Sur le trajet du retour, mon trouble n’avait pas échappé à Alix. Sans m’assaillir de question, ses regards avaient parlé pour elle. Tout en restant évasive, je lui avais confié avoir discuté avec quelqu’un lors de l’entracte, ainsi qu’à la fin du concert. Une expression de surprise, suivi immédiatement d’un grand sourire avait traversé son visage. Elle savait à quel point cela représentait une étape importante pour moi. J’avais moi-même encore du mal à y croire. Une fois rentrée, impossible de m’endormir. Mon esprit n’avait cessé de rejouer en détail ces moments, ces échanges. Je finis par succomber au sommeil à l’aube et les rêves prirent alors le relai.
Autant dire que le lendemain, je n’étais pas au mieux de ma forme pour travailler. Reprendre la routine quotidienne ne s’avéra pas facile. Cette parenthèse d’une soirée hors de ma zone de confort m’avait déstabilisé. Une ouverture vers une liberté que je m’étais refusée depuis tant d’années. J’avais touché du doigt ce que pouvait être une vie normale, celle que j’aurais connu si mes parents n’avaient pas disparu de ma vie. Retrouver la musique… Je savais que je n’en sortirai pas indemne avant même que le concert commence. Toutes les émotions qu’elle m’apportait à l’époque m’étaient revenues tel un boomerang. Et cette rencontre… Tel un zombie, j’errai entre les rayonnages et accumulai les erreurs d’inattention dans la mise en place des livres. La gérante ne manqua pas de m’en faire la remarque à la fin de la journée. Je lui promis de me ressaisir. Une simple rencontre ne devait pas me faire perdre de vue mes objectifs. Je comptai évoluer et avoir un poste fixe ici. Pour Kaleb.
*
Le jour suivant, je veillai à accomplir mes tâches avec rigueur et allai au-devant des demandes. Pour prouver ma bonne volonté, j’aidai à la réception de la livraison matinale et m’occupai ensuite de la gestion de la réserve. Une bonne heure plus tard, le chariot rempli pour le magasin, je sortis de la pièce en fredonnant à mi-voix. Les mélodies de Dark Hopes ne me quittaient plus, obsédantes. J’y puisai un entrain nouveau pour me lever le matin. Mon regard erra vers la vitrine. La chanson mourut sur mes lèvres. Je clignai des yeux, certaine d’avoir une hallucination. Mes pensées étaient tellement accaparées par cette rencontre que j’avais à présent l’impression de le voir dans la rue. Que ferait-il à Minneapolis ? J’ignorais tout du groupe, de son lieu de résidence à ses dates de tournées et ne ressentais pas le besoin d’aller scruter leur actualité. Je m’approchai de la vitre pour m’assurer de mon erreur. Sauf que ce n’en était pas une. Impossible de ne pas le reconnaitre, même si je ne l’avais vu qu’une soirée. Celle-ci s’était révélée assez mémorable pour que mon esprit en garde un souvenir impérissable. Je m’écartai de mon poste d’observation de peur de me faire repérer.
Derrière le rempart rassurant des étagères bien garnies, je suivais sa progression. Allait-il entrer ? Le souhaitais-je ? Les pas de la gérante non loin me forcèrent à reprendre mon rangement. Je saisis une pile conséquente et y ajoutai même deux livres restant sur le chariot. En équilibre instable, les ouvrages oscillèrent mais je renforçai ma prise dessus et montai les quelques marches de l’escabeau. A première vue, rien d’insurmontable. Je serrai les dents sous le poids pesant sur mon bras. Calée sous mon menton, les livres attendaient de trouver leur place. Une fois juchée à la bonne hauteur, je pris les deux premiers ouvrages et les insérai parmi leurs condisciples. La sonnette de la porte de la boutique tintinnabula. Le joyeux carillon attira mon oreille. J’essayai d’entendre le son de la voix du visiteur. Avec le bruit des pas de Janis, je n’y parvins pas. Contrariée, je repris mon travail, restant à l’affût des mouvements du client mystère. J’attrapai un troisième livre et cherchai sa place. Il se trouvait sur l’extrême droite de la rangée. En me penchant un peu, je pouvais le placer. Je tendis mon bras à l’extrême, grimaçant sous l’effort conjugué des livres à garder contre moi et l’extension de mon corps. Le livre s’inséra et mon centre de gravité bascula. J’essayai de me rattraper au barreau, sans lâcher la pile. Mon bras battit l’air à la recherche d’un endroit où se raccrocher, et mon pied dérapa. Je basculai tout en ayant une conscience horrifiée de ma chute.
— Lâchez les livres, hurla une voix.
Mon corps obéit sans réfléchir à l’injonction alors que je fermais les yeux en anticipant la chute. Mon souffle s’expulsa sous l’impact. Un impact moins brutal que prévu.