Une expédition nocturne dans l’atelier de mon oncle – ou ce qu’il en restait ? Jules n’était pas convaincu par mon argumentation, il me le montra en comptant sur ses doigts :
— Fouiller l’atelier ? Un, l’accès sera surveillé par la police. Deux, c’est bien joli de fouiller l’atelier, mais si on ignore ce qu’on cherche, on n’a aucune chance.
— D’ici ce soir, je saurai ce que c’est, affirmai-je. Cela m’échappe pour le moment, mais il y a quelque chose qui me trotte dans la tête. Comme un indice, qui se balance sous mon nez et que je ne distingue pas encore.
— Si ça se trouve, ça n’a aucun rapport avec l’enlèvement, insista Jules.
Avec une confiance que j’étais loin d’éprouver, je remontai mes lunettes devant mes yeux et projetai le menton en avant.
— Tu as une autre piste ? Non, alors on va suivre celle-là ! On verra bien où elle nous mène.
Un soupir interrompit nos chamailleries. Épuisée, Louise s’était enfoncée dans son fauteuil. Elle accusait pleinement son âge, à présent ; je compris qu’elle avait puisé dans ses forces pour nous aider. Amaïs nous regardait avec les sourcils froncés, une expression sévère sur son visage hâlé.
— Je suis désolée, Louise, bafouillai-je, nous n’aurions pas dû vous mettre ainsi à contribution.
— Bonne Louise, comment pouvons-nous te rendre service ?
— Tu es gentil, Jules. Vous êtes adorables, tous les deux. Ça ira mieux dans un moment. Partez sans crainte. Je suis contente si je vous ai été utile.
Elle me tendit les mains et serra les miennes avec chaleur.
— J’espère que tu retrouveras ton frère. N’oublie pas que ton faée est ton meilleur allié. Reviens me voir si tu as des questions faéeriques trop compliquées pour Jules.
— Je vous remercie Louise, vous êtes une perle.
Elle sourit à ma déclaration spontanée. Jules, lui, tordit la bouche, mais garda le silence. Je lui adressai un petit rictus moqueur.
— Je te souhaite bonne chance, Léo, conclut Louise. N’oublie pas non plus que tu peux devenir tout ce que tu veux !
Cette déclaration me fit venir les larmes aux yeux. En une seule rencontre, elle m’avait compris mieux que quiconque. Je cachai mon émoi en murmurant le mot-clé du mage. Léonard m’enveloppa. J’attrapai le petit faée qui s’était endormi sur le guéridon, le ventre plein. Je le remis doucement dans sa poche, presque sûre maintenant que je l’avais appelé sans le faire exprès. Quel imbroglio !
₰
Jules était à l’évidence peu enthousiasmé par mes idées d’exploration nocturnes. Alors que nous nous hâtions vers l’arrêt de l’omnibus, sa formulation prudente confirma mes craintes :
— Quoi qu’on fasse ensuite, je dois livrer mes journaux. Tu m’attendras à la maison du peuple ?
Sans me laisser le temps de répondre, il se lança dans de grandes explications embrouillées d’où il ressortait qu’il était horriblement en retard pour sa livraison, mais devait passer d’abord au Café de la Gare, avant d’aller chercher ses exemplaires du journal à l’imprimerie pour commencer la distribution. Il devint écarlate quand je lui signalai que la logique de son détour par le bar m’échappait. Comme je le pressais, il finit par m’avouer avec embarras qu’en plus de travailler pour Le Petit Parisien, il fournissait à un autre genre de clients L’Écho Anarchiste, un journal interdit qu’il récupérait au café. Grâce à une illusion, les deux journaux se confondaient : aux yeux de tous, il ne livrait que Le Petit Parisien, un boulot légitime, à défaut d’être bien payé. Tant qu’il n’inversait pas les destinataires…
Le passage de l’omnibus me dispensa de réagir. Jules, livreur clandestin de journaux prohibés ? Je n’étais pas vraiment surprise. Cela le nimbait d’une aura nouvelle, malgré ses oreilles couleur tomate et son air coupable. Il pouvait s’en défendre, néanmoins un certain goût du risque l’habitait. Il ne refuserait pas mon expédition nocturne, j’en faisais le pari.
Le trajet dans le véhicule brinquebalant me laissa le temps de douter de mon plan. Que cherchait Hippolyte ? Une quantité invraisemblable de papiers gisait dans l’atelier, dans le plus grand désordre. Un manuscrit ? Un schéma ou un dessin ? Des lettres ? Comment le savoir ? Cela pouvait être n’importe quoi. Je me repassai nos dernières conversations, mais rien ne m’y indiqua le moindre indice. Nos chances de succès m’apparaissaient minces ; pourtant, quelle autre piste pouvais-je suivre ?
Le détour par le bar me valut une salve de questions indélicates sur les amours de Jules. Je jouai le rôle du bon ami à la discrétion indéfectible tandis qu’il me fusillait du regard. Il bouda ensuite jusqu’à la maison du peuple.
— Tu peux te reposer dans ma chambre en attendant mon retour, concéda-t-il en arrivant.
Il m’expliqua comment l’atteindre, puis se détourna pour partir. Je l’apostrophai :
— Eh, Jules, je sais ce que mon frère voulait. Je dois absolument le récupérer ; je t’en parlerai tout à l’heure.
— D’accord, grogna-t-il.
Je pris ce vague assentiment comme une promesse. Il n’avait pas intérêt à s’en dédire. Quant à moi, il me restait une heure et demie, peut-être deux au maximum pour découvrir vraiment ce que cherchait Hippolyte… ou pour inventer un mensonge convaincant qui persuaderait Jules de la nécessité de visiter l’atelier.
₰
La pièce dans laquelle j’aboutis après m’être d’abord égarée ne correspondait pas à l’idée que je me faisais d’une chambre. Dans une autre vie, avant la maison du peuple, c’était sans nul doute un cabinet de travail, comme l’attestaient deux imposantes bibliothèques ainsi que le bureau monumental qui trônait devant la fenêtre. À présent, échoué au milieu de l’espace, un lit bateau déparait le décor. Des vêtements entassés sur le fauteuil achevaient de ruiner l’ambiance studieuse. Des coupures de journaux épinglées au mur du fond, tout autour de la porte, ajoutaient à la confusion que je ressentais. Elles n’étaient guère lisibles, car la seule lampe – installée sur le bureau – diffusait une lumière anémique.
On m’avait souvent dit qu’une chambre reflétait la personnalité de son occupant ; celle-ci me déroutait par son foisonnement. Celle de mon frère Louis, avec ses illustrations anatomiques, montrait son attachement à la médecine, celle de ma mère était couverte de scènes de martyres qui m’avaient toujours donné envie de passer au large. Celle de mon père, maintenant que j’y réfléchissais, était nue, comme s’il n’osait afficher sa singularité qu’à l’abri du regard de son épouse, dans son cabinet en ville, bien particulier avec ses croquis architecturaux. Quant à Hippolyte… mieux valait ne pas y penser. Je reniflai avec agacement en sentant venir les larmes.
Au second reniflement, j’entendis un remue-ménage ; une tête émergea de ma poche de redingote. Le faée grimpa prestement le long de ma manche, sauta sur le sommet de mon crâne et de là, bondit vers la bibliothèque la plus proche. Ensuite, je le perdis de vue comme il se propulsait d’un meuble à l’autre en un manège si rapide qu’il donnait le tournis. Au terme de son exploration, il se laissa tomber sur le lit avec un soupir théâtral :
— Pas une bécane ici, quelle misère !
Je sursautai et balayai la chambre du regard, tant sa voix était inattendue. Un registre de basse, incroyablement grave et rauque pour un être si petit. Nous étions bien seuls, cela ne pouvait émaner que de lui.
— Comment cela ? balbutiai-je stupidement.
— Pas… de… mécaniques ! De machines, comme dans l’atelier de Monsieur Bienvenüe ou pendant la construction de la tour.
Je luttai contre l’impulsion de lui lancer que je n’étais pas demeurée et que je savais ce qu’était une machine, merci bien. Cela n’aurait pas été de bon augure pour nos relations, alors je me mordis la lèvre et me focalisai plutôt sur ce qu’il avait dit.
— Tu as participé à la construction de la tour… la tour de M. Eiffel ?
Il se rengorgea, menton levé :
— Ruchière ordinaire, puis de première classe et, ensuite, promu manœuvre qualifié. Présent de la première poutrelle jusqu’au sommet.
Mon oncle – ou peut-être mon frère – m’avait appris que la tour avait été le premier chantier faéerique d’importance, un test grandeur nature de ce que les faées pouvaient apporter au secteur du bâtiment. Démonstration réussie, puisqu’on avait divisé les coûts de la construction par dix et sa durée par quatre : plus d’échafaudages, des ouvrières fortes et infatigables qu’on n’avait pas besoin de payer ; pour ainsi dire, on avait dépassé grâce aux faées les contraintes matérielles terrestres.
Je me fendis d’un :
— C’est impressionnant. Qu’est-ce donc qu’une ruchière ?
Il eut un geste dépréciatif.
— Une faée ordinaire, perdue dans la moutonnaille, une ruchière de la ruche.
Le monde des faées comme une ruche, avec ses… ouvrières ? Quelle analogie intrigante ! Venait-elle des humains ou des faées elles-mêmes ?
— Vous avez une reine, chez les faées ?
Il me regarda avec une expression indéchiffrable. M’aventurai-je en terrain délicat ? Ou peut-être mon interrogation n’avait-elle aucun sens ? Je me hâtai d’enchaîner sur un sujet neutre.
— Comment dois-je t’appeler ?
Il lissa ses oreilles comme si la question ne l’avait pas effleuré. Très vite pourtant, ses yeux dorés pétillèrent alors qu’il grondait, de sa voix caverneuse :
— Gustave, comme M. Eiffel. Ou plutôt Gus ! Ça jette son jus, non ?
— Eh bien, je suis ravie, Gus. Moi c'est Léontine, ou Léo. J’espère que nous allons bien nous entendre.
Un grognement me répondit, suivi d’un aboiement de dérision.
— On s’entendra bien si chacun touche son magot. J’suis pas venu pour des nèfles !
Surprise, je reculai jusqu’au fauteuil, sur lequel je me posai – ou plutôt je me juchai sur la pile de vêtements entassés là. Les mots d’Hippolyte me revinrent à l’esprit : non, les faées ne sont pas de mignons petits lutins. Et celui-là avait l’air sûr de ce qu’il voulait. À peine commençait-il à parler que je découvrais des profondeurs insoupçonnées au-delà de son apparence de peluche expressive. Enfin… quand j’arrivai à comprendre son argot populaire. Je parvins à articuler :
— J’écoute.
— Je peux te prêter le pouvoir des faées. Le couac, c’est que tu ne sauras pas quoi en faire si je ne t’explique pas tout. Sans mon expertise et mon assistance, tu peux te fouiller !
Il arborait une moue bravache que j’aurais pu trouver comique, mais me remémorer le néant avide d’où il s’était hissé m’ôtait toute envie de rire. Qu’était-il vraiment ?
— J’écoute toujours.
— En échange, tu m’aides à poser mes malles dans ce monde et à en domestiquer les bécanes.
— Il n’y a pas de machines chez les faées ?
— Ce sont des copies à la mie de pain, des décors, de l’épate. Aucun intérêt.
— Apprendre à utiliser les machines, ça, c’est faisable, mais que veux-tu dire par poser tes malles ?
— À c’t’heure, toi seule peux me voir et me toucher. J’ai un pied dans chaque univers. Je compte basculer totalement de ce côté. Installer ma piaule chez vous.
— J’ignore comment, ou même si c’est possible.
— Je t’demande pas de décrocher la lune. Ça doit être faisable si tu m’aides, j’m’occuperai du comment.
Dans quoi est-ce que je m’embarquais ? Il paraissait avoir tout prévu, alors que j’étais l’oie blanche, la petite Bretonne sortie de sa paroisse qui ne connaissait rien à rien. Il souriait d’une façon assurée qui ne me disait rien qui vaille.
— Et si je considérais que les choses sont bien trop compliquées avec toi ? Je pourrais appeler une autre faée qui serait bien contente de se trouver là et qui ne poserait pas toutes ces conditions.
Son sourire s’élargit. Il croisa les bras sur sa poitrine, tête penchée pour bien me regarder dans le blanc des yeux :
— Vas-y, Léo ! Replonge dans le nether pour dégoter une autre faée.
Je retins une envie de me tortiller sur mon siège. Comment savait-il que j’avais été terrifiée ? Le lien entre nous était-il plus intime que je l’imaginais ? Sa familiarité – que je n’avais même pas relevée – n’en attestait-elle pas ? Un frisson me remonta le long du dos à cette pensée. Les faées étaient des individus, d’après Louise. Peut-être avais-je tiré le gros lot de la tombola avec celui en face de moi. Il attendait avec patience que je réagisse, mais il paraissait tellement sûr de lui. En même temps, ce qu’il offrait était tentant : le pouvoir des faées permettait bien des choses ; on était loin d’avoir tout exploré.
— Pourquoi ne veux-tu pas retourner dans le monde des faées ?
— Y a là-bas que le reflet de ce monde. Et il est réservé à quelques-unes.
J’écoutai à peine sa réponse, qui m’aurait passionnée quelques heures avant. Je venais de réaliser que je n’avais pas vraiment le choix, au final. Je manquais de temps. Et, puisqu’il me poussait dans mes retranchements…
— D’accord, je t’aiderai. Mais seulement si je retrouve mon frère sain et sauf, et vite. Sinon, tu ne me sers à rien. De toute façon, si je dois retourner à Rennes, chez mes parents, tu seras bien obligé de partir.
Il fit un saut périlleux arrière, rebondit sur le lit, prit appui sur une bibliothèque puis atterrit sur mes genoux.
— Tope là ! Je veux même bien te pardonner pour m’avoir donné une bobine aussi tarte.
— Tarte ? Tu veux dire ridicule ? Tu as l’air plutôt féroce, avec tes cornes, cela doit te plaire.
Il grogna avec une moue dégoûtée, mais alla se poster devant la vitrine d’une des bibliothèques ; il considéra son reflet en lissant ses cornes des doigts.
— Mouais, les cornes, ça va, pas comme le reste. On dirait un goussepin, regarde cette tête de môme ! Et pis, j’aurais préféré des clignots rouges, pour la férocité… Ah, y me faudrait une tenue.
Je le vis effleurer des doigts son corps comme s’il en mesurait les proportions. Il fit ensuite de ses longues mains des mouvements cabalistiques étranges et sinueux. Pour finir, il les descendit le long de son buste, tandis que devant mes yeux ébahis apparaissait sur lui un pantalon et une veste de travail, comme ce que portaient les ouvriers des chantiers de construction.
— C’est bath ! fit-il.
Il se tourna vers moi pour me faire admirer le résultat. Je faillis éclater de rire. Voilà que j’avais déniché un faée qui, non content de jouer les mauvais garçons, se montrait coquet… Cela dit, le procédé m’impressionnait.
— Très joli ! le complimentai-je.
— C’est pas censé être joli ; faut bien que je protège toute cette fourrure salissante que tu m’as collée.
Il grommela quelques imprécations à mon intention en secouant la tête comme s’il me trouvait décidément très obtuse. Cela promettait.
— Au turbin ! intima-t-il. Si on allait voir ce que ton oncle sait de cet enlèvement ?
— J’aimerais bien, mais comment le découvrir ?
Ses sourcils se levèrent en accent circonflexe et il me toisa avec commisération :
— Rien de plus simple, on va aller l’asticoter, le tonton.
Je reprends ma lecture apres une trèèès longue pause, et je dois dire que je ne suis pas perdu, ce qui veut dire que l'histoire m'est bien restée en mémoire, une histoire mémorable! Gus a l'air d'avoir son propre agenda, qui n'inspire pas confiance...
C'est super et ça l'amènera surement à évoluer dans sa relation avec les autres.
Je commence à me demander si Gus est vraiment "son" familier.
J'imaginais qu'il en avait un peu puisqu'il avait tendance à grogner, mais là, elle a gagné le gros lot Leo. D'ailleurs ça tranche avec elle. On aurait pu imaginer une faee au caractère plus doux. Mais j'aime bien l'idée de ce fae qui n'a pas sa langue dans sa poche.
J'aime beaucoup le personnage de Jules. Leontine a un peu trop tendance à le prendre pour son serviteur qui doit exécuter toutes ses demandes. Elle se sert de lui. J'espère qu'elle changera sur ce point là.
Hâte de voir la confrontation avec l'oncle.
A bientôt.
C'est super que tu me dises comment tu ressens les personnages, ça m'aide à voir si on les "reçoit" bien comme je l'avais imaginé !
Oui, Léo a une petite tendance à jouer les petits tyrans avec Jules et à le prendre pour son "larbin". C'est qu'elle est un peu formatée par son milieu social bourgeois, qui considère le "bas peuple" comme inférieur...
Merci de ton commentaire, à bientôt !
PS j'ai changé la fin du chapitre 7 et le début du 8 (l'agression dont léo est victime). Ce ne sont que deux ou trois paragraphes, mais bon, je te le signale, car ça aura un impact sur la suite...