14. Retrouvailles (2)

La prison était déjà loin derrière eux quand des cloches sonnèrent l’alarme. Luzerne galopa jusqu’à l’aube, le félin noir à ses côtés. Là, trempée de sueur, la jument passa au pas et Ahia réapparut à la place du félin.

— Luzerne est épuisée. On va lui enlever son harnachement et la laisser filer au nord. Elle pourra retrouver des hardes de chevaux et surtout, les gardes suivront ses marques de sabots. Vu ce que ce que j’ai fait à ceux de la prison, on va nous poursuivre. Je ne peux pas les attaquer de front, il faut qu’on les sème !

— Mais comment on va transporter Nessan ? s’inquiéta Kalan.

— Je m’en chargerai. Ne trainons pas.

Kalan descendit avec Nessan, puis il libéra Popi. Le petit chien sautilla dans tous les sens. Ahia débrida et dessella la jument en vitesse.

— Voilà ma belle et merci pour ton aide, tu as été merveilleuse, chuchota-t-elle à la bête en souriant. Va !

Luzerne ne se le fit pas dire deux fois et partit au petit trot en hennissant de bonheur.

— Tu te sens capable de me mettre cette selle ? Ce sera plus simple pour transporter Nessan.

— Euh… oui, répondit Kalan sans vraiment comprendre, encore abasourdi.

— Je vais m’éloigner en ourse pour que les gardes ne repèrent pas nos traces. Il faudra que tu tiennes Nessan et la selle sur mon dos.

Son amie se transforma avant de laisser à Kalan le temps de la questionner. En essayant de réfléchir le moins possible, il installa sommairement la selle sur son dos puis y plaça Nessan en travers avant d’agripper Popi et de sauter sur l’ourse à son tour. Son installation était des plus bancale, mais tint bon le temps qu’Ahia quitte le sentier. Quand les camarades furent suffisamment éloignés, Kalan remit pied à terre. Dès qu’il prit Nessan dans ses bras, son amie se changea en une petite jument trapue. Il prit cette fois plus le temps de l’observer, moins effrayé par cette forme que la précédente. Elle était toute noire, exceptée une ligne argentée sur le dos et une marque losange sur le front, la même que possédait Ahia en Sombre. Il la sella comme il put puis installa Nessan, essayant de faire abstraction du fait qu’il harnachait sa meilleure amie. Il maintint son frère avec des sangles puis ramassa la bride et les fontes. Popi trotta devant eux.

— Bien, regagnons les bois et enterrons la bride, lui recommanda la voix d’Ahia. Gardons les sacoches, j’y ai placé un peu de nourriture, une gourde et mes économies. 

— Tu peux même me parler dans ma tête ? s’étonna Kalan à voix haute, tout en continuant d’avancer.

— Il semblerait et tu devrais pouvoir penser tes réponses. Je n’y arrivais pas avec mes parents si je n’étais pas en forme d’Elfe.

— Tu comptes m’expliquer ce qu’il se passe ?

— Comme tu le vois, je ne suis pas vraiment une Sombre. Ou pas que.

— Mais qu’est-ce que tu es ?

— Je n’en sais rien. J’ai visité d’autres terres à la recherche d’êtres comme moi. Je suis allée au sud avec une nuée d’oiseaux migrateurs. J’ai appris bien des choses, mais jamais je n’ai rencontré quelqu’un comme moi.

— Tes parents avaient les mêmes… dispositions ?

 Non, mais je suis la seule personne à avoir un père Sombre et une mère Hypnotique.

— Tes parents n’étaient même pas de la même race ? Je ne savais pas que… ça existait.

Kalan se sentit gêné, cette possibilité allant à l’encontre de ce qu’il considérait comme normal. Plus exactement, il avait appris qu’un lien romantique entre Sombre et Hypnotique était perçu comme dégoutant et contre nature.

— Tu trouves ça honteux ? lui demanda-t-elle.

Son amie lui lança un regard de côté et bien que Kalan ne soit pas spécialiste pour reconnaitre l’expression équine, il comprit que son amie craignait sa réponse.

— Ça me perturbe, plutôt, admit-il. Mais c’est aussi… je ne sais pas, c’est comme si j’avais attendu qu’on me dise que c’était quelque chose de possible. On est tous des Elfes, pourquoi faire tant de différence ?

Ahia soupira par ses naseaux avant de poursuivre d’une voix pensive.

— Je pense qu’il y a quand même une différence fondamentale, les Elfes ne peuvent pas avoir d’enfants sans être de la même race.

— Tu viens de me dire que tes parents étaient Sombre et Hypnotique !

— Oui et moi, je suis de toutes les espèces animales en même temps !

— C’est peut-être un effet du croisement.

— Non, Kalan, j’ai beaucoup voyagé et j’ai observé des villages où les Elfes vivaient en paix qu’importe leur race. Mais les couples mixtes étaient très rares et je n’ai pas vu le moindre hybride… Je suis la seule à… Je suis… Je suis l’être le plus contre nature de ce monde.

Les paroles de son amie le heurtèrent. Un gouffre semblait séparer Ahia du reste du monde, un gouffre qui lui infligeait des sentiments de solitude et de déviance.

— Ahia, tu…

Kalan ne finit pas sa phrase et trébucha. Il avait atteint ses limites. Il se releva tant bien que mal.

— Monte, je vais trouver un coin pour te reposer à l’abri des regards.

Trop fatigué pour continuer à avancer dans la broussaille, il se hissa sur le dos de son amie. Elle s’enfonça encore plus profondément dans les bois. Quand elle trouva un espace dégagé, la jument se coucha pour lui faciliter la descente et celle de Nessan. Puis Ahia regagna sa forme de Sombre.

— Repose-toi. Avec Popi, on monte la garde.

Kalan dégagea un coin pour poser Nessan en position fœtale. Il avait vraiment l’air mal en point.

— On ne peut rien faire pour lui ? s’inquiéta Kalan.

— Je vais voir, lui répondit Ahia.

Des cornes lui poussèrent au front et sa peau s’éclaircit. Kalan eut un hoquet de surprise. Voir son amie dans une autre espèce d’Elfe le choquait plus encore, il ne sut dire pourquoi. Ahia en Cornide posa ses mains sur Nessan.

— Je vais aller lui chercher de l’eau. Il n’est pas en danger de mort, mais il doit boire. Et manger… On verra plus tard comment faire.

Elle prit une gourde dans les fontes et s’absenta quelques instants. Elle revint plus tard sous sa forme de Sombre et fit boire Nessan.

— Il faut surtout qu’on lui trouve de quoi se vêtir et dormir plus confortablement, si on veut qu’il reprenne du poil de la bête, avança-t-elle.

— Je suis mort de peur, Ahia, lui confia Kalan. Sans toi, je serais dans le même état.

— C’est possible, soupira son amie.

Elle regarda Nessan, les traits crispés par la tristesse.

— Que lui est-il arrivé exactement ?

— Un Hypnotique puissant a forcé ses défenses psychiques. Il a aussi tenté de percer des barrières qu’un autre Hypnotique nous avait installées des années auparavant pour protéger des souvenirs de toi.

— De moi ? s’étonna-t-elle.

— Oui, il avait peur qu’un Hypnotique te découvre, mais je ne sais pas pourquoi. Enfin, vu que tu es un être magique, ça peut se comprendre. Mais je ne vois pas comment il peut le savoir.

— Je ne vois pas non plus… Oh, Ness ! Je n’y crois pas, c’est terrible, souffla-t-elle en effleurant la joue du Sombre. Voilà pourquoi j’ai senti que tu étais en détresse. J’ai cru mourir.

— Tu as senti quoi ? s’étonna-t-il.

— Je venais de rentrer à Montet quand j’ai senti une douleur. J’ai failli perdre connaissance, c’était horrible. J’ai tout de suite compris que ça ne venait pas de moi, mais de toi. En frégate, un oiseau très rapide, j’ai traversé tout le royaume pour te retrouver. Grâce à Popi, je suis arrivée au bon moment pour vous secourir. Enfin pour te secourir en tout cas…

— Comment tu peux sentir ce que je vis ? demanda Kalan en fronçant de plus en plus les sourcils. Attends ! C’est grâce à l’Hypnose ? Tu as le pouvoir des trois races ?!

— Je suis plutôt nulle dans leurs trois domaines, sourit Ahia. Non, les Hypnotiques ne peuvent pas ressentir la douleur des autres. Si seulement ! Nessan ne serait pas dans cet état ! Enfin, je ne sais pas de quoi ça vient, mais en plus de percevoir les auras, je ressens les sentiments des gens. C’était horrible d’attaquer des gardes, j’ai ressenti toutes leurs douleurs.

— C’est pour ça que tu étais sur le point de vomir, se souvint Kalan.

— Oui, mais pour vous sortir de là, c’était un mal nécessaire.

— Et tu peux sentir les émotions d’un Elfe de Réonde alors que tu es à Montet ?

— Non, il n’y a qu’avec toi que je partage un lien si fort. Et encore, je n’avais rien ressenti de ta part avant ce moment-là. Je pense que ta douleur a agi comme un cri de l’âme. Ça m’a frappée de plein fouet. Je n’ai pas eu le moindre doute que c’était toi. Je suis arrivée à Réonde à la tombée de la nuit.

— Je ne sais pas comment te remercier. Je ne réalise pas encore qu’on est sortis de là. Et que tu es aussi une Hypnotique. Et que tu es une… une quoi ? Une animalelfe ? Une changeuse ? Une change-forme ? Une je-suis-toute-la-faune-existante-en-même-temps ? Et qu’on se retrouve enfin. Tu… tu m’avais manqué.

— Toi aussi, confia-t-elle en souriant. C’est un peu long je-suis-toute-la-faune-existante-en-même-temps, peut-être qu’on peut raccourcir à… Omnifaune ? proposa-t-elle en haussant les épaules. Et ne me remercie pas, j’aurais dû vous rejoindre bien plus tôt et peut-être que Nessan aurait échappé à ce destin. C’est horrible, il n’est pas conscient et pourtant je sens tout son désarroi à l’intérieur.

Ses yeux posés sur Nessan étaient brillants de larmes. Elle soupira avant de poursuivre :

— Tu as besoin de te reposer, on discutera plus tard.

Il ne savait pas comment elle tenait encore debout. Elle avait volé depuis Montet, attaqué tout un régiment de gardes, couru en forme de félin à ses côtés puis porté les deux frères sur son dos. C’était aberrant. Il ne put la questionner, déjà ses paupières se fermaient et il sombra dans un sommeil agité. Un sommeil fait de cauchemars, de Nessan mi-vif mi-mort, de regrets et d’inconnu.

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Phémie
Posté le 05/12/2024
J'ai tout lu d'une traite, c'était super prenant. Je prendrai le temps de te faire des retours plus précis, pour le moment je reste sur les grandes lignes : Ahia est trop classe, je m'y attendais un peu mais pas à ce point. Et je suis super inquiète pour Nessan ! Wakami oskour !

Hâte de découvrir la suite :)
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