Depuis notre visite au marché de Noël, le comportement étrange de Jérôme empirait. Sa mélancolie grandissait. La douceur teintée de tristesse qu’il me destinait, aussi.
Et ça me minait.
Jérôme m’apportait tellement au quotidien. Je voulais lui rendre la politesse, mais à le voir si éteint ces derniers jours, mes efforts semblaient vains.
Je me creusais la tête pour comprendre où était le problème, mais rien ne venait.
Si seulement j’étais un peu plus comme Cédric. Lui, il a l’air de comprendre ce qui se passe. Dommage qu’on ait pas pu terminer notre discussion l’autre jour.
Je soupirai. N’étant toujours pas plus avancée sur le sujet, je proposai à Jérôme d’aller acheter ce fameux sapin dont on avait parlé et quelques décorations. Il se montra étonnamment plus enthousiaste que je l’aurais imaginé.
Néanmoins, aussitôt rentrés, sa mélancolie revint.
Depuis, nous le décorions ensemble, et malgré sa bonne volonté, je sentais bien que le cœur n’y était pas. J’essayais de paraitre enjouée, mais plus il se renfermait, plus j’en faisais inconsciemment de même.
Visiblement, les fêtes étaient compliquées pour nous deux.
Je soupirai, retirant les étiquettes d’une poignée de guirlandes rouges et or.
Et puis, j’ai encore cette maudite visite parentale à programmer avant Noël.
Si je ne trouvais pas un moment pour les inviter, je risquais de les voir débarquer à l’improviste sur le pas de la porte. Bien que je doute qu’ils le fassent, je les en savais capables. Plus pour surprendre ce colocataire dont je ne leur disais rien que par curiosité pour l’endroit où je vivais. Mes parents ignoraient toujours la cécité de Jérôme, hors de question donc qu’ils le rencontrent. Cela dit, je ne pouvais pas le virer de chez lui le temps de les recevoir.
Il faut vraiment que je trouve une solution.
Mon téléphone sonna, coupant court à mon dilemme intérieur.
C’était Lilie !
Sa bonne humeur me redonna le sourire. Une rapide discussion plus tard, je raccrochai avec un nouveau rendez-vous à caser dans mon emploi du temps.
Jérôme se tourna vers moi, l’air interrogateur. J’aurais pu attendre qu’il me questionne, mais j’anticipai sa demande en lui expliquant la situation.
— Lilie vient de m’inviter pour le Réveillon du Nouvel An.
— Ah, parfait. Comme ça tu ne seras pas toute seule.
Je haussai les sourcils, perplexe.
— Toute seule ? Tu as des projets pour les fêtes ?
Il se renfrogna, se frottant nerveusement les mains.
— Justement, je voulais t’en parler, mais en fait je… je ne savais pas trop comment te le dire. Je… je vais être absent quelque temps.
— Oh, si longtemps que ça ?
— Environ trois semaines.
— Ah oui en effet.
— La première quinzaine, je dois satisfaire à toutes ces obligations familiales dont on parlait l’autre jour. Le reste de l’année, je peux les esquiver, mais pour les fêtes… disons que c’est particulier.
Je grimaçai, entourant une première guirlande autour des branches les plus hautes.
Cette nouvelle m’attristait.
Pour lui, qui n’échapperait pas non plus à cette grande mascarade familiale.
Et pour moi, qui espérait secrètement son soutien pour passer ce cap difficile de l’année.
Malgré tout, je pris sur moi de ne rien laisser paraître. Il était suffisamment dépité. Inutile d’en rajouter.
— Et la troisième semaine ?
— Je vais à Mons avec Cédric. C’est à environ une heure de Bruxelles.
Sous le coup de la surprise, je laissai échapper la boule à paillettes que j’accrochais.
— Bruxelles ! Mais c’est à l'étranger !
— Oui. Aux dernières nouvelles, Bruxelles est toujours en Belgique, se moqua-t-il. Mons aussi.
Il partait à l’étranger ! Un déclic se fit dans mon esprit, transformant mes pensées en une véritable question.
— Alors ça veut dire que toi aussi tu participes à des concours de musique ? Genre comme Cédric ? Pourtant je croyais que…
Un rictus à mi-chemin entre une expression blasée et amusée se peignit sur les traits de mon aveugle.
— Non, ce voyage n'a rien à voir avec un concours. Je te l’ai dit, j’suis trop vieux pour ces conneries. Et puis, je ne ressens plus le besoin de prouver ma valeur.
— Dans ce cas, pourquoi tu y vas ?
— Tu te souviens de la commande spéciale que je t’ai envoyée chercher à la librairie ?
— Oui.
— En fait, c’est un manuel d’étude, conçu pour l’usage exclusif de notre classe mixte.
— Pourquoi ?
— Parce qu’il est pour moitié en braille pour les élèves comme moi et pour moitié en écriture classique pour les gens comme Cédric.
— Oh je vois ! Comme ça vous pouvez avoir des élèves handicapés et des normaux dans la même classe !
— C’est le principe d’une classe mixte en effet.
— C’est vraiment chouette.
— En théorie, n’importe quel handicapé devrait pouvoir étudier dans n’importe lequel des Conservatoires de France et de Navarre. Dans la réalité, la plupart n’ont pas la moindre idée de comment s’y prendre. Non seulement, ils sont mal équipés, mais les profs capables d’enseigner à ces publics particuliers ne courent pas les rues. C’est beaucoup d’investissements pour peu de résultats à l’arrivée.
— Tu peux pas dire ça ! C’est génial de permettre l’accès à la musique au plus large public possible.
— Bien sûr. Je suis le premier convaincu de la démarche. Mais, il est indéniable que c’est un travail de titans pour tout mettre en place. Heureusement, il existe des structures associatives comme le Sidvem pour épauler les courageux. Mais ça reste compliqué.
— Qu’est-ce qu’ils font exactement ?
— Pour faire simple, il s’agit d’une association spécialisée dans l’accompagnement des enfants et adultes aveugles ou malvoyants dans leur pratique musicale. Ils assurent un soutien pédagogique et technique, tant pour les étudiants qu'auprès de leurs professeurs auxquels ils proposent de véritables formations certifiantes. Il leur arrive aussi de prêter des partitions et apprendre à des élèves à les lire.
— Donc, en gros, ils font la même chose que toi, résumai-je.
— L’objectif est le même, mais leurs ressources sont plus conséquentes. C'est une grosse association. Ils œuvrent pour l'intégration de jeunes musiciens handicapés, mais ils sont plus ou moins bien représentés selon les régions. Par exemple, chez nous, il n’y a pas d’antenne. C’est de là qu’est né notre projet avec Cédric pour proposer une classe mixte.
— Je dois bien admettre que vous m’impressionnez tous les deux. Mener à bien un projet ambitieux comme ça, c’est pas donné à tout le monde.
— Ça n’a pas été de tout repos. Comme je te l’ai déjà expliqué, le braille musical est très particulier et les partitions sont rares. Or comme tout ce qui est rare, elles sont chères, voilà pourquoi avec Cédric, on a mis au point notre propre manuel d’étude avec une partie braille une partie normale.
— Carrément !
Jérôme ricana.
— Oui, même s'il faut bien reconnaître que nous n'aurions probablement jamais pu sans l'aide d'Olivia. Elle a dans son réseau de partenaires un imprimeur qui est équipé pour réaliser des copies en braille de partitions musicales. On a fait éditer les manuels en plusieurs parties. D'un côté les notions fondamentales qui incluent certains morceaux qu'on peut considérer comme obligatoires et que les étudiants conservent sur plusieurs années et de l'autre une sélection des partitions que l'on travaille au fur et à mesure de la saison. Cette partie est imprimée dans un livret qui change à chaque rentrée. On réalise une maquette avec des élèves chevronnés et ensuite on en fait éditer un exemplaire.
— Celui que tu m'as envoyé chercher ?
— Exactement. On le vérifie et après validation, on passe la commande définitive à Olivia.
— Alors Cédric maîtrise aussi le braille musical ?
— Oui. Il a dû l’apprendre pour qu’on puisse travailler ensemble. Enfin, rien ne l’y obligeait, il… ça lui tenait à cœur, alors je l’ai aidé. Une chose en entrainant une autre, on a fini par sympathiser et mettre sur pied ce projet de classe mixte et de livret d’étude.
— Donc tes élèves sont aveugles eux aussi ?
— Pas tous. J’ai commencé avec des élèves aveugles et quand Cédric m’a rejoint, on a intégré des malvoyants, avant de lancer très récemment la classe mixte, qui intègre à la fois des élèves classiques et handicapés.
— Et les parents des élèves normaux, ils sont…
— Est-ce qu’ils sont d’accord avec ça ?
— Oui. Je veux dire… n’y voit rien de méchant, hein, mais si les places sont tellement chères pour les meilleurs et… les… enfin…
— Les gens bien ne veulent pas d’un handicapé comme prof ? résuma sarcastiquement mon colocataire.
— Ouais.
— On ne leur impose rien. Ces élèves sont tous volontaires. Et puis, les réticences des parents sont légitimes, c’est à nous d’être convaincants, grogna-t-il avec un sourire. C’est pour ça qu’à la rentrée, on donne une grande représentation avec les élèves pour promouvoir nos savoir-faire et commencer à les habituer à la pression de la scène. Faut pas croire, jouer devant un public est un exercice extrêmement difficile.
— C’est vraiment un très chouette projet.
— C’est surtout épuisant, d’autant plus qu’entre les réparations de mon piano, ma grippe et les absences de Cédric à la librairie, on a pris beaucoup de retard. Mais on y est presque.
Il se leva et avec un entrain tout neuf entreprit d’accrocher une boule au hasard.
Je souris.
La passion qu’il dégageait quand il parlait de musique était vraiment émouvante. Cette manière dont son visage se transformait quand il évoquait ses projets. Son investissement personnel. C’était impressionnant.
Si au départ, la musique avait été une béquille pour l’aider à supporter l’insupportable, elle était devenue une part essentielle de sa vie. Un pan entier de son identité. Il se définissait à travers elle et s’y investissait corps et âme. Et ce voyage était une consécration. La juste récompense de leur acharnement.
— Ça n’a pas tous les jours été facile et on en aura bien sué pour tout finaliser, poursuivit-il posément, mais aujourd’hui, ça ressemble enfin à quelque chose de concret.
— C’est vraiment incroyable. Même si je ne vois toujours pas le rapport avec la Belgique… Pourquoi y allez-vous si ce n’est pas un concours ? Vous accompagnez des élèves ?
— Non. On est en train de conclure un partenariat avec le Conservatoire de Mons. Leur régisseur souhaite monter un projet comme le nôtre, mais les choses sont encore moins développées que chez nous. Du coup, ça fait quelque temps qu’on réfléchit avec eux aux démarches et à la manière de les aider. Et maintenant, on va se déplacer pour de vrai.
— Ça veut dire que votre travail a des répercussions jusqu’à l’étranger ? C’est trop génial.
— En fait, tout a commencé à cause de Cédric.
— C’est lui qui a eu l’idée d’exporter le concept d’une classe mixte ?
— Pas exactement. C’est moi qui aie rencontré le régisseur du Conservatoire de Mons en premier. C’était à l’occasion de la semaine de retraite précédant le prix Reine Elisabeth de Belgique.
— Je croyais que tu ne faisais plus de concours.
— C’est vrai. Mais à une époque, j’en ai fait quelques-uns. Les quelques prix d’excellence, tu te souviens ?
— Ah oui, les fameux !
— C’était avant mon accident. Je voulais faire carrière dans la musique, mais ce n’était pas l’avis de mon père. Donc j’écumais les concours pour le convaincre que j’avais le talent et la motivation pour y arriver. J’ai commencé le Conservatoire à sept ans. J’étais doué. Mais ça n’a pas suffi, ses foutus projets ont eu raison de mes ambitions et j’ai tout arrêté environ un an avant mon accident.
— C’est vraiment dommage.
— Je sais, mais que veux-tu…
Il se racla la gorge pour la débarrasser de l’émotion qui s’y accrochait.
— Après mon accident, j’ai enfin pu me consacrer pleinement à la musique, mais je n’avais plus l’énergie de me lancer dans une aventure aussi exigeante qu’un concours jusqu’à ce que je rencontre Cédric.
— Oh, alors c’est lui qui t’a motivé ?
— C’était pas aussi bienveillant que ça.
— Ah bon ? Comment ça ?
— Tu te souviens de ces fameuses crasses dont on parlait au début de notre collaboration ?
— Oui.
— Eh bien, il m’a inscrit au concours sans mon consentement. Au départ, il voulait y participer, mais cette année-là, le concours était réservé au piano, alors, il m’a mis au défi.
— Mais c’est…
— Pas très classe, on est d’accord. Ça paraît difficile à croire aujourd’hui, mais quand il prétend qu’à cette époque il avait les dents longues et l’arrogance des meilleurs, ce n’était pas une façon de parler.
Il accrocha maladroitement un petit sujet pailleté sur le sapin.
— Ceci dit, ajouta-t-il avec un sourire, je lui ai rendu la monnaie de sa pièce.
— Je n’aurais jamais pensé qu’il soit capable de douter à ce point de tes capacités.
— C’était de bonne guerre. J’ai aussi douté de lui. Mais honnêtement, ça m’a fait du bien. Même si nous ne jouions pas officiellement dans la même catégorie, me retrouver face à un rival m’a remotivé.
— Et c’est là que tu as eu l’idée de la classe mixte.
— En réalité, j’y pensais déjà depuis un moment. Mais l’animosité de Cédric me pompait toute mon énergie alors, j’avais enterré cette idée. Et au cours de la semaine de retraite pour la finale du concours, j’ai discuté avec le régisseur de Mons sans savoir qui il était. On a évoqué mes difficultés et de fil en aiguille la conversation a dévié sur l’intégration du handicap, l’accès à la formation et toutes ces choses qu’on essaie de mettre en place aujourd’hui. L’idée lui plaisait. Et ça m’a redonné l’envie de construire ce projet. Mais j’ignorais par où commencer.
— Et, tu as fini par trouver.
— Grâce à Cédric. Je n’ai pas gagné de prix cette fois-là, mais j’ai relevé son défi et je lui ai rendu la monnaie de sa pièce en le mettant à l’épreuve à mon tour. Ça ne lui a pas plu. On s’est méchamment engueulé et on a mis les choses à plat. Après ça, notre collaboration s’est mise en place naturellement.
— Ça paraît difficile à croire.
— Et pourtant… Comme il te l’a lui-même dit l’autre jour, quoi qu’il ait pu prétendre sous le coup de la colère, ma musique l’a impressionné et à partir de là, il a essayé d’entrer dans mon monde. L’idée de classe mixte lui a directement plu. Il a utilisé son réseau pour prendre quelques contacts et deux semaines plus tard, on se lançait dans l’aventure. On a monté notre première classe, il y a trois ans.
— Et vous avez repris contact avec les belges.
— Exactement. On ignorait s’il existait ou non un équivalent du Sidvem en Belgique, ou même si le Conservatoire de Mons était un pionnier dans le domaine. Du coup, on a tout repris à zéro. Seulement, c’est un investissement conséquent, tant au niveau humain que financier. Ça prend du temps pour lever des fonds et c’est compliqué. Il faut convaincre tant de gens. Alors, ils nous ont invité pour présenter notre travail et expliquer à tous ces ronds de cuir en quoi il serait bon pour leur karma de mettre la main à la poche. Et s’il reste quelques minutes libres dans le planning, on animera une masterclass pour quelques élèves triés sur le volet.
— Sacré programme.
— Le jeu en vaut vraiment la chandelle.
— Je n’en doute pas. J’aimerais juste que tu me promettes une chose.
Ses sourcils se haussèrent très loin sur son front.
— Laquelle ?
— N’oublie pas de te ménager et de prendre suffisamment de repos.
Il soupira. Je lui frottai affectueusement le dos et ajoutai :
— Tu as travaillé si dur pour en arriver là, ce serait dommage de t’effondrer à quelques centimètres de la ligne d’arrivée parce que tu t’es épuisé.
Jérôme sourit.
— Et si tu as besoin de quelque chose de particulier avant de partir n’hésite pas à me le dire.
— Je suis un grand garçon, je sais me débrouiller seul.
Malgré le sarcasme, je le sentais plus amusé que réellement énervé.
— Bien sûr. Mais, même les grands garçons ont besoin parfois besoin d’aide.
Il posa sa main sur la mienne.
— J’essayerai de m’en souvenir.
Je ricanai.
— Parfait.
Je lui tendis une nouvelle guirlande, lumineuse cette fois, l’invitant à m’aider pour l’accrocher autour de la bibliothèque. Si je devais rester seule ici pendant toute la période critique, autant me ménager un cocon aussi douillet que possible.
Cette pensée me laissait un goût doux amer dans la bouche.
D’un autre côté, cela résout tout de même le gros problème de la visite parentale.
— Oh, encore une chose, marmonnai-je donc.
— Oui ?
— Est-ce que ça te dérange si j’invite mes parents à venir manger ici pendant ton absence ?
Il fronça les sourcils ; je grimaçai.
Et s’il refuse ? Je pourrais facilement le lui cacher vu qu’il sera pas là, mais c’est pas cool, je préfère qu’il soit d’accord, mais en même temps, j’ai pas le choix parce que si je repousse encore…
— Je n’y vois pas d’inconvénients, mais, à une condition…
— Laquelle ?
— Que toi, tu en aies réellement envie.
— Comment ça ?
— J’ai bien compris que vos relations étaient tendues, mais ne te sens pas obligée de le faire si ça ne t’enchante pas.
— Je les connais, ils ne lâcheront pas l’affaire. Et comme je suis incapable de couper purement et simplement les ponts avec eux, ça sera l’occasion de ne plus les entendre… sur ce sujet du moins.
— Dans ce cas, pourquoi attendre que je sois absent ? Tu aurais pu le faire depuis longtemps.
Je me tortillai sur place, soudain très mal à l’aise.
— Eh bien… c’est que… en fait, je ne leur ai jamais dit que tu étais aveugle.
— Oh.
Ses traits se durcirent.
— Ne vas surtout pas t’imaginer que ça me fait honte de le leur dire, ajoutai-je précipitamment. Encore moins que ça me dérange hein…
— Ah oui ? Alors pourquoi ?
— Parce que…
Je soupirai.
Quand j’énumérai mentalement les raisons pour lesquelles je taisais ce détail à mes parents, ça semblait logique. Évident. Justifié. Mais maintenant qu’il me fallait les assumer à haute voix, je n’étais plus très sûre de moi.
— En fait, c’est… compliqué. Ils ont cette manière de… comment dire… de salir tout ce qui me tient à cœur. Je ne veux pas leur laisser la possibilité d’en faire de même avec toi. Tu es quelqu’un que j’apprécie beaucoup et je ne suis pas certaine de ma réaction si je les entendais te critiquer sans rien savoir comme ils le font toujours.
— Je vois.
— C’est le genre de personnes qui ont toujours un avis sur tout et qui se bornent à ce que les standards de la société leur imposent sans essayer de les comprendre ou de les remettre en question. Ils sont si… rien de ce que je fais n’est jamais à la hauteur. Pire, ils ont réussi à me convaincre que je ne valais rien. À les écouter, c’est à se demander comment j’arrive encore à me lever seule le matin. Alors, il est hors de question que je te mêle à ça et que…
J’inspirai à fond pour reprendre mon souffle.
Je voulais que ça reste mon secret. Je voulais le protéger de tout ça. Je voulais… Jérôme était à moi. Pas à eux. Je refusais de le partager. Surtout pas avec eux.
— Je ne veux pas entendre leurs doutes et leur mauvaise foi. Encore moins leurs critiques. Je ne le supporte déjà plus quand elles me sont destinées, alors s’ils s’en prennent à toi sans même te connaître, ça…
Jérôme me tapota affectueusement la main comme on le ferait avec un enfant qui s’emballait trop.
— Maintenant, si tu me dis que c’est important pour toi que je leur en parle, je le ferai.
— Non, ça va aller. Je comprends.
— Et puis, tu sais, j’en ai parlé à Lilie. Si je devais citer la personne la plus proche de moi, ce serait elle. Lilie, c’est ma meilleure amie, ma famille de cœur. C’est à elle que je dis absolument tout, pas à mes parents. Eux, je les tiens autant que possible à l’écart de ce qui compte pour moi. D’ailleurs, si je n’avais pas habité sous leur toit, je ne les aurais même pas prévenus de mon déménagement. Et…
— C’est bon, je t’ai dit. Je comprends. Fais comme tu le sens.
Pour preuve, il me passa une main sur le bras. Une fois de plus son contact m’apaisa. Il avait toutes les raisons du monde de s’énerver et pourtant, il était là, à me rassurer. À me remettre les pieds sur terre quand mon anxiété menaçait de m’emporter au loin. Comme un ancrage. Un repère.
Mon cœur se serra.
Oui, pendant ces trois semaines, mon aveugle allait me manquer.
Bah, il te reste toujours Alexis pour te consoler...
Comme s’il avait suivi le cours de mes pensées, Jérôme ajouta :
— Par contre, pour tes parents et même tes amis je suis prêt à faire toutes les exceptions que tu veux, mais évite de ramener le mec que tu fréquentes.
— Alexis ?
— Ouais… lui.
Je fronçai les sourcils.
— Je ne veux pas savoir ce que vous faites quand vous êtes ensemble. Et encore moins imaginer ce que vous auriez pu faire dans… enfin ici quoi.
— Je te le promets.
Je rigolai discrètement. Dès qu’il était question d’Alexis, il s’énervait toujours comme ça. Comme s’il était un peu jaloux de notre relation. Comme un grand frère protecteur qui s’inquiéterait que l’on fasse du mal à sa petite sœur.
Et ça me touchait. Sincèrement.
♪ - ♪ - ♪
Depuis que Jérôme m'avait annoncé son absence, c’était branlebas de combat à l’appartement. Entre le travail, les corvées habituelles et la préparation du grand départ, le temps me filait entre les doigts plus vite que de l’eau dans une coupe percée. L’humeur de Jérôme se dégradait. La fatigue grandissait. Et l’ambiance devint électrique jusqu’au dimanche matin. Jour du départ.
Henry sonna à la porte, aussi ponctuel qu’une montre à gousset suisse. Jérôme le salua sommairement et se retrancha derrière un épais silence. Pourtant, quand Henry décrocha son téléphone pour appeler un taxi, Jérôme sortit de sa réserve pour me proposer de les conduire à la gare personnellement.
J’acceptai de bon cœur. À dire vrai, même si je recevais mes parents ce midi, j’étais contente de différer au maximum le moment de les quitter.
Quoi qu’en vérité, j’ignorais si c’était la perspective de rester seule trois semaines ou de revoir mes parents qui me nouait le ventre comme ça.
À notre arrivée sur le quai, leur train était déjà en gare.
— Tu n’as rien oublié ? lui demanda Henry.
Jérôme soupira.
— De toute façon, maintenant c’est trop tard.
— Effectivement.
Henry parcourut le quai à la recherche de leur wagon et y installa les bagages de Jérôme. Mon colocataire l’attendit stoïquement. J'ignorais si c'était ce voyage, la présence d'Henry à nos côtés ou l'obligation de me laisser seule garante de son appartement pendant trois semaines qui le crispait à ce point, mais depuis notre départ, son expression s’assombrissait graduellement.
La mienne aussi.
Contaminée par sa nervosité, je m’approchai de lui et lui glissai à mi-voix :
— Si tu as le moindre problème, n’hésite pas à m’appeler même s’il est tard.
Je ne voyais pas bien ce que je pourrais faire à distance, mais ça me semblait important de le lui dire.
— Je sais, grogna mon aveugle. Merci.
Henry me tapota discrètement l’épaule.
— Je vous le ramène le 09 janvier en début de soirée. En attendant, faites attention à vous et passez de bonnes fêtes de fin d’année.
— Vous de même, répondis-je sans grand entrain. Et n’hésitez pas à me prévenir en cas de problème.
— Ne vous inquiétez pas. Je veille sur lui.
— Je n’en doute pas Henry.
Il me serra chaleureusement la main et s’éloigna vers le wagon.
— On y va ? lança-t-il à son neveu.
— J’arrive, grogna l’intéressé.
Il ne bougea pas pour autant, préférant se tourner vers moi, l'air inquiet.
— Ça ira toute seule pendant trois semaines ?
— Ne t’inquiète pas. Pour citer une espèce de grand coton tige aveugle de ma connaissance, je suis une grande fille, je devrais pouvoir me débrouiller.
Mon petit trait d’humour le dérida à peine.
— Je te fais confiance hein. Pas de bêtises.
— Évidemment ! Tu me connais.
Une tendresse étonnante se dégagea de son sourire. Je n’attendais à un « justement » ou n’importe quel autre sarcasme inspiré, mais encore une fois, il me surprit.
— Prend soin de toi, me chuchota-t-il.
Il accompagna son conseil d’un chaste baiser sur mon front. Un peu comme le ferait un parent avec son enfant ou… un grand frère concerné.
Henry avait rebroussé chemin en constatant que son neveu ne le suivait pas. À l’étonnement qui lissa ses rides, je compris que l’attitude de Jérôme l’avait interpelée lui aussi.
Le sifflement du chef de quai coupa court à tout questionnement d’Henry et toute nouvelle recommandation de Jérôme.
L’oncle poussa le neveu vers le wagon, le contraignant à écourter ses tergiversations. Je sentais bien que Jérôme partait à reculons, mais tout d’un coup, je n’étais plus tout à fait certaine de savoir ce qui l’embêtait le plus. Retrouver sa famille ou me quitter ?
Les portes se fermèrent et le train s’ébroua dans un grincement de ferraille.
Je le regardai s’éloigner. J’avais les larmes aux yeux.
Je pouvais bien me mentir en prétendant que c’était un effet insidieux du vent qui balayait le quai, mais le vent ne nouait pas la gorge ni l’estomac.
♪ - ♪ - ♪
Mes parents arrivèrent avec quelques minutes de retard. Un classique.
On dit que la ponctualité, c’est la politesse des rois… bah manifestement je suis pas leur princesse. En même temps, je suis pas pressée de les voir alors…
Même après plusieurs mois d’éloignement, je sentais encore leur ombre planer dans chacun des reproches que je m’adressais, dans chacune des hésitations qui me faisaient reculer, dans chacune des cicatrices qui défiguraient mon égo. Malgré tout, je n’avais pas le courage de couper définitivement les ponts ; je leur devais la vie et je ne pouvais pas le nier sans trahir la personne que j’étais.
Alors, je restais dans cet entre-deux tendu comme le chat de Schrödinger dans sa boîte. Parce qu’il était plus confortable de les blâmer pour m’empêcher de faire mes choix que d’assumer la responsabilité d’un échec. Ou d’un succès.
Oui, quelles que soient les blessures qu’ils m’avaient infligé, j’étais aussi responsable qu’eux. Je les avais laissé faire sans me défendre. Je leur avais donné le pouvoir. Sur moi. Sur ma vie. Sur mes actes.
Il m’avait fallu du temps pour le réaliser, un temps que je ne rattraperais jamais. Voilà pourquoi aujourd’hui, plutôt que de continuer à en perdre en me complaisant dans mon statut de victime, je préférais prendre les choses en main et devenir l’actrice de ma vie. Devenir une autre version de moi-même.
Une version qui connaît sa valeur et sa place. Une version adulte qui a le courage de regarder la vérité en face, même quand elle est douloureuse.
Et douloureuse, ça elle l’était. Mais me libérer de leur emprise et guérir était à ce prix.
Je devais avancer. Trouver mon équilibre. Les éloigner sans les renier.
Changer. Me changer. Parce que j’étais la seule personne dont j’avais le contrôle.
Me faire confiance. Me respecter. Transformer notre relation pour la rendre équitable.
Alors, même si ça me coûtait, aujourd’hui, je ferais les efforts de maturité nécessaires pour leur tendre la main et initier une conciliation pacifique.
Belle résolution.
Mais échec d’exécution !
Aussitôt qu’ils franchirent la porte, mon corps se crispa et ma détermination s’envola. Mes vieux schémas me retombèrent sur les épaules comme un fardeau trop lourd à porter.
Faire bonne figure et se montrer indulgente et patiente. Très patiente.
Après tout, Rome ne s’était pas faite en un jour et nos relations ne changeraient pas en dix minutes et une poignée de résolutions.
Je les débarrassai de leurs manteaux, remarquant du coin de l’œil qu’ils examinaient déjà l’entrée sous toutes les coutures.
Et en plus ils se croient discrets.
J’ignorais s’il s’agissait d’un jeu malsain destiné à me faire sortir de mes gonds ou si ce n’était qu’une forme de grossièreté, mais leur attitude m’exaspérait profondément.
Pour couper court à leur manège, je les invitai à s’installer au salon. Ils s'exécutèrent, mais à peine m'esquivai-je dans la cuisine que ma mère se releva pour faire les cent pas dans la pièce. Elle étudia discrètement la bibliothèque, caressa les meubles du bout des doigts pour contrôler la qualité du ménage, jaugea les aménagements particuliers de l'appartement.
Tellement prévisible !
Je ricanai intérieurement, fière d’avoir briqué le salon du sol au plafond pour lui couper l’herbe sous le pied. Ne trouvant rien à redire, elle se fendit d'un commentaire neutre.
— Tu nous ferais visiter ton petit chez toi. Enfin, chez lui serait plus exact, mais on va pas chipoter.
J’affichai mon sourire le plus artificiel avant d’articuler :
— Comme tu vois, c'est un duplex classique. Un salon avec cuisine à l'américaine, une entrée, une buanderie. À l'étage, basique aussi, deux chambres, une salle de bains et le bureau de Jérôme. Rien d'extraordinaire.
Consciente d’être sur la défensive, je me retranchais derrière l’ancienne interdiction d’entrer de Jérôme pour courcircuiter la visite de l’étage.
Elle n’insista pas, poursuivant son inspection du salon jusqu’à ce que mon père l'incite à s'arrêter d'un regard. Il espérait certainement que je ne le remarquerais pas, mais c'était peine perdue. C'était précisément le genre de détails qui me sautaient toujours aux yeux. Ma mère saisit le message et se rassit. Mais elle n'en avait pas terminé pour autant.
— Donc, ton ami s'appelle Jérôme ?
— Oui.
— Et tout se passe bien entre vous ? me demanda innocemment mon père.
— Euh oui. Il est rentré dans sa famille pour les fêtes. C’est pour ça que j’en ai profité pour vous inviter.
— Tu sais tu n’es pas obligée de nous mentir. Si ça se passe mal et que tu veux revenir à la maison, tu sais que tu peux.
J’haussai les sourcils, perplexe.
Ça y est. Il s'y met aussi ?
L’après-midi allait être longue.
Ne pas craquer. Inspirer. Expirer.
À ce stade, je ne me demandai même plus s'ils parviendraient à me faire sortir de mes gonds, mais plutôt, lequel y parviendrait le premier.
— Pourquoi veux-tu absolument que ça se passe mal ? répliquai-je, froidement.
— On te connaît hein ! Avec ton caractère…
— Et bien, désolée de vous décevoir mais on s’entend très bien et je n’ai pas la moindre intention de revenir.
— Ça ne durera pas très longtemps avant que les choses changent. C’est toujours comme ça avec toi.
J’ouvris la bouche puis la refermai ; je ne savais pas quoi répliquer à cela. Rien ne les convaincrait et je n’avais plus envie d’user de ma salive en vain. Pire, répondre serait comme leur avouer implicitement que leur opinion passait avant la mienne. Et j’étais adulte, je n’avais aucun compte à leur rendre.
Voyant que je ne répondais pas à leur provocation, ma mère insista des trésors de velours dans la voix :
— Et que fait-il dans la vie ce mystérieux jeune homme pour se payer un appartement comme celui-là ?
Nous y voilà !
— Je croyais que son oncle te l’avait dit le jour où j’ai emménagé, lançai-je à mon père.
— Il a parlé d’enseignement, mais en restant très vague.
Je grimaçai. Soulagée.
Au moins un point sur lequel Henry a joué franc jeu.
— Effectivement, confirmai-je laconiquement, il est prof.
— Oh voilà un bon métier ! poursuivit ma mère. Tu devrais prendre exemple sur lui. Dans quelle discipline il exerce ? Le français ? les maths ? La philo peut-être ?
— La musique, grognai-je. Le piano pour être tout à fait exacte.
— Un saltimbanque !
Si prévisibles !
Ils étaient toujours là où je les attendais. Fidèles à leurs préjugés.
Pour eux, les artistes ne valaient pas plus que des tire-au-flanc, exception faite de ceux qui devenaient célèbres. Ceux-là se changeaient en divinités vivantes. Des êtres supérieurs nimbés de l’aura quasi mystique de la reconnaissance sociale. Des noms déshumanisés pour inspirer l’admiration. Et pour l’instant, Jérôme n’appartenait pas à leur Panthéon personnel.
— Il est vraiment doué dans ce qu’il fait, ajoutai-je pour défendre l’honneur de mon colocataire. La preuve...
Je m'interrompis.
Pas de justifications on a dit.
Même si ça me faisait mal de les entendre rabaisser un homme aussi talentueux. Un homme auquel je devais tant.
Un preux chevalier venu au secours de la princesse en détresse.
Je ricanai intérieurement.
Je ne suis toujours pas une princesse, mais en détresse le suis-je ?
Voyons, étais-je à la merci de divers oppresseurs qui me maintenaient dans une sorte de cage dorée ? Étais-je le jouet de monstres et de démons, intérieurs ou pas ? Me sentais-je faible et démunie ? Tous mes problèmes avaient-ils été résolus parce qu’un homme charmant m’hébergeait, me faisait une place dans sa vie, m’avait trouvé du travail… m’avait sortie du gouffre.
Oui.
Dans un sens, j’étais bel et bien la demoiselle en détresse, et Jérôme, le preux chevalier.
Ce qui place donc ce cher tonton Henry dans le rôle du blanc destrier.
J’étouffai discrètement un éclat de rire, consciente que mon idéal de femme forte et indépendante en prenait un sacré coup. Celui du prince charmant et de son fidèle destrier n’en parlons même pas. Quant au machisme détourné dont mon père me gratifiait si souvent, il m’explosait tout d’un coup au visage comme une évidence. J’avais l’impression d’agir de mon propre chef, mais ces préjugés sociaux me poursuivaient toujours.
Et avec les meilleures intentions du monde. Exactement comme le soulignait si souvent Jérôme.
— En tout cas, on peut pas dire que ce soit un spécialiste de la déco, ton pote, se moqua mon frère. Quelle idée de mettre des trucs pareils, ajouta-t-il avec un geste dédaigneux pour la table basse. Et pis, voilà le rangement de la bibliothèque.
— Qu’est-ce que ça peut te faire ? Chacun fait ce qu’il veut chez lui.
— Ne t’en prends pas à ton frère. Ce n’est pas de sa faute si vous avez des goûts douteux en matière d’esthétique.
Des goûts douteux ? Sérieusement ?
Si j’avais pu leur clouer le bec sans trahir la cécité de Jérôme, je ne me serais pas gênée. Seulement, ça me paraissait difficile. Et vu leur réaction face à la profession de mon colocataire, je n’osais même pas imaginer ce qu’ils diraient en apprenant qu’en prime il était handicapé.
Ceci dit, il aurait pu être prince héritier d’un royaume caché que cela ne leur aurait pas suffi. Et si par miracle, il trouvait grâce à leurs yeux alors ce serait moi qu’ils verraient comme un furoncle sur la réussite de ce pauvre garçon.
Oui dans leur monde il n’y avait que deux alternatives possibles. Soit il n’était pas assez bien pour moi et m’entrainerait dans son inéluctable chute, soit il était brillant et dans ce cas, c’était moi qui serais sa perte. Notons que dans aucune de ces deux situations, ni Jérôme ni moi n’avions la possibilité de simplement réussir comme les adultes que nous étions en train de construire.
Patience Sasha patience. Bientôt tout ça sera derrière toi… et puis… j’ai encore un atout dans ma manche !
Un petit rictus sardonique ourla mes lèvres.
— Bon et si on arrêtait un peu de parler de mon colocataire. Je vous ai invité pour vous annoncer une grande nouvelle !
— Mes aïeux ! s’exclama ma mère, la mine défaite. Tu es enceinte !
— Quoi ? Mais… Non ! Pourquoi est-ce que je serais enceinte ?
— Bah t’habites avec un mec, grogna mon frère, le calcul est pas compliqué à faire hein. On se doute que vous passez pas vos soirées à enfiler des perles.
Il accompagna son rire gras d’un geste obscène auquel mes parents acquiescèrent doctement.
— C’est pas grave, ajouta-t-il, mais admets que dans ta situation, ce n’est pas très malin… surtout maintenant qu’il t’a laissé seule… et puis tu aurais pu nous parler de votre relation avant.
— Ma… mais vous délirez ! On est colocataires, rien de plus. Et il ne s’est pas enfui, il est rentré dans sa famille pour les fêtes de fin d’année ! Quant à moi, arrêtez de me prendre pour je-sais-pas-quoi, j’ai pas baisé à tort et à travers bon sang, j’ai trouvé du travail.
— Donc tu n’attends pas de bébé, en conclut ma mère avec un soulagement consternant.
Je levai les yeux au ciel.
Moi enceinte ? Sérieusement ?
Leur comportement était risible d’absurdité. Ça ressemblait à ces caméras cachées soi-disant réalistes, orchestrées par des acteurs médiocres aux performances surjouées.
Tellement ridicule.
Cela en disait pourtant long sur l’estime qu’ils me portaient autant que sur la place que j’occupais dans leur conception de la famille.
— Non, pas de bébé. Juste du travail. Tu sais ce truc un peu chiant que tu fais tous les jours pour gagner de l’argent, et être indépendante. Bref, ce que l’on fait avant d’avoir un bébé.
— Parfait ! Alors, ne nous fais pas languir plus longtemps, quel est ce mystérieux travail ?
— Je suis vendeuse dans une librairie à quelques rues d’ici. J’ai commencé le mois dernier et comme tout s’est bien passé, je suis quasiment embauchée pour de vrai. Je dois signer mon CDI le mois prochain.
À la moue que m’opposa mon père, je compris immédiatement qu’un détail le chiffonnait. Il n’eut pas le mauvais goût de m’obliger à lui demander des précisions, il me livra directement le fond de sa pensée :
— C’est fort éloigné de ta formation.
— Faudrait savoir ! C’est pas toi qui disait y a quelques mois en arrière que n’importe quel travail valait mieux que de vivre au crochet de la société ? Alors oui, c’est peut-être pas le job de mes rêves mais il nourrit son homme.
— Je suis bien d’accord. Mais comprends-nous, nous espérions mieux que cela pour toi.
— Comment ça mieux ?
— Ton père et moi ne t’avons pas payé tes études pour que tu jettes tes diplômes aux orties à la première occasion venue.
Je manquai de m’étrangler avec la gorgée d’eau que je tentais d’avaler.
Les études qu’ils m’avaient payées !
Comment ose-t-elle ? La bourse a payé mes études ! Et les frais qu’elle ne couvrait pas, je les ai pris en charge avec ces quelques misérables sous gagnés à la sueur de mon front, et au sacrifice de chaque foutu jour de congés que j’ai pu avoir pendant ces cinq longues années.
Elle ne manquait pas d’air.
Tout ça pour des études qu’ils m’avaient quasiment imposées !
Fais ce que tu veux, tant que c’est à côté de la maison, parce qu’on ne te financera rien.
J’ouvris la bouche, bien décidée à ne pas me laisser déposséder de l’une de mes seules réussites, mais déformés par le prisme de ma lâcheté, les mots qui sortirent n’avaient plus rien à voir avec le fond de ma pensée.
— C’est juste un travail provisoire. Le temps de mettre un peu de sous de côté. Et puis, encore une fois, ça reste toujours mieux que les allocs.
— Exact, concéda mon père. Mais tu dois continuer à chercher autre chose que… ça. C’est loin d’être une finalité satisfaisante.
— Bien sûr.
Je leur souris, exhibant la plus belle expression que mon masque d’hypocrisie me permit. Mais à l’intérieur de moi-même, je pouvais presque entendre les fragments de mon amour propre se fissurer comme le bois d’un arbre frappé par la foudre.
Le juste équilibre entre la ruine et la construction.
Je m’étais promise de ne plus accorder de crédit à leur avis, puisqu’ils n’étaient pas capables de m’en apporter un qui soit réellement constructif. Pour autant, cela faisait toujours aussi mal à entendre.
Les larmes me montaient aux yeux, quand un souvenir balaya les autres. Des mots simples qui s’étaient gravés aussi profondément en moi que toutes les brimades de mes parents.
Ne pas mutiler sa personnalité pour les autres.
Jérôme.
Il avait raison.
Les seules opinions qui devraient compter à mes yeux, étaient les miennes et celles des gens qui me respectaient. Jérôme me respectait. Henry me respectait. Et Olivia, et Lilie et… bien d’autres encore, mais pas mes parents.
Alors qu’ils parlent, je n’écouterais plus.
Enfin… j’aimerais ne plus les écouter, mais dans la réalité, même si je savais désormais qu’ils avaient torts, cela ne rendait pas leurs critiques moins blessantes. Juste moins fondées.
Voyant que je gardais mon calme, ils se désintéressèrent de mon cas et la discussion dériva vers des thématiques plus neutres. Les sujets d’actualités. Leur voisinage bruyant. L’invitation des cousins lointains. La nouvelle potiche de la mairie.
Je suivais distraitement la conversation, m’effaçant peu à peu. Par moments, je feignais un sursaut d’intérêt, demandant des nouvelles d’untel ou untel et les cancans reprenaient.
J’attendais que ça passe.
À la seconde où la porte de notre appartement se referma, je fondis en larmes. Soulagée.
J’observai avec nostalgie les reliefs du déjeuner gisant sur la table. Le calvaire était enfin terminé. J’avais fait front bravement, pourtant, je me sentais aussi mal que d’habitude.
Vidée.
Je m’étais certes détachée de leurs jugements, pour autant, le poison était toujours là. Pernicieusement tapi dans l’ombre de mon inconscient. Il faudrait du temps pour m’en débarrasser. Pour guérir.
Mais maintenant, il suffit de refermer la porte. Avant, tu n’avais même pas ce choix.