Supercherie

Les mois avaient effacé notre vie d’avant, et le quotidien ressemblait à la boue, aux cris et à la raideur des paillasses sur le sol. Je regrettais les heures d’acharnement dans les champs, où je cassais la terre avec ma pioche, doux passe-temps comparé aux heures d’entraînement au sein de l’armée des Calamités.

Nous portions sur nous les couleurs mélangées mauve et rouge d’Audal et des Calamités, comme des aurores boréales. Des plaques métalliques recouvraient nos tibias, notre dos, nos fémurs, nos genoux, nos coudes, et un casque aussi gris que le ciel nuageux nos crânes aux cheveux ras. Notre marche cliquetante tailladait le silence.       

Aujourd’hui était le jour où tout devenait réel : nous entrerions dans l’arène, mais ce n’était plus la terre battue et les arbres des quartiers généraux de l’armée qui nous faisaient face mais ceux encore sereins du monde qui n’avait pas encore connu le sang et l’horreur. Les feuilles bruissaient dans le vent derrière le bruit de pas des fantassins ; elles ne savaient pas ce qu’il allait se passer et mon cœur était mélancolique, il battait encore, mais l’incertitude le serrait. Je n’arrivais pas à croire qu’il battrait encore quelques heures plus tard, quand les arbres seraient échevelés et que les corps joncheraient le sol comme des pavés.

— Tu doutes, Léna, a dit Yeird, à mes côtés. Ça ne te ressemble pas.

Il avait l’air perturbé.

— Tout est si calme, dis-je.

— Oui, quelque chose…, dit Yeird, comme s’il comprenait.

Quelque chose d’étrange voire de morbidement fantaisiste, hein ? Oui, je le sentais, comme si cette guerre n’avait pas de sens. On allait affronter quelque chose qui n’existait que dans notre imagination.

Le soldat du milieu, l’homme arrogant, était le général Osak des Calamités à la tête de notre légion.

— Formation flèche ! hurla-t-il depuis son alezan.

Il s’en fichait de tuer. Il avait ça dans le sang, et l’en priver, serait le priver de ce qui faisait le plus sens dans sa vie. Il était fier. Inconscient, pensai-je. Il voulait percer les lignes adverses.

Je n’eus pas le temps de porter ma pensée à haute voix qu’on nous sépara. Parce qu’il maîtrisait le feu et moi l’eau. On était triés en fonction de nos connexions. Chaque faction avait sa place, et son nom. Feu numéro 2. Eau numéro 6. Les Connectés du Feu lançaient des boules de feu, en second, deuxième ligne, précédés par les Connectés de la Terre, qui dégageait le terrain et modelait le champ de bataille à notre avantage. Puis l’Eau lançait ses piques de glaces, glaçaient le sol sous les bottes de l’adversaire. Le Vent se chargeait d’écarter les cadavres, et d’affaiblir l’ennemi pour une nouvelle salve de feu, de terre et d’eau mortelle.

On marcha encore une dizaine de minutes, et la pente troqua son tapis d’herbe verte pour celui jaune des terres de Creux, désertiques et rocailleuses. Au loin, une rangée de soldats, disséminés sur la crête se dessina en filigrane.

On nous avait rebattu les oreilles des centaines de fois à propos du prince Décent : il était sanguinaire et avait attaqué un village des Calamités de la frontière, Edelweïss, décimant toute la population. On nous avait montré des gravures. Il avait ordonné à ses soldats de les brûler vifs.

L’armée ennemie se rapprochait. Ou nous rapprochions-nous ? Bientôt, je l’aperçus. On ne pouvait pas le louper. Le prince Décent chevauchait un cheval noir, dans sa longue tunique verte. Ses soldats portaient de simples parures vertes, aux couleurs de Creux ; vert, ironiquement, tout ce qu’il n’était plus : Creux n’était plus qu’un peuple pris dans la tourmente, et le vert, symbolisant la paix, le vague souvenir d’un temps révolu. Ils ne portaient ni armes ni armure.

Venaient-ils seulement pour se battre ?

— Je m’adresse à l’empereur des Calamités et au roi d’Audal, cria le prince.

Il avait un nom d’ailleurs Salomon Décent, d’un autre continent. Mais aujourd’hui, plus personne ne s’en souvient. Aujourd’hui, vous l’appelez le prince des sangs.

Il fit avancer son cheval, à cinq foulées des premiers rangs de la terre. Trop près.

Le général Osak se démarqua des troupes.

— L’empereur et le roi ne sont pas disposés à vous entendre. Les négociations ont déjà eu lieu. La guerre a été déclarée.

— Parce que vous pensez qu’offrir la moitié des terres fertiles de ma patrie aux Calamités est toujours une négociation ? siffla le prince.

Les cheveux longs et charbonneux du prince étaient soulevés par le vent et dégageait un visage jeune et dur. Je devinai que l’Air était son élément. Quand avait eu lieu la succession, déjà ? Les nouvelles du monde me paraissaient relever d’un autre temps. J’avais l’impression d’entrer dans un autre monde. Le précédent roi de Creux était mort voilà quelques mois – six, sept ? – sans établir le couronnement de son fils d’un testament, ce qui fragilisait son pouvoir maintenant et reléguait son titre au statut de prince jusqu’à nouvel ordre de la Cour de justice de Creux. Il avait choisi d’attaquer avant d’être attaqué.

— Nous avons été clairs, répondit Osak. Vous avez massacré Edel. Vous devez en payer le prix.

Le regard du prince lançait des éclairs.

— Très bien. Qu’il en soit ainsi.

La haine le dévorait. Du moins, je le supposais aux plis serrés de son visage qui jamais ne se décrispait. Il fit reculer sa monture, docile, qui renâclait à peine sous les coups de pression du filet sur son licol et des guêtres sur son abdomen.

Le bain de sang serait donc inévitable. Quelle était la stratégie employée par nos patries ? Une bataille frontale ? Pourquoi ne se vengeaient-ils pas par la surprise, en répliquant par un siège de la ville forte de Creux ? L’armée du prince n’était pas préparée ; ils n’étaient pas assez nombreux.

Non, je sais. Nos dirigeants voulaient du spectacle. Asseoir la légitimité de leurs actions. Et je donnais ma vie pour cela ? Mais Creux nous avait attaqué. Le prince sanguinaire n’allait pas s’arrêter et la riposte était notre unique défense, malgré notre supériorité numérique et de territoire. Creux ne s’arrêterait pas et Creux comptait les meilleurs maîtres-connectés de l’Océotanie.

L’absence d’armure était une tentative d’intimidation. Les soldats verts, immobiles devant moi qui, noyée dans la masse, devait monter sur la pointe de mes pieds pour voir leurs visages, n’étaient pas des petits campagnards comme la plupart d’entre nous. C’étaient des membres proches de la bonne société creuvoise. Ils savaient mieux que nous.

Nos rangs trépignaient. L’excitation. La peur. L’excitation. La peur. Le pouvoir.

Et on hurla. Pas moi. Tout autour de moi. Un râle qui fit trembler la terre. La bataille commençait. Les Connectés à la terre foncèrent sur les rangs ennemis, ancraient l’un de leurs pieds dans le sol craquelé, et ouvraient leurs bras vers le haut d’un geste vif tandis que les blocs d’argile se soulevaient et ébranlaient les lignes adverses. Mais ils ripostaient, ces petits soldats verts.

Les cailloux pleuvaient, contrairement au ciel qui retenait sa pluie. Mauvais augure pour les Connectés de l’eau. Je me concentrai malgré les cailloux qui ricochaient sur mon casque et m’assommaient chaque fois un peu plus. Je protégeai mon visage avec mon avant-bras. Je cherchais l’eau sous mes pieds. Il devait bien y avoir une source.

Ces enfoirés n’avaient rien trouvé de mieux que de choisir un champ au bord du désert de Creux pour mener leur premier assaut. Il faudrait que je touche un mot à cet inconscient d’Osak et aux stratèges à l’origine de cette ânerie. Mais je ne pouvais m’empêcher de me dire que ces stratèges devaient être en réalité très intelligents et que c’était moi qui ne comprenais rien.

Pas d’eau.

Pas d’eau.

Je jetai un regard à mes compagnons d’infortune. La plupart fronçait les sourcils, inquiets, mais ces campagnards (leurs carrures abîmées me donnaient assez d’indices) étaient bien trop lents. Alors, je n’attendis pas et je pris une décision qui, prise trop tard, m’aurais conduit à la mort : je dégageai l’arc accroché à mon dos, encochait une première flèche et je reculai vers les maîtres du vent.

— Aidez-nous ! Il n’y a pas d’eau ici !

Une jeune femme – il y en avait si peu que je fus surprise de la trouver là (à son air, elle l’était également) – me remarqua.

— Tu peux m’aider à atteindre mes cibles ?

Je vous assure que je suis bonne tireuse. Non, le problème venait des maîtres du vent d’en face, un peu en hauteur, comme moi à présent, qui assuraient les arrières de ceux engagés dans le trou du champ de bataille que je me forçai à ne pas le regarder. D’une bourrasque, ma flèche pouvait être déviée de sa trajectoire, projetée dans la boue et le sang, plus inutile qu’un ours en peluche.

Elle hocha lentement la tête, mais ses yeux fouillaient le contrebas. Rien ne la révulsait. Je baissai mon arc. Derrière moi, le général restait de marbre, son œil de charognard s’assurait qu’aucun soldat ne déserte la bataille. Il n’avait pas encore repéré mon recul au sein des troupes.

Et Yeird ? Le feu embrasait les herbes mortes, foyers disséminés entre les cadavres. Il y avait trop de corps en mouvement, trop de cris pour que je puisse ne serait-ce que je reconnaître.

Soudain, la fille à côté de moi s’écroula, un pic de glace dans le cœur.

Comment ?

Je restai muette mais surtout pétrifiée face au soldat vert qui courait, une boule d’eau au-dessus de lui. Comment est-ce que…

Je sentais l’eau, mais un esprit autre que celui auquel j’étais connectée la dirigeait. C’était la boule d’eau. Et je vis, la gourde qui pendait à sa hanche. Je vis, au loin, les tonneaux empilés sur des charrettes. J’avais pensé à quoi ? Que ces petits soldats verts étaient de simples vignerons en promenade ?

— Arrête.

Ma voix était toute fluette. J’étais acculée, entre les lances de ma propre armée et le couteau de glace que le soldat aiguisait au fur et à mesure de sa progression. Mon instinct de survie me propulsa en avant et je le plaquai au sol avant qu’il ne décide de m’envoyer son couteau dans le ventre, une flèche dans le poing. Je l’enfonçai dans son flanc.

Il toussa d’horreur, sonné par le choc. Ahuri, il palpa la flèche sans la retirer et le sang imprégna ses doigts. Mais il ne tomba pas à genou et ne rompit pas sa connexion avec l’eau. Le pic de glace était à présent suspendu au-dessus de ma tête. Je ne bougeai plus. Je ne cillai plus. J’attendis ma mort avec une certitude froide.

Derrière moi, le cheval du général tomba dans un hennissement à faire trembler les cœurs.

Je n’avais pas le temps de sortir la dague, attachée à ma ceinture. Je le suppliai du regard.

— Traitresse, dit-il, avec une haine absolue.

— Pa… pardon ?

La glace s’enfonça dans la peau de mon cou et je frémis.

— Léna !

Une boule de feu explosa la pointe de glace et brûla ma peau au passage. Elle termina sa course dans l’épaule du soldat. Il hurla.

Yeird m’attrapa par les aisselles et me redressa sur mes pieds.

— Lâche-moi, murmurai-je.

Les rangées de lances derrière nous avaient disparu. Le général était tombé. Une brèche.

— Tue-le, dit-il en enroulant mes doigts autour de la dague.

— On peut s’enfuir, dis-je.

Il me dévisagea. Je fis un pas en arrière, deux, trois.

— Léna !

« Déserteuse », articulait sa mâchoire en silence.

— Vous avez tué ma famille, dit le soldat, allongé dans la boue. Vous avez tué notre terre.

Le soldat délirait complètement. Yeird sortit sa dague. Il était timide, mais son séjour chez le général lui avait donné le goût du sang.

— Arrête, dis-je, en revenant sur mes pas, malgré le sol qui se fracassait à quelques pas de nous.

— Vous êtes fous, dit Yeird au soldat, à deux doigts de lui cracher dessus.

Le visage du soldat se fissura en un sourire mauvais.

— L’attaque du village est une supercherie de l’empire pour s’excuser de les envahir. Et le pire, c’est qu’il a convaincu le prince que c’était la dernière volonté du roi. L’empire des Calamités a décimé lui-même Edel. Vous pensez que les Calamités s’appellent les Calamités pour le plaisir ? Depuis l’Avènement des connexions, c’est la terre qui a engendré le plus de guerres de toute l’Histoire.

Je pris la main de Yeird. J’étais là pour le protéger. Ou comptais-je fuir sans lui ? La peur est un poison qui nous fait perdre tout bon sens, parfois. Toute valeur.

— Yeird, on ne peut pas rester là.

Le soldat se redressa, ce qui fit sursauter Yeird. Le feu s’échappa de ses mains et le soldat retomba, la tête fondue et carbonisée, mort. Je tirai Yeird sans ménagement, et je courus.

Cette bataille aussi n’était qu’une excuse.

Calamités.

J’ai tellement articulé ce mot, et je ne m’étais jamais demandé d’où il venait.

 

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