reste du groupe que je rentrai après avoir payé une dernière tournée. Michael ne manquerait pas de m’emboiter le pas. Qu’il vienne. C’était autant son pèlerinage que le mien, du moins en partie. Les mecs me chambrèrent sur mon départ précoce. Je me contentai de les saluer, réglai ma note et rejoignis le trottoir pour attendre le taxi. Michael se matérialisa à mes côtés, ombre familière dans mes pas.

                Dans l’habitacle, j’indiquai l’adresse au chauffeur. A mes côtés, je devinai la surprise de mon frère. Les yeux fermés, je laissai ma tête reposer sur l’appui-tête.

                — T’es pas obligé de m’accompagner, Mike.

                — Je sais.

                Sa réponse laconique clôtura l’échange. Fidèle à lui-même, il ne me laisserait pas seul. Je regardai défiler le paysage nocturne, familier et différent à la fois. Une sensation d’engourdissement picotait mes doigts. L’appréhension montait, lentement, inexorablement.

 

                J’enjambai le reste de mur à moitié effondré et recouvert de lierre sauvage. Utiliser ce passage après tant d’années me projetait dans le passé. Ce n’était pas la première fois que je me rendais ici hors des horaires d’ouvertures. À l’époque, cet endroit représentait les meilleures années de ma jeunesse. A la lumière de mon portable, j’atterris sur le sentier de terre sillonnant le cimetière.

De nouvelles tombes s’alignaient le long des allées. Pour autant, mes pas m’amenèrent sans encombre jusqu’à notre endroit. Mon corps se souvenait, je me laissai guider. Arrivé devant le vieux chêne, je restai un instant les yeux fixés au sol. Je m’obligeai à relever la tête.

                — Hé, Morgane. C’est moi. Tu ne t’y attendais plus, avoue.

Ma voix portait à peine dans le silence de ce lieu. J’aimais à penser qu’elle n’était pas loin, qu’elle gardait un œil sur moi. Je ne pouvais imaginer qu’elle ait complétement disparu.

                — Désolé de ne pas être venu avant, repris-je.  Désolé d’être parti… Désolé…pour tout.

Ma gorge se noua. Je me perdis dans la contemplation de nos initiales gravées dans l’écorce. Mes doigts agrippèrent le bracelet, l’étirèrent. Sur ma peau, le claquement me perturba à peine. Attirés par la nuit et les souvenirs ravivés, les démons rampaient à l’orée de ma conscience. Je posai mon front contre le bois rugueux, comme pour entrer en contact avec elle. Le nombre de fois où nous en avions touché la surface… Ma main se posa dessus, en effleura les aspérités avant de suivre les délicates ciselures des lettres. Puis, elle se déporta vers le bas, à la recherche du creux où nous cachions nos messages. Mes doigts s’arrêtèrent à quelques centimètres de l’ouverture noueuse, hésitants à s’y glisser. Je ne savais ce que je redoutais plus : ne rien trouver ou au contraire découvrir l’une de ses dernières missives.

Après une brève inspiration, je sondai l’espace du bout de l’index. Ma respiration se coupa. Comme mus par une vie propre, mes doigts se saisirent du minuscule rouleau de papier et le déroulèrent. A la vue de l’écriture familière, ma vue se brouilla.  Troublé, j’enfouis le feuillet dans ma poche sans chercher à en déchiffrer le contenu. J’essuyai maladroitement mes joues et pris une profonde inspiration. Je saluai mon amie et repartis à travers les allées. Une autre personne attendait ma visite.

Devant une stèle dépouillée de tout ornement, mon frère se recueillait. Je me postai à ses côtés. Nulle fleur n’égayait la plaque.  Cette constatation me fit mal.  Encore une personne abandonnée en arrière. La main de Michael me tapa doucement l’épaule.

— Elle n’a pas besoin de bouquet pour savoir que l’on pense à elle.

Il avait le chic pour toujours viser juste, sortir la phrase parfaite pour répondre à mes sombres pensées. Je hochai la tête sans pour autant me défaire de cette culpabilité bien ancrée.

« Pardonne-moi, maman. J’ai failli à ma promesse. Je n’ai pas été à la hauteur. »  Mes poings se crispèrent tandis que j’essayai de faire refluer la vague de tristesse prête à m’engloutir. Pourquoi étais-je venu au final ?  Cette visite ne rimait à rien à part replonger dans mes tourments. Je peinai soudain à respirer. Mes pieds amorcèrent un mouvement de recul et avant de m’en être rendu compte, je me retrouvai à enjamber de nouveau le muret pour atteindre la route déserte. Michael me rejoignit peu après et s’occupa d’appeler un taxi. De mon côté, j’encaissais le rappel de ma lâcheté.

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