Par Jason, avec un ventre gargouillant, le 13 décembre 201*.
Il est des gouttes qui doivent déborder et des flots qu'on ne peut contenir,
Mais encore faudrait-il, à défaut d'endiguer, savoir comment agir.
J’ai eu droit à sa meilleure poker face, quand il est finalement monté. Franchement, j’apprécie. On a beau être entre mecs, je n’ai pas l’habitude de recevoir des gens, et encore moins des types à l’odorat surdéveloppé.
Il y a eu un petit moment de flottement quand il est entré. Ses yeux hétérochromes semblaient hésiter entre le lit et la chaise de bureau. Ma chambre n’est pas très grande : un lit simple, un bureau à droite de la fenêtre, et une bibliothèque gardant précieusement mes comics.
– Tu avais peur qu’on voie un peu le papier peint ? demande Greg, en levant un sourcil.
Il opte finalement pour le lit et se met à regarder les posters qui couvrent les quatre murs de la petite pièce.
– Ce n’est que de la peinture blanc cassé, fallait couvrir cette atrocité, dis-je en me laissant tomber sur la chaise.
La conversation s’engage facilement. Sa gêne a été vite oubliée, et la mienne a bien fini par disparaître aussi. En fait, ce n’est que maintenant que je sais à quel point il ne l’est pas qu’il a enfin l’air normal.
– Dis, ta mère n’était pas censée rentrer tôt ? demande Greg.
Je ne sais pas si ce sont les gargouillements répétés de mon estomac qui lui font poser la question ou s’il a également faim. À moins qu’il s’inquiète pour elle ?
– Elle a sûrement eu une urgence. On sort des pizzas du congélo ?
Il hoche la tête, mais il n’a pas l’air tout à fait à l’aise avec l’idée.
– Tu es sûr qu’on devrait ? Elle ne va pas être déçue ou quoi ?
– Oui, t’en fais pas. Ça arrive parfois qu’il y ait des urgences et qu’elle doive rester plus longtemps. Elle ne nous en voudra pas de manger sans elle.
En fait, je risquerais plutôt de me faire tuer si je laissais un invité avoir faim. S’il y a une chose avec laquelle ma mère ne rigole pas, c’est l’hospitalité, et en particulier la nourriture. Ceci dit, si je fais des pizzas surgelées et qu’elle arrive dans dix minutes avec un bon repas, ça ne va pas le faire non plus…
Voyons ce qu’elle en dit… Où est-ce que j’ai laissé mon téléphone ?
– Tu l’as laissé en bas, sur la table, lâche Greg.
Étonné, je m’immobilise et le regarde.
– Attends, même à distance tu peux savoir ce que je pense ?
Il lève les yeux au ciel.
– Mais oui, bien sûr. Surtout quand tu fouilles frénétiquement tes poches…
Je lui fais un grand sourire ; autant faire genre que j’assume et que c’était fait exprès. Il va me falloir un effort pour réussir à le voir normalement, si j’y arrive un jour…
Trois appels manqués pour un seul message : « J’arrive le plus vite possible, mais ne m’attendez pas pour manger, il s’est passé quelque chose, je vous expliquerai en rentrant. »
Un peu plus d’une heure depuis ce message et le dernier appel, et rien depuis. Je me demande bien ce qui a pu se passer pour qu’elle n’invoque pas simplement « une urgence » comme d’habitude.
– Ne me regarde pas comme ça, je n’en sais pas plus que toi, se défend Greg.
– J’imagine, oui, mais… t’aurais pas dû entendre mon téléphone sonner, toi ?
Je me retiens de secouer l’objet en question, me demandant s’il serait défaillant.
– Pas si tu l’as laissé en silencieux après l’école…
J’allume l’écran et vérifie l’icône. Une impulsion de l’index plus tard, je peux prétendre qu’il raconte des conneries et que mon portable a juste été défaillant.
– Bon, je vais sortir les pizzas. T’as une préférence ?
– Heu… Tu m’insultes si je te demande une Hawaï ? demande-t-il avec un grand sourire.
Je ne réponds pas et ouvre le congélo, je n’ai pas envie de discuter politique avec lui, et encore moins d’aborder une question épineuse comme l’ananas sur les pizzas. Y a des gens qui voient ça comme un crime. Perso, je m’en tape.
En sortant les cartons, cependant, force est de constater que Maman n’est pas spécialement neutre question pizzas, ou alors elle a cru me faire plaisir : cinq emballages, cinq pizzas pollo.
– Désolé, j’espère que t’aimes le poulet, dis-je à Greg en étalant devant lui la collection.
Il hausse les épaules et m’adresse un sourire narquois.
– Alors, c’est une passion partagée, ou bien ta maman ne les achète que pour toi ?
J’aime son sourire. Toute sa figure s’éclaire, ses yeux pétillent de malice ; alors même s’il est moqueur, je suis content de le voir. Plus que d’enfin en apprendre plus sur lui, je suis ravi qu’il laisse enfin un peu tomber les barrières. J’en oublierais presque le mystère qui l’entoure encore. Ou plutôt… Ça n’a pas d’importance qu’il soit un alien, un télépathe ou un superhéros. Tant qu’il peut sourire comme ça, je m’en fous.
C’est Greg qui m’avertit de l’arrivée de maman. On ne l’espérait déjà plus, ça fait des heures qu’il fait noir, et nous étions retournés dans ma chambre, où Greg se soumettait gentiment à mes tests. Qu’il ait réussi à entendre les pas dans l’allée ou les clés sur la porte alors qu’il a mon casque, pourtant assez isolant, sur les oreilles est une nouvelle preuve qu’il ne me raconte pas des bobards. Pas que j’en aie douté à un moment… Je repousse cependant à plus tard mes remarques sur son ouïe pour dévaler les escaliers au plus vite.
Maman a l’air exténuée. Son chignon est défait et ses traits sont tirés. Sa peau a une teinte légèrement jaune autour du nez, et les cernes sous ses yeux lui creusent de nouvelles rides qui la vieillissent. Avant que j’aie le temps de formuler une remarque ou de lui poser une question, elle m’attrape par la taille et me serre contre elle, les sacs de course déversant leur contenu à terre.
Je suis plus grand et plus fort qu’elle maintenant, mais son câlin est costaud. Je ne m’en plaindrai pas, si c’est ce dont elle a besoin maintenant. Inquiet, je lui tapote le dos, et attends qu’elle me libère de son étreinte. J’ai une conscience aiguë de la présence de Greg dans mon dos, quelque part à mi-chemin des escaliers. Désolé, mon pote, on dirait qu’elle t’a oublié.
– Tout va bien, maman ?
Elle ne répond pas tout de suite, mais finit par reculer d’un pas et me regarder.
– Ça ira mieux après avoir mangé un bout, la soirée a été éprouvante, dit-elle avec un sourire qui creuse des rides dans son visage. Mais avant de m’interroger, ne devrais-tu pas me présenter quelqu’un ?
– C’est évident, non ? dis-je en haussant les épaules. Greg, Maman ; Maman, Greg.
Greg finit de descendre les escaliers et vient vers nous. Il s’arrête un peu derrière moi et n’a pas trop l’air de savoir quoi faire. Je pense qu’il voudrait lui serrer la main mais qu’il n’ose pas trop.
– Bonjour, Madame, merci de m’accueillir chez vous.
Maman, elle, n’a pas cette hésitation. Elle n’aime pas trop la distance que crée le vouvoiement, elle a l’impression que les gens qui la vouvoient ne sont pas à l’aise. Alors elle fait deux pas en avant, et avant qu’il ait pu comprendre ce qui lui arrive, Greg se trouve pris dans une véritable étreinte maternelle.
– Sonya. Tu peux m’appeler Sonya, et dire « tu ».
J’ai d’abord vu Greg se crisper. Il a peut-être eu peur d’envoyer ma mère au plancher, mais elle tient bien debout, alors comme elle ne le lâche pas, il finit par se relâcher.
– Maman… Je pense que ça suffit, là. Ça devient embarrassant.
Enfin, ça n’a l’air de n’être gênant que pour moi. Greg a déposé sa tête sur l’épaule droite de ma mère. Ses yeux sont fermés, et je pense bien ne jamais l’avoir vu aussi apaisé. Maman lui caresse machinalement le dos et murmure des petits « là, là ».
Aucun des deux ne réagit à ma remarque, alors je les plante là. L’odeur de la nourriture les réveillera peut-être…
On reste à table avec maman pendant qu’elle mange. Et comme elle n’arrête pas de poser des questions à Greg, ça prend du temps. D’un côté j’ai envie qu’elle me rende mon ami, qu’on puisse monter et passer une bonne soirée entre mecs. De l’autre, je suis ravi qu’ils s’entendent si bien. J’avais un peu peur que Greg rejette ma mère. Elle l’aurait vraiment très mal pris. Enfin, en attendant je fais un peu troisième roue… Il est temps de changer ça.
– Sinon, maman, qu’est-ce qu’il s’est passé ?
Les deux autres se tournent vers moi ; on dirait presque qu’ils avaient oublié que j’étais là. Il y a un court silence qui m’est assez désagréable avant que finalement ma question semble lui tirer une réaction. Et franchement, à voir l’ombre qui passe sur ses yeux, je me dis que j’aurais mieux fait de ne pas la poser.
– Tu te souviens du patient dont je t’avais parlé ? Celui qui était dans le coma ? demande-t-elle doucement.
Je réfléchis un instant. Maman me parle souvent des malades dont elle s’occupe, et en général je n’y prête pas grande attention. Mais ce cas-là m’avait intrigué.
– Tu veux dire celui qui a disparu alors que vous pensiez qu’il ne se réveillerait jamais ?
Maman hoche la tête, mais ne dit rien. Greg a l’air plongé dans ses pensées, il a le regard fixe, dans le vide.
– Eh bien ? Qu’est-ce qu’il y a ? On l’a retrouvé ?
J’ai l’impression de lui tirer les vers du nez, je déteste ça. Mais elle a attisé ma curiosité.
Elle hoche encore la tête et sort finalement de son mutisme.
– On l’a retrouvé, pas loin de l’entrée des urgences… Mort. La jugulaire arrachée. Les traces de dents sont celles d’un grand canidé.
Elle énumère les faits comme le ferait un médecin légiste. Probablement comme l’a fait le médecin légiste. Celui qu’elle a appelé quand elle a découvert le cadavre sanguinolent. Je le vois dans son regard. Et que je ne puisse rien faire pour lui retirer ce trauma — pire ! Que je lui aie rappelé cette scène de cauchemar alors qu’elle passait un bon moment — me remplit de colère.
Et pendant que je bouillonne intérieurement, Greg se lève et va tranquillement poser une main sur l’épaule de ma mère. Elle pose son autre main sur la sienne et ferme les yeux. J’ai l’impression qu’il se passe quelque chose qui m’échappe. J’aimerais les rejoindre, mais… Et s’il se passait la même chose qu’auparavant ? Ou alors je touche juste…
Avant que j’aie le temps de bouger pour aller réconforter maman, celle-ci se lève. Elle nous adresse chacun un petit sourire, puis sort de la cuisine sur ces mots :
– Jason, chéri, tu sais où est le matelas supplémentaire. Je vous laisse, je vais me reposer un peu.
On n’a pas vraiment eu le temps de poser des questions, de réagir à l’annonce. J’imagine qu’elle ne veut pas en parler pour le moment. Pourquoi fallait-il que je rappelle ça ? Juste parce que je m’ennuyais ? Le silence gênant est de retour. Celui qui a si souvent accompagné mes repas lorsque maman devait faire des heures sup’.
– Tu ne pouvais pas savoir.
La main de Greg vient se poser sur mon épaule. Comme il a fait pour maman. Mon premier réflexe est de m’écarter, mais c’est idiot, alors je reste assis.
– Je sais. Mais c’est moi qui aurais dû la rassurer. J’aurais pu attendre qu’elle en parle elle-même aussi. Je…
Soudain j’ai la parole coupée. Greg s’est effondré contre moi. Son épaule a tout juste évité mon nez encore douloureux. Dans mon cou, je sens ses larmes silencieuses couler. Je n’y comprends plus rien, je suis hyper gêné, mais pour l’instant, je ne trouve rien de mieux à faire que de me taire et doucement lui caresser le dos.
Lorsqu’il finit par se reprendre, il renifle la morve qui lui coulait du nez (et qui a dû tacher mon pull, mais je préfère éviter d’y penser) et m’adresse un sourire désolé.
– Pardon, je…
Il se gratte derrière l’oreille, l’air de chercher ses mots. Je ne le laisserai pas trouver d’excuse.
– T’en fais pas. On monte pour en discuter tranquillement ?
– On ne peut pas faire comme si ça n’était jamais arrivé, j’imagine ?
Je secoue la tête, catégorique.
– Zéro chance, mon gars. Tu n’y échapperas pas.
– Bon, tu t’occupes du fameux matelas ? J’ai besoin d’un moment pour me repoudrer.
La grimace qu’il fait en lâchant cette connerie aurait sans doute été plus drôle sans la morve et les yeux rouges. Dommage, il en a gâché une bonne. Je souris quand même pour l’effort.
– Tu sais où est la salle de bain, je m’occupe de ton plumard.
Je sens qu’on est parti pour une bonne demi-nuit de discussion. Il n’a pas intérêt à me faire le coup du type crevé qui veut dormir. Je suis confus, frustré, mais par-dessus tout ça, je me sens triste. Et je ne sais pas pourquoi exactement. En essuyant la larme qui s’était écrasée dans mon cou, je me demande à qui elle appartenait vraiment.
J'avoue que je m'accroche aux branches pour tout renouer mais c'est ma faute, je n'aurai pas du faire une pause si longue !
En tout cas... Je suis team pizza ananas 🍍
Et entre la maman et Greg, j'ai trouvé ça assez dingue cette connivence. Ca m'a fait demander si la mère de Greg ne possédait pas également un don ?
Bref je file lire la suite ( enfin dès que je sors du dentiste 😭😭)
Je suis en train de bien avancer dans l'histoire, alors il ne devrait plus y avoir de trop long hiatus de mon côté !
Je ne juge pas les gens sur leur goût en pizzas :P.
La suite t'en dira peut-être plus ? x) (Je suis un monstre haha)
Bon, je suis complètement paumée, là. Qu'est-ce qui se passe exactement entre la mère de Jason et Greg ? Mais c'est super bien amené, super intriguant, et j'adore comme Jason est à la fois jaloux et étonné.
La relation entre les deux s'étoffe, et tu joues bien sur les ambiguïtés. En fait, ce chapitre aurait pu s'appeler : ambiguïtés. Tu nous balades avec un certain brio, je dois dire ;-)
Tu es paumée mais contente de l'être, c'est ça ? Merci pour tes gentils mots ! Je travaille à la suite ! :D
Et bon courage pour la suite !
Dès le début, le fait que la maman de Jason et Greg ça match aussi bien, je me disais qu'il devait y avoir anguille sous roche. Surtout après le contact. Est-ce que Greg a capté tout ce qui s'était passé et a fait en sorte de le faire oublier à la maman ? En fait, la mère a eu une telle réaction (surtout quand elle fait pat pat à Greg), que je me suis demandé si, elle aussi, avait pas des pouvoirs empathiques et qu'elle avait capté que Greg avait besoin d'un câlin.
Mais vu comment Greg s'est effondré sur Jason après... Clairement, je pense qu'il a vu des trucs qu'il aurait préféré ne pas voir et qu'il a essayé d'aider la maman.
Pour le patient, est-ce que c'est l'homme qui s'était enfui et après qui Jessica courait ? Mais c'était pas une goule ? Ou c'est la goule qui a tué le patient ? Ou alors, ya vraiment des loups garous dans le coin qui attaquent les goules ?
Rhaaa. Tellement de questions. Me faut la suite là, ya une trop jolie gestion du mystère et du rythme (alternance calme/bombe lâchée en faisant mine de rien) pour que tu me laisses dans un tel état :'( Courage pour la suite, je reviendrai voir sans faute !
Le chapitre répondra au moins à certaines de tes questions... Ce serait bête que tout devienne limpide tout à coup, hein ? :P
Je suis super content de lire tes hypothèses en tout cas !
Merci encore pour tous tes super commentaires !