S’il y a des miséreux dans la société, des gens sans asile, sans vêtements et sans pain, c’est que la société dans laquelle nous vivons est mal organisée. On ne peut pas admettre qu’il y ait encore des gens qui crèvent la faim quand d’autres ont des millions à dépenser en turpitudes. C’est cette pensée qui me révolte !
Louise Michel
Nous nous tenions en rond, les humains et les deux faées, autour des journaux étalés sur la table que nous avions débarrassée des couverts du goûter. Le Petit Journal et Le Petit Parisien paraissaient le soir, alors ils étaient les premiers à titrer sur ce qu’ils présentaient comme « L’affaire Bienvenüe ».
J’y lus avec avidité l’explication de la bienheureuse réapparition de mon oncle : il était invité hier à une soirée mondaine, ce qui lui arrivait à vrai dire rarement. Il n’était rentré que le lendemain matin. J’ignorais s’il était coutumier du fait ; peut-être avait-il une vie plus dissolue que je le pensais. Quand même, je n’imaginais pas cet homme sérieux jusqu’à l’austérité se perdre dans des plaisirs vulgaires. Quoi qu’il en soit, il avait regagné l’appartement en milieu de matinée pour découvrir son atelier éventré et la police sur les lieux. Je ne visualisais que trop bien la dévastation dont il avait été le témoin et le choc qu’il avait dû subir.
Je ne savais plus quoi faire.
— Il doit s’inquiéter pour moi… Il faut que je rentre… que je lui dise…
Les mots moururent dans ma bouche comme j’évaluais les implications de mon retour à la maison. C’était le renvoi assuré à Rennes ; mon oncle aurait à cœur de me mettre à l’abri le plus vite possible. Je ne pouvais l’en blâmer.
— Je ne peux pas… Je ne peux pas, c’est certain.
Ma voix s’affermit comme Louise levait les yeux vers moi.
— Je refuse de courir me cacher sous les jupons de ma mère. Je veux rester à Paris.
— Sans compter, ajouta Jules, que les faées peuvent pas survivre loin de Paris.
Je portai une main horrifiée à ma bouche. J’ignorais tellement de choses. Je me rappelai soudain le petit livre que j’avais pris dans le laboratoire de mon oncle. Zut, je l’avais laissé dans la cuisine. Mon Dieu, comment ce faée que le destin avait mis sur ma route allait-il s’en sortir avec une humaine aussi incapable ?
— Le faée… Bien sûr, le faée ! murmura Louise. C’est votre atout, Léontine. Voilà une piste que votre oncle ne pourra pas suivre.
Qu’avait donc Louise en tête ? Elle me fit un signe péremptoire en désignant le fauteuil.
— Vous avez besoin d’un peu plus d’explications, jeune fille.
Je soupirai de soulagement. Je ne pouvais pas rester dans une telle méconnaissance des faées et de mon pouvoir sur eux.
₰
Louise était une formidable enseignante. Ses explications étaient claires, structurées, simples. Surtout, elles me rassuraient : une fois mon faée capable de parler, il saurait me guider. Quand on ne brusquait pas les choses, une relation profonde se nouait entre la faée et son partenaire humain. Louise insista sur le mot « partenaire ». Ailleurs, j’avais entendu « propriétaire » et je saisissais bien la nuance. Certes, on pouvait ordonner à une faée d’accomplir les volontés de son maître, cependant une véritable collaboration ne pouvait s’épanouir qu’entre des égaux dont chacun prenait à cœur les intérêts de l’autre.
De là naissait la magie, alchimie subtile de pouvoirs encore mystérieux. Tout devenait possible : créer des illusions bien sûr, mais aussi déplacer des objets à distance, interagir avec un élément comme l’eau, le feu ou l’air, animer de la matière ou des images, et surtout contrôler ces armées d’ouvrières que j’avais aperçues en ville. La liste restait incomplète ; il existait probablement une myriade d’autres prouesses dont personne n’avait idée. La limite n’était peut-être que celle de l’imagination humaine. À chaque paire de découvrir ses talents.
Louise n’insista pas trop, car tout cela ne pouvait advenir qu’avec de la patience : du temps était nécessaire pour bâtir un lien de confiance, de respect mutuel, d’entraide. Précisément, le temps, c’était ce qui me manquait.
Elle n’était cependant pas à court de suggestions :
— Nous devons tenter d’établir le contact avec ce faée. Si c’est trop tôt, tant pis, nous aurons essayé. Personne n’en pâtira. Le tout, c’est de se mettre dans de bonnes conditions.
Pendant plusieurs minutes, elle nous dirigea, Jules et moi : fermeture des volets pour se protéger de la clarté vive du jour, arrangement du fauteuil et des chaises en cercle autour du guéridon et disposition de quelques bougies pour créer une lumière douce. Il fut décidé d’y ajouter des pommes – la plupart des faées raffolaient des pommes. Je fus chargée de les couper en quartier, avec la consigne de ne pas retirer les pépins, partie la plus appréciée.
Nous étions prêts.
J’extirpai avec précaution le faée de la poche dans laquelle il avait élu domicile. Il s’éveilla en grognant et frotta de ses longs doigts ses oreilles pointues, puis me regarda de ses grands yeux curieux. Je m’étonnai que Jules et Louise ne perçoivent pas ces manifestations pourtant bien réelles pour moi. Leurs faées, elles, n’avaient rien raté. Elles se propulsèrent vers lui, l’une qui battait des ailes, l’autre qui planait au mépris de la gravité jusqu’à quelques centimètres de ma main. Elles commencèrent à lui parler dans un langage auquel je ne saisis rien. Comme plus tôt, il cracha d’un air inamical, si bien que je le posai vite sur le guéridon, où un quartier de pomme calma son agressivité.
Pendant qu’il se régalait, nous nous assîmes, puis joignîmes les mains. Louise nous guida d’une voix apaisante. Il était question de synchroniser nos respirations, de sentir l’énergie couler entre nous. Je ne compris pas trop de quoi il retournait, mais je ressentis une forme de bien-être à l’écoute des mots de Louise. La paume de Jules était chaude contre la mienne. Je n’eus pas pour autant la sensation qu’il se passait quoi que ce soit. Pourtant, quand je rouvris les yeux que j’avais fermés sans y prendre garde, Jules et Louise regardaient vers le guéridon avec curiosité. Ils voyaient mon faée !
Pendant ce temps, les deux faées avaient continué à parler à ma boule de poil, qui paraissait plus réceptif. Ses oreilles bougeaient de façon comique, orientées d’un côté ou de l’autre selon qui s’exprimait. Excitée, Amaïs revint à toute allure vers Louise et lui débita tout un discours dans le creux de l’oreille. La vieille dame hocha la tête avant d’esquisser un sourire dans ma direction.
— Il n’est pas encore prêt à communiquer, mais il nous comprend. Il commence à recouvrer ses esprits. Amaïs va lui demander de nous montrer ce qui s’est passé la nuit dernière chez votre oncle.
J’allais répondre que je n’étais pas sûre que ce soit une si bonne idée, quand la pièce s’effaça.
₰
On n’avait pas soufflé les bougies, c’était plutôt comme si j’avais été transportée ailleurs, dans un endroit obscur et étroit. Je sentais encore, dans une autre réalité, la main de Jules ainsi que celle, plus sèche, de Louise.
Dans le noir absolu, j’entendis une porte s’ouvrir. Un chuchotement d’agacement fit écho au grincement des gonds mal huilés. Au bout d’un instant, la porte se referma lentement sans pour autant que le couinement soit plus discret.
— Quelle calamité, cette porte !
Mon cœur rata un battement et s’accéléra. C’était un murmure à peine audible, cependant…
— C’est la voix d’Hippolyte, soufflai-je. J’en suis sûre.
Impossible de me tromper. La présence de mon frère devint palpable, comme s’il était à la fois ici, avec nous, et là-bas, dans l’atelier de mon oncle. Que venait-il y faire en pleine nuit ? Ce n’était pas innocent, il devait savoir que son propriétaire s’était absenté.
Cherchait-il quelque chose ?
Et pourquoi ne voyions-nous rien ? La lune était gibbeuse en ce moment, son ventre rebondi projetait assez de lumière pour éclairer ce qui se passait sous la grande verrière.
Sous le coup d’une de ces déductions qui nous surprennent nous-mêmes, je compris tout à coup : le faée se trouvait déjà où je l’avais déniché, à l’intérieur du sofa, avant le début des événements. Il avait assisté à tout, bien à l’abri dans son petit cocon. Comment était-il arrivé à un endroit aussi incongru ? Avait-il atterri là depuis l’univers des faées, en une trajectoire assez peu contrôlée ? Est-ce qu’Hippolyte avait enfin réussi à ancrer un faée dans notre monde, mais d’une façon un peu… brouillonne ? Ou si c’était moi, quatre jours auparavant, dans ma tentative désastreuse ? Ce pauvre faée avait-il passé tout ce temps dans la garniture du canapé ?
Les bruits qui provenaient de l’atelier me firent oublier le faée. C’était un puzzle à reconstituer : des frottements de pas, des objets déplacés, des livres feuilletés, des tiroirs ouverts et refermés. Je voyais presque les mouvements d’Hippolyte dans la pièce, ponctués de chuchotis de dépit ou d’espoir. Il cherchait bien quelque chose, aucun doute là-dessus. Si l’on en croyait ses lamentations à voix basse, sa quête jusqu’ici restait infructueuse.
Superposé au bruit de la fouille commença à enfler un grondement, dans lequel je reconnus ce qui m’avait réveillée au milieu de la nuit.
Hippolyte s’interrompit ; je pouvais presque sentir son hésitation, son questionnement.
— Madoué, va te cacher dans le laboratoire secret ! lui intimai-je. Qu’est-ce que tu attends ?
Je mordis mon poing de frustration en me rappelant que la scène ne se passait pas ici et maintenant.
En quelques secondes, le bruit atteignit un niveau cacophonique. J’entendis mon frère se précipiter – vers la sortie ou le laboratoire ? – mais tout explosa à cet instant.
— Mon Dieu ! criai-je.
La main de Jules serra la mienne, dans le but de me rassurer ou de m’ancrer dans le présent. Je la pressai en retour, puis replongeai dans l’atelier : je devais savoir ce qu’il était advenu d’Hippolyte.
Le raffut était infernal ; il s’y superposait à présent une odeur bizarre, comme celle de la cire de bougies ou de l’huile chaude. Des voix se croisèrent dans une tentative de dominer le fracas.
— You made a fine mess, Fox!
— How else did you want to enter, Weasel? With a knock on the door and flowers in your hand?
— Hilarious! We could have been more subtle.
— Yes, but there is no time. And so far, we’re very lucky. So now, stop talking, grab the boy and let’s go!
Je perçus des grognements et halètements, durant un temps assez long. Après un changement dans le régime des moteurs, l’engin s’éloigna en nous laissant dans le silence de la ville endormie.
La faible lumière des bougies réapparut ; je me retrouvai dans le salon de Louise. Nos mains se séparèrent et chacun se frotta les yeux, les joues ou se gratta la tête avec un air de confusion.
— Qu’est-ce qu’ils ont baragouiné ? questionna Jules.
— Quelqu’un a compris ? m’affolai-je. Hippolyte est-il blessé ? Est-ce qu’ils l’ont emmené ? C’étaient qui, ces types ?
Louise leva une main apaisante et nous traduisit sobrement le dialogue :
— Ils se sont querellés, puis l’un a dit à l’autre que le temps leur était compté. Il lui a intimé de se taire et d’attraper le garçon. Je crois que c’étaient des Américains.
— Des Américains ? Mais pourquoi ont-ils enlevé mon frère ? Qu’est-ce qu’ils voulaient ?
Louise écarta les bras en signe d’ignorance.
— Ils n’ont rien révélé de plus, Léontine.
— Le plus probable, c’est qu’ils l’aient emmené pour faire pression sur ton oncle, affirma Jules.
— Oui, sans aucun doute, répondis-je.
— Et qu’est-ce qu’il recherchait, ton frère, dans l’atelier, en l’absence de ton oncle ? reprit Jules.
Je me sentis blessée, parce qu’à l’évidence, Hippolyte m’avait caché quelque chose, ainsi que j’en avais eu la vague intuition l’autre jour, à travers la vapeur de mon chocolat chaud.
— Il paraissait feuilleter des papiers, nota Louise.
— Je ne sais pas ce qu’il cherchait, avouai-je, mais je dirais bien que c’est cela que nous devons découvrir. À notre tour de fouiller l’atelier !
J'aime beaucoup le retour du personnage d'Hippolyte. Que cherchait-il donc ?
Je suis ravie de la lecture de ce chapitre, bien ficelé !
Désolé de ne pas avoir posté d'autres commentaires durant ma lecture, j'étais beaucoup trop entraîné par ton histoire pour m'accorder un répit. En effet, tout s'enchaine avec fluidité, péripéties en péripéties, et nous lecteurs, sommes là, haletants, se demandant avidement quelles épreuves Léontine va à nouveau surmonter. Sa relation avec son faée promet d'être aussi intéressante qu'adorable ! :)
Je me suis également régalé de tes "notices biographiques" même si je partage l'avis de Opheliedlc : Je pense qu'elles gagneraient à sortir du cadre en ajoutant le rôle de ces personnages historiques dans le monde fantastique que tu leurs as créé. Cela serait encore plus intéressant que ça ne l'est déjà, je lirais goulûment chacune d'entre elles ! x)
D'un œil plus critique, je trouve que justement, tout s'enchaîne même "trop" rapidement. Tu ne prends pas assez le temps d'approfondir ton idée que tu vas à l'autre. D'un côté, tu gardes bien fraîchement ton lecteur, ce qui est une bonne chose ; d'un autre, on n'a pas vraiment le temps de digérer certaines informations. Pour un rythme plus "lent", je te conseille d'essayer de creuser les descriptions, surtout expressives. Quand Léontine rencontre Jules ou Louise, je pense que décrire leurs expressions enrichirait ton texte, et je suis certaine que tu sauras bien le faire. Tu as du talent !
En prenant plus conscience du visage de tes personnages, tu leur donneras ce côté mystérieux très recherché... celui où on s'interroge plus profondément sur ton personnage/ses objectifs/pourquoi il aide le protagoniste, etc. La contrainte dans ceci, c'est qu'il doit forcément avoir une raison pour que le personnage agisse comme ça.
Ce conseil te servira surtout pour une éventuelle relecture. Pour le moment, concentre-toi sur ton objectif ! Ton histoire est formidable et avec de multiples qualités, elle a réellement du potentiel !
En attendant, comme Sissi, je vais attendre bien sagement la semaine prochaine pour connaître la suite ;)
Puisse ton imagination s'étirer jusqu'aux étoiles !
Pluma.
Ce n'est pas grave si tu n'as pas commenté, c'est bien aussi d'avoir ton impression au bout de plusieurs chapitres.
Je note tes remarques sur les notices bio, et sur le rythme rapide. En général, j'ai tendance à rajouter des choses plutôt que d'en enlever quand je reprends le texte, donc ton conseil me parle bien. Le premier jet, c'est pour poser l'histoire, le second pour peaufiner et prendre le temps de creuser certaines choses, comme les descriptions de persos, leurs motivations ou leurs actions).
Merci pour tes retours, entre toi et Sissi, vous me boostez bien !