(15)

Par Dan

15

 

2 janvier 2020

 

— Comment on part d’ici ?

C’était toujours la même question, quoi qu’elle soit effectivement arrivée assez vite, cette fois-ci. D’habitude, les nouveaux venus passaient quelques jours à nier en bloc, à piquer des crises de rage ou à agresser leurs hôtes en espérant saboter leur numéro d’exilés quantiques – Frankie en savait quelque chose. Levi avait peut-être visé juste en estimant que les passagers d’une croisière paranormale seraient plus enclins à accepter la situation. Levi visait toujours juste.

Ça allait au-delà de la simple disposition, pour le binoclard hispanique : il avait littéralement bu les paroles de Levi durant le briefing, et sa réponse exaltée à sa camarade (« J’arrive pas à encaisser qu’on y soit enfin arrivés ») confirmait ce que Charles et Amelia avaient suspecté en visitant l’épave du Kahana : il y avait à bord de ce paquebot des équipements servant à rejoindre l’icosaèdre.

Si ce jeune homme comptait bien parmi les scientifiques chargés de les manipuler, il devinait déjà la réponse de Levi :

— On ne peut pas repartir.

— Quoi ?

Sa camarade de naufrage n’avait pas reçu de cours préparatoire, en revanche, et si l’idée d’un monde parallèle peuplé de disparus pouvait être vaguement envisageable, celle d’un monde parallèle sans issue risquait de poser plus de problèmes. Les yeux noirs de cette quinquagénaire à l’air affable oubliaient régulièrement de ciller et une trace de marinade soulignait encore sa bouche arrondie de stupéfaction. Réunionnaise ? Martiniquaise ? Son teint brun avait viré au gris, en tout cas.

— C’est pour ça qu’on ne peut pas réellement parler de « porte » pour désigner les vortex, continua Levi, qui profitait de leur ahurissement pour vider le reste de son sac. Il est impossible de les traverser en sens inverse pour rejoindre la sphère.

— Mais…

— Non, croyez-moi, coupa Levi. Certains parmi nous sont ici depuis très, très longtemps. Nous avons tout essayé.

Frankie chercha de nouveau son regard, mais cette fois, il ne fit pas l’erreur de le lui rendre.

— Nous allons vous laisser assimiler tout ça, reprit Levi. Terminez votre repas, puis Mazlin vous conduira à vos nouveaux quartiers.

Il se leva sous les yeux écarquillés de leurs invités et le reste du conseil l’imita. Dans le couloir qui desservait les bureaux, Frankie lança un peu plus fort que nécessaire :

— Encore du temps rudement bien mis à profit pour tout le monde, hein ? Parce qu’on se lasse pas d’entendre ce beau discours de bienvenue, de voir les débarqués se demander s’ils se sont pas amoché la tête dans l’accident, et puis surtout de ne rien avoir à dire pendant vingt minutes ! Non vraiment, c’est valorisant, et puis je pense que c’est important pour eux de faire face à toute une flopée de gens chelous d’entrée de jeu, comme ça, ça donne le ton.

— Cède ta place au conseil si ça t’ennuie, répliqua Jamal. Vu l’ampleur de tes contributions, tu pourrais aussi bien te contenter d’un compte-rendu. As-tu seulement saisi la gravité de la situation ?

— Oui, ajouta Charles. Si d’autres chercheurs de l’acabit de Sanderson ont bel et bien retrouvé le chemin…

— Levi ?

Frankie serra les poings. Elle n’avait aucun mal à convaincre ses collègues qu’elle se foutait de tout et de tout le monde, Sanderson y compris, mais le jeu de Levi était plus subtil que le sien : il devait afficher une appréhension légitime sans laisser transparaître la moindre impatience ni la moindre excitation.

Frankie croyait pouvoir les lire en filigrane sous la froideur et la réflexion savamment articulées, peut-être parce qu’elle les partageait. Elle espérait en tout cas que les tourments profonds de Levi n’étaient pas aussi manifestes qu’ils en avaient l’air, car si Frankie était capable de les percevoir après seulement neuf ans en sa compagnie, Edward ou Amelia auraient tôt fait de le démasquer.

— Tu crois qu’on doit s’inquiéter ? demanda cette dernière. Nous n’avons pas trouvé de signe de tentative de traversée volontaire depuis 2014, mais de ce que j’ai vu de ses machines, elles ressemblent énormément à celles embarquées à bord du MH730. Et beaucoup à celles de Sanderson.

Le souvenir de l’U.S. Army planait comme un spectre sur le camp ; si des apprentis Sanderson cherchaient à reprendre le flambeau mouché en 1972 par une vague de lumière violette, qui savait à quelles complications les rescapés s’exposaient…

— Je crois qu’il faut être prudent, répondit finalement Levi. Pour l’instant, il ne s’agit que d’un homme, pas d’un bataillon de scientifiques soutenu par une armée. Je vais essayer d’en apprendre plus au sujet de leur mission. Avec un peu de chance, nous ne faisons face qu’à un explorateur curieux.

Le conseil se sépara sur des acquiescements et des coups d’œil lourds. Seuls dans le couloir, Levi et Frankie échangèrent un fantôme de sourire.

 

 

— Pour qui travaillez-vous ?

— Vous avez Internet, ici ? fit Santiago. Parce que sinon, je crois pas que le nom de mon entreprise vous dira grand-chose.

— À en juger par votre réaction ce matin, vous connaissiez parfaitement les recherches de Sanderson, continua Levi. Basez-vous vos travaux sur les siens ?

— Pas trop le choix, si ? C’est lui qui a théorisé l’icosaèdre en premier, donc tous les travaux dérivent plus ou moins des siens.

— Et c’était la première fois que vous tentiez de traverser ?

— Oh, non, répondit Santiago. Ça fait des années, des décennies qu’on essaye.

Des décennies… cinq, à tout hasard ? Depuis que la nuit était devenu mauve et que toute la population d’une base s’était évaporée ?

Étaient-ce d’autres membres du même programme d’exploration qui avaient tenté de forcer leur passage à bord du vol MH370 ? Santiago avait-il perdu des collègues dans l’avion de Malaysia Airlines ?

— Le problème, reprit-il, c’est que même si certaines de nos équipes disparues avaient trouvé le moyen de passer, personne n’aurait pu nous le dire, vu que tout est bloqué de l’icosaèdre vers la sphère, y compris les communications. Ça nous aurait bien aidés d’avoir leurs conseils, pourtant, parce que quand les choses ont commencé à se détraquer, sur le Kahana, on n’en menait vraiment pas large…

« Mais à votre question, j’en déduis qu’il n’y a pas toute une clique de collègues coincés ici qui vous auraient expliqué depuis un bail qu’on s’acharnait à tout essayer sans jamais savoir si ça marchait.

Non, pas de clique. Personne jusqu’à Santiago à part des cadavres et des ordinateurs calcinés. Qu’est-ce qui avait changé, cette fois ?

— Et vos machines ? fit Frankie. On les a récupérées, mais on a besoin que vous nous disiez si elles fonctionnent encore, et que vous les répariez si c’est pas le cas.

— Pourquoi ?

— Pour faire parler les fouines-merdes.

— Frankie…

Elle avait appris à discerner le faux reproche du vrai et cette réprimande factice l’encouragea dans la voie de la brutalité : il était bien trop tôt pour que Santiago sache qu’ils avaient des intérêts communs.

— Je suis pas là pour causer des ennuis, OK ? dit-il. J’ai l’impression que tout le monde est un peu à cran, mais croyez-moi, tout ce qu’on veut, c’est comprendre ce qui se passe ici.

— Vous êtes pas les premiers à dire ça, répliqua Frankie.

— Si vous voulez comprendre, alors vous nous aiderez, intervint Levi. Vous et vos machines. D’ici là, reposez-vous. Nous avons tout le temps du monde devant nous.

Levi salua Santiago d’un signe de tête puis quitta la cabane qu’on avait attribuée aux deux nouveaux résidents, Frankie sur les talons.

— Il en dit moins qu’il n’en sait, lâcha Levi dès qu’ils se furent éloignés. Je crois qu’Amelia a raison : ils ne se sont pas simplement inspirés des technologies de Sanderson, mais ils les ont perfectionnées. Ces gens-là sont ses enfants, ses héritiers, et ils perpétuent des travaux qu’il avait entamés bien au-delà de ce qu’il a pu en dire dans les journaux. Ils savent pertinemment ce que Sanderson a réussi à faire au siècle dernier et ils ont passé un long moment à s’efforcer de réitérer ses prouesses.

Frankie ne l’écoutait qu’à moitié, trop occupée à calculer la cadence de ses pas et du balancement de ses bras pour que leurs mains se frôlent l’air de rien. Son cœur chavira quand les doigts de Levi touchèrent enfin les siens, puis chuta quand il enfonça le poing dans la poche et continua :

— L’avortement de la mission de l’U.S. Army et la modification des portes les a ralentis, mais je ne crois pas que nous ayons autant de latitude que je l’ai prétendu devant Santiago. S’il a réussi à passer, ça n’est qu’une question de temps avant que d’autres suivent. Au mieux des mois, peut-être moins que ça.

Presque ce qu’il fallut à Frankie pour s’extraire de son chagrin idiot sous le regard à peine impatient de Levi. Une dimension parallèle n’aurait pas pu les éloigner autant que le petit mètre de nuit parfumée qui les séparait ce soir-là. Mais il avait raison : ça n’était pas le moment.

— Mais je… Je croyais que les portes avaient un nouveau système de… filtrage, depuis la fin de l’U.S. Army ? lança Frankie en se raccrochant à son collier.

— C’est ce qu’on s’est figuré, puisque plus aucune mission n’a pu débarquer après eux.

— Santiago et ses copains auraient aussi trouvé un moyen de contourner le barrage, alors ?

Frankie préférait ne pas réfléchir au fonctionnement intrinsèque de ce tamis : certes, le concept même d’une porte entre les dimensions était difficilement concevable pour un esprit cartésien, mais une porte capable de choisir qui elle laissait entrer se plaçait à un tout autre niveau d’inexplicable. Quel phénomène un tant soit peu rationnel pouvait analyser les intentions d’une personne et jouer les videurs de boîtes de nuit pour éviter qu’un intrus indésirable exploite encore cet univers ?

Et après, quel phénomène un tant soit peu rationnel pouvait justifier l’existence d’un monde à vingt faces dont les habitants ne vieillissaient jamais ?

— Tu comprends ce que ça signifie ? fit Levi, soudain grave, en comblant cette si terrible distance pour l’attraper par les épaules.

Frankie se raidit, frissonna, déglutit. Elle comprenait, oui : si ces scientifiques avaient réussi à forcer le passage vers l’icosaèdre, peut-être réussiraient-ils à le rouvrir vers la sphère. Peut-être détenaient-ils la clé des enquêtes entreprises et des espoirs nourris durant ces six dernières années.

— Je vais m’occuper de Santiago, reprit Levi en la relâchant. Avec assez de patience et de détours, il pourrait laisser échapper un détail crucial.

Ils approchaient de la réserve où l’équipe d’Amelia avait entreposé le matériel et les maigres provisions récupérés sur l’épave du Kahana, où Dottie promenait une truffe pleine d’envie. Frankie balaya des yeux l’empilement des moniteurs, les pelotes de fils et les pyramides de serveurs avant de souffler :

— Regarde ça.

Levi s’avança. Sur le rabat des mallettes, le flanc des caisses et le revers des écrans, un même logo représentant un hexagone légèrement déformé entourait deux lettres blanches.

— CS, lut Levi. Compagnie Sanderson ?

— Ou Césium. Ou Club Sandwich.

— Ça confirmerait mon intuition, continua Levi sans même froncer un sourcil. Et ça expliquerait pourquoi Santiago ne voulait pas nous donner le nom de ses employeurs : s’ils savent ce que Sanderson a fait ici pendant trente-cinq ans, ils doivent se douter qu’on ne les accueillera pas à bras ouverts.

Il marqua une pause, puis dit :

— Profite de la nuit pour commencer à éplucher tout ça, s’il te plaît. Sans laisser de traces.

Levi se levait déjà, et Frankie avait beau savoir que ces appareils recelaient des indices précieux et des pistes solides, savoir qu’elle n’avait jamais été aussi près du but, rien ne l’obsédait davantage que l’idée de faire durer ce rendez-vous secret quelques minutes de plus.

— OK, commença-t-elle. Mais il va probablement falloir que j’aille à la…

— Frankie !

Réprimant un juron, Frankie se retourna dans un jeté de tresse qui fendit l’air comme un fouet. Quand les contours de leur dernière recrue se précisèrent dans la pénombre, les yeux scrutateurs de Levi s’étaient réduits à deux fentes.

— B… bonsoir, lança-t-elle à Frankie. Je… Je voulais te parler et… je venais de vous voir passer, alors… J’espère que je ne vous dérange pas. C’est moi, Célestine Londo. Tu ne me reconnais sûrement pas, tu étais toute petite, mais… j’étais la voisine de tes parents quand vous veniez en vacances en France.

— Ah.

Frankie coula un regard en coin à Levi, priant très fort pour que Mme Londo ne se sente pas obligée d’étayer ses allégations avec des anecdotes de jeunesse qui contiendraient à coup sûr un slip de bain perdu ou un douloureux combat contre un oursin.

— Le monde est petit, hein ? insista Célestine.

— Surtout ici.

Célestine parut troublée, comme si elle ne comprenait pas qu’on puisse rester de marbre devant l’énormité de la coïncidence.

— C… comment vont monsieur et madame McKenna, aujourd’hui ? Il me semblait que les choses étaient un peu compliquées, les dernières années…

Frankie se crispa, mais l’expression lisse et polie de Levi offrait moins de prise que celle d’une statue. Celle de Dottie, elle, s’était faite intriguée : assise au bord des ombres, une oreille noire retournée, elle les fixait intensément.

— Monsieur McKenna et madame Doherty, répondit finalement Frankie. J’ai une demi-sœur et un demi-frère, maintenant. Julian et Charlie.

— Oh. Et tu, heu… comment dire ça. Tu es…

— Pas besoin de parler anglais.

— Tu connais encore le français ?

— Peu importe. Tout le monde se comprend, ici.

— Et… tu es là depuis combien de temps ?

Frankie serra les dents.

— C’est un peu une question tabou, dans le coin.

Elle réussit l’exploit de ne pas regarder Levi.

Par courtoisie – et pour changer de sujet, ce qui devenait urgent –, Frankie aurait sûrement dû demander à Célestine comment elle se portait depuis le temps, au moins s’inquiéter de l’effet des derniers chambardements sur sa stabilité mentale. Mais son esprit creux ne moulinait plus qu’une seule pensée : elle n’avait toujours pas osé poser cette question fatidique à Levi, toujours pas cherché à deviner qui il avait été, ce qu’il avait perdu, ce qui le poussait aujourd’hui à comploter avec Frankie dans le dos du camp tout entier.

Frankie s’y était résolue : elle était amoureuse d’un mystère qu’elle ne voulait pas percer.

— Désolée, fit Célestine. Il se fait tard et… vous avez l’air occupés. Peut-être qu’on pourra discuter un autre jour, Frankie ? Bonne nuit en tout cas.

— N’hésitez pas si vous avez besoin de quoi que ce soit, lança Levi alors qu’elle se détournait.

Elle lui adressa un mince sourire, croisa une dernière fois le regard de Frankie et prit finalement la direction de son bungalow.

— Tu crois qu’elle nous a entendus ? souffla Frankie. Qu’elle a forcé le barrage de la porte, elle aussi ?

D’abord, Levi ne dit rien, les yeux rivés à la silhouette de Célestine qui se diluait dans l’obscurité ; puis il se tourna vers Frankie, et toute la nuit, toutes ses étoiles, tous ses cris d’oiseaux et ses vrombissements d’insectes semblèrent se fondre dans les prunelles noires qu’il riva aux siennes.

— On ne doit pas se laisser distraire, murmura-t-il. C’est notre chance à tous les deux.

Oh, quelle douce torture que ces trois mots. Tous les deux contre les détracteurs, les méfiants et les peureux ; contre Pooja et Edward qui considéreraient la simple idée de leur plan comme un blasphème, contre Oqruchi qui ne partagerait pas leur élan, contre Harry et Danai qui se sentiraient abandonnés, contre Charles et Amelia qui y verraient une trahison, contre Jamal ou Mazlin qui les jalouseraient.

Tous les deux contre tous ceux qui ne comprendraient jamais qu’après le choc, l’acceptation et l’accoutumance, Levi et Frankie puissent encore vouloir tout abandonner pour rentrer à la maison.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Kevin GALLOT
Posté le 20/05/2021
Re !

petite coquille repérée :

Des décennies… cinq, à tout hasard ? Depuis que la nuit était devenu(E) mauve et que toute la population d’une base s’était évaporée ?

AhAh !! Célestine et Frankie qui se re-rencontrent, c'est intéressant ! De même que Santiago et son matos.

Hâte de lire la suite

A+
Dan Administratrice
Posté le 22/05/2021
Merci pour la coquille ! Et oui, ça y est, on a (enfin) bouclé la boucle de la première partie. Bientôt le début de nouvelles aventures...

J'espère que la suite te plaira !
Vous lisez