14. En(Tour)é

Il était une fois une tour. La Tour.

Cette Tour était entourée d’une ville. La ville de Domélyl, capitale du monde.

Et au-delà de cette ville, s'épanouissaient des forêts, des prairies, des montagnes.

Et au plus profond de ces forêts, de ces prairies, de ces montagnes, la magie régnait.

Mais pas celle des Anges, pas cette magie artificielle que ces démons injectaient dans leurs veines.

Cette magie-là était la plus belle qui soit. Une magie douce. Une magie ancienne.

Une magie qui s’écrivait, avec de belles courbes, sans aucune violence.

La magie des Scribes.

 

Il était une fois un grand et noble roi. Le roi des Scribes, dirigeant de la ville d’Elnayr.

Ce grand roi rêvait de renverser la Tour afin de libérer les pauvres habitants de Domélyl.

Mais ces démons d’Anges avaient des dragons pour défendre leur Tour. Des créatures hideuses et immortelles.

Les combattants du roi n’étaient pas de taille à les affronter.

Alors le pauvre roi perdait toutes les batailles.

 

Il faisait chaud, à Elnayr. Ce n’était pas étonnant, c’était une ville du Sud. Mais personne ne s’y faisait. L’eau manquait, alors que tout le monde la transpirait à grosses gouttes. Les grandes fontaines de la ville étaient vides depuis longtemps. Et la dernière pluie datait de plusieurs mois auparavant. C’était là la vraie raison pour laquelle le roi des Scribes désirait prendre Domélyl. La Tour était bâtie au dessus d’un immense puit d’eau bien fraîche tout droit sortie du sol.

Alyz riait en entendant le roi parler de libération. C’est vrai quels méchants Anges ! Comme si l’on pouvait mener une guerre dans le simple but de libérer des gens. Mais bon, la jeune fille n’avait ni le temps ni l’envie de se préoccuper de cette population trompée. Elle devait penser à survivre, comme la majorité de la population d'Elnayr. Et pour ce faire, rien de meilleur que le vol. Mais pas dans les rues, pas comme ces petits imprudents qui se faisaient emprisonner une fois sur deux. Non, elle s’infiltrait dans les endroits les mieux gardés et en ressortait allègrement, les bras chargés de victuailles. Nul ne comprenait comment il était possible que personne ne la voie. Avec une technique aussi surprenante, il n’était pas étonnant qu’elle soit la voleuse la plus réputée d’Elnayr.

Il était une fois la jeune fille la plus intelligente du monde. C’est ce que pensait toute la ville et Alyz était du même avis. Elle était en droit de mépriser tout le monde. Tous les soirs, de riches marchands, interpelés par la rumeur, lui proposaient des jeux de stratégie. Elle ne recevrait d’argent que si elles les battait. Ce qui arrivait toujours. Inéluctablement. Elle rentrait alors dans sa rue natale, les poches remplies de pièces cliquetantes. Et tous les enfants des rues, loin de la trouver arrogante, la suivaient avec admiration. Parce qu’Alyz leur offrait toutes ses pièces.

Il n’y avait pas à dire, cette profession rapportait, et elle l’aurait exercée toute sa vie si un évènement particulier n’était pas arrivé. Un évènement survenu alors qu’elle tentait de voler un boucher. Elle était entrée dans le magasin, sous les yeux du gérant qui n’avait absolument rien dit, s’était emparée de deux gros jambons et empruntait la porte dans le sens inverse. Trop facile. Elle s’apprêtait à s'éloigner de la boutique, lorsque soudain...

- Alyz ! Alyz, viens voir !

C’était le petit Felki qui courait au milieu du chemin, bousculant les paniers tressés de la boutique d’à côté.

- Ferme-la ! lui intima la jeune fille, essayant de garder une démarche naturelle.

Mais c’était trop tard. Le boucher les avait entendus. Et il se rendit vite compte du vol de ses deux plus beaux jambons. Alyz s’enfuit à toutes jambes, emportant Felki avec elle. Ils se cachèrent derrière une écurie, même s’il y avait peu de chances que le boucher les course. Il avait beaucoup de travail, le lundanche matin.

- T’es malade, j’étais en train de travailler, là... grogna Alyz.

- Mais Alyz, j’ai un truc trop important à te dire ! coupa l’enfant.

- Quoi, qu’est-ce qu’il y a ? maugréa la jeune fille.

- Dans la petite rue, il y a un homme trop beau qui fait des jeux…

- Et… ? Ça me rapporte de la nourriture, de savoir ça ? Le gars trop beau serait-il en pain d’épices ?

Le petit Felki s’efforça de soulever un sourcil plus haut que l’autre, mais ce fut plutôt un clin d’oeil qu’il offrit à Alyz.

- Il donne vingt pièces à la personne qui le bat ! Tu dois essayer, Alyz !

Vingt pièces !? La jeune fille ne se fit pas prier et suivit l’enfant.

L’homme en question était certes beau, mais Alyz n’en fut pas impressionnée. Elle avait disputé des parties de jeu avec plein de jolis marchands bien soignés et celui-ci ne leur arrivait pas au centième de la cheville. Son visage tatoué était bienveillant et impassible, un léger sourire flottant sur ses lèvres. Quant à ses cheveux, longs jusqu’à son nombril et brillants comme du blé, ils étaient négligemment rejetés en arrière et étaient si électriques qu’ils volaient dans tous les sens.

Mais la chose la plus frappante chez cet homme, ce n'était pas ce qu’il avait. C'était ce qu’il n’avait pas. Il n’avait pas de bras. Du moins on ne les voyait pas, car ses manches flottantes partaient dans son dos pour ne jamais réapparaître. Il déplaçait les petits pions du jeu de stratégie avec ses pieds, gestes absolument inélégants.

L'homme mystérieux battit son ennemi et leva le regard en quête d’un nouvel adversaire. Il posa les yeux sur Alyz. Ce n'était pas un hasard, tout le monde la regardait. Car s’il y avait une personne capable de battre cet homme, c’était bien elle, la fille la plus intelligente du monde. Alyz garda la tête bien haute. Elle refusait de baisser le regard devant quiconque. Elle était trop intelligente pour ça. L’homme hocha la tête pour l’inviter à s’asseoir sur le coussin brodé, en face de lui. Elle s’assit et détailla le jeu. Elle y avait souvent joué et cela faisait longtemps que personne ne la battait. C’était pour cela que Felki était venu la chercher. Les petites pièces étaient admirablement sculptées. Et la carte du territoire admirablement dessinée. Elle se surprit à admirer un plateau de jeu.

- Tu aimes ce jeu ? C’est un artisan de Domélyl qui l’a fabriqué il y dix ans de cela, dit l’homme dont elle voyait à présent très distinctement les traits.

Ils étaient enfantins, mais son visage semblait trop long pour accueillir des yeux si grands. Deux longues bandes noires verticales traversaient ses yeux pour terminer leur course sur son menton.

- Jouons, répondit simplement Alyz en haussant les sourcils.

Le but du jeu était de s’emparer du territoire de l’adversaire. Les pions n’avaient pas tous la même fonction. Les guerriers devaient immobiliser ceux du camp adverse pour pouvoir envoyer le messager et faire venir le roi dans le territoire ennemi. Mais il fallait garder des guerriers pour protéger son roi, au cas où l’un des guerriers ennemis se libèrerait. En somme, une partie pouvait se dérouler de mille façons différentes. L’inconnu était doué. Très doué, même. Il déjouait toutes ses tactiques qui n’étaient pourtant pas communes. Les guerriers de la jeune fille finirent immobilisés. Le roi de l’inconnu arrivait dans son territoire. Mais Alyz avait préparé un plan que l’homme n’avait pas vu venir. Ses guerriers étaient certes immobilisés, mais ils offraient un couloir pour son roi. Les adversaires ne réussirent pas à l’arrêter. Et le petit pion royal entra tranquillement dans le territoire ennemi.

Il était une fois une victoire. L’inconnu releva la tête. Il offrit un beau sourire à Alyz. Ses dents étaient blanches comme la neige qu’elle n’avait jamais vue.

- J’ai gagné. Je veux mes vingt pièces, s’exclama la jeune victorieuse.

- Les voilà.

Il lui tendit une petite bourse. Elle l’ouvrit et guigna à l’intérieur. Elles étaient vraies. Elle les rangea vite, avant qu’on ne les lui arrache des mains.

- Avec cela, tu ne pourras guère t’acheter plus de trois repas. Travaille pour moi et je te rendrai riche. Acceptes-tu mon offre d’emploi ?

- En quoi consiste cet emploi ? demanda Alyz sceptique.

- Tu seras mon stratège.

Alyz hésitait. Cet homme était louche. Avait-il vraiment autant d’argent ? Mais à ce moment-là, elle mourait de faim et cela altérait quelque peu ses réflexions. Si cet emploi lui permettait de ne plus jamais avoir faim, jamais, jamais, jamais, alors cette idée lui plaisait.

- J’accepte.

- Je te remercie ! Comment t’appelles-tu ?

- Alyzana et c’est la fille la plus intelligente du monde ! répondirent tous les enfants.

Alyz sourit à son tour. Victoire.

 

Il était une fois le fils du roi. Le prince Arkaël.

Un fils infirme. Il était né sans mains et ne pouvait pas écrire.

Quelle honte, pour le fils d’un dirigeant. Et celui des Scribes, en plus !

Le roi l’avait caché jusqu’ici dans une petite maisonnette, en compagnie d’une servante.

Mais lorsqu’il atteignit ses vingt ans, il ne lui fallut pas plus de vingt jours et vingt nuits pour rassembler tous les orphelins du royaume.

Et c’est ainsi que partirent Arkaël Sans-Mains et son armée d’enfants pour Domélyl.

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