Par Greg, le 14 décembre 201*
« Qu'il vienne, qu'il vienne,
Le temps dont on s'éprenne.
J'ai tant fait patience
Qu'à jamais j'oublie.
Craintes et souffrances
Aux cieux sont parties.
Et la soif malsaine
Obscurcit mes veines. [...] »
Arthur Rimbaud
La journée avait été forte en émotions et j’étais vraiment crevé. Du coup, en toute logique, on a continué à parler jusque trois heures du matin. J’étais un peu honteux de m’être écroulé comme ça sur lui, après le souper, mais ouvrir les vannes m’avait fait du bien. Je ne m’étais pas rendu compte que j’avais accumulé autant de tension avant de craquer. Dès que la maman de Jason était sortie de la pièce, en y repensant.
Quand je lui en fait part, il hausse les épaules, incapable de me fournir ne serait-ce qu’une hypothèse. Alors je lui raconte comme le contact avec sa mère avait été… tellement rassurant, et à la fois si… épuisant ?
– Attention, tu vas me rendre jaloux.
Je rigole, mais en vrai, je ne sais pas trop s’il est sérieux ou pas. Il est vrai qu’on ne l’avait pas trop inclus dans la conversation…
– Tu veux un câlin aussi ?
Ce n’est qu’une blague, mais je m’attends à moitié à ce qu’il se laisse tomber de son lit sur moi. À la place, je l’entends qui se redresse. Son ombre se penche un peu vers moi, comme s’il pouvait me voir dans cette pénombre qui doit être tout à fait opaque à ses yeux.
– Sérieusement, tu vas bien ? Tu m’as inquiété, à flancher comme ça.
Je pourrais le rassurer, lui dire de ne pas s’inquiéter, mais je n’ai pas envie de lui mentir. Merde ! J’en ai marre de me mentir à moi-même !
– Sérieusement ? J’en sais rien. Je savais que j’étais bizarre, mais jusque-là, j’arrivais à gérer. Tout ce qui est arrivé aujourd’hui… Je flippe grave, mec. Alors franchement, je veux bien un câlin. Désolé de m’être moqué…
Un silence suit mes aveux. Je me demande à quoi il pense. Dehors, le vent hurle et essaie de se faufiler sous le toit. Le plancher dans le couloir craque un peu, et un moment, j’imagine entendre des pas qui s’éloignent. Si peu de choses pour occuper mon ouïe et ma vue… L’odeur de Jason est partout.
Je me sens tellement étranger à cette pièce que ma présence y semble une intrusion. Le matelas est vieux, et les draps ne sont pas particulièrement chauds. Ce n’est pas grave, je suis crevé, je dormirai bien quand même. S’il ne me répond pas, c’est tout ce qu’il me reste à faire.
– Tu sais…
Je relève un peu la tête quand il commence à parler, et il s’interrompt de suite. Je sens son hésitation et hésite à l’encourager à poursuivre. Je n’ai pas envie de le brusquer.
– C’est que… Je ne suis pas sûr qu’on devrait se faire des câlins alors qu’il est passé minuit et qu’on est tous les deux en pyjama.
Sur ces mots, j’éclate de rire. Un bon gros fou rire. Il me faut un moment pour me ravoir. Enfin, après tout ce qu’il s’est passé aujourd’hui, c’est ça qui l’inquiète ?
Son rire à lui sonne un peu forcé.
– Ouais, je sais, c’est débile, mais bon… Je ne faisais que le remarquer…
– On est entre mecs, y a pas de loi qui interdit les câlins entre potes après minuit, si ?
– T’as raison, j’en fais trop sûrement…
Il n’a pas l’air convaincu, quelque chose dans sa voix me dit que je devrais probablement creuser un peu la question. Mon regard se perd dans les motifs des tentures, légèrement illunées. Est-ce qu’il est inquiet ? C’est vrai qu’on ne sait toujours pas pourquoi il est tombé K.O. plus tôt aujourd’hui… Est-ce qu’il aurait quand même peur de…
Un mouvement m’alerte, mais je n’ai pas le temps de réagir que son corps m’enfonce dans le matelas. Un de ses genoux a cogné ma cuisse, mais je me retiens de me plaindre ; franchement, il aurait pu atterrir de pire façon… Au moins il est là. Rien que ça, ça me réchauffe de l’intérieur.
Je me contorsionne et me redresse comme je peux, cherchant une meilleur position sans trop le heurter. Je m’apprête l’enlacer, mais il m’arrête d’une main. Il a les sourcils froncés.
– Quoi ?
Qu’est-ce que j’ai fait encore ? Qu’est-ce qu’il y a ? J’ai envie de crier. Ou de dormir. De m’endormir en criant de frustration ?
– Mec, tes yeux luisent.
Okay, ça, je ne m’y attendais pas.
– Quoi ?
– Genre ils dégagent littéralement de la lumière. Un peu ambrée comme ça, même ton œil vert.
– Heu… Ça te rassure si je te dis que je ne pense pas que ça soit déjà arrivé ?
Son regard est fixé sur le mien, ou plutôt sur mes yeux. Il a surtout l’air étonné, voire fasciné.
– Je crois. Peut-être ?
Bien. Super. Je suis donc officiellement un freak.
– Dis… j’ai quand même droit à un câlin ? tenté-je.
Je souris, sûrement un peu bizarrement. Le moment est passé et je sens bien, quand il me prend dans ses bras, qu’il a la tête ailleurs. Je n’en tire pas vraiment de réconfort, même si sa chaleur est agréable. Ça a juste l’air bizarre.
On ne reste pas collés très longtemps. Au bout de quelques secondes, Jason me tient à nouveau à bout de bras, ses yeux rivés sur les miens. Le sentiment de malaise grandit. J’ai l’impression d’être une bête de foire.
Je ferme les yeux pour qu’il arrête de les scruter et me laisse retomber sur le matelas.
Lui ne bouge pas.
– Tu pourrais…
Je ne finis pas ma phrase. Je n’ai pas envie de le rejeter, mais la situation me perturbe. J’ai juste envie qu’il s’allonge contre moi et qu’il me rassure, mais je me vois mal lui demander un truc pareil après ce qui vient de se passer.
Il avance sa main vers moi, puis suspend son geste. Il se lève, dans un soupir, et retourne dans son lit en prenant garde à ne pas m’écraser au passage. Le silence s’installe et j’ai peur que la soirée se termine ainsi.
Pourquoi ai-je envie de pleurer, subitement ? Après tout, je n’ai jamais eu un véritable ami, ce n’était qu’une question de temps avant que cette fichue distance ne se réinstalle. Avant que la bizarrerie de trop ne nous éloigne. Je devrais être blindé, depuis le temps.
– Tu dors ? dit timidement Jason.
– Je voudrais bien…
– Je suis désolé, répond-il à mon grognement.
De t’être approché de moi ? De m’avoir invité ? D’avoir croisé mon chemin ? Vas-y, dis-le !
– Pour quoi ?
– D’être bizarre.
Je me redresse pour le regarder. Il est couché sur le dos, regard au plafond. Un instant, je crois voir quelque chose luire sur sa pommette.
– Tu te rends compte que tu dis ça au type aux yeux lumineux ?
Il tourne la tête vers moi. Ses yeux brillent un peu aussi, un reflet troublé des miens.
– Ouais, qui suis-je pour me plaindre, n’est-ce pas ? Je n’ai pas tous tes problèmes. Je peux toucher les gens normalement, j’ai les deux yeux de la même couleur, mon père ne me fait pas constamment déménager…
J’avance ma main vers lui, pas trop sûr de ce que je devrais faire. Pourquoi il est triste, lui, tout à coup ?
Il prend ma main, la serre et après un moment à chercher ses mots, il déballe tout.
– Parfois il me manque, tu sais ? Pas que je l’aie vraiment connu, mais… J’entends toujours les autres parler de leurs parents au pluriel. De trucs qu’ils ont fait avec leur père, ou encore de disputes qu’ils ont eues, d’à quel point il est lourd… Maman est géniale, mais elle est super occupée aussi. Elle a son travail en plus de s’occuper de la maison… Elle prend bien soin de moi, et je m’en veux de parfois me demander comment ç’aurait été s’il était encore là. S’il avait bien voulu de moi. Mais voilà. C’est qu’un sale con qui s’est barré quand il a appris que maman était enceinte. Un lâche qui m’a abandonné avant même que je sois né. Alors pourquoi je voudrais le voir, hein ?
Je ne comprends absolument pas d’où ça sort, pourquoi il ressent le besoin de me raconter cette histoire maintenant, mais le moins que je puisse faire, c’est d’écouter.
– Il aurait au moins pu avoir la décence d’être blanc. C’est baba qui l’a dit pour la première fois, mais elle n’a pas tort. Enfin, noir ou pas, pas question de tuer un enfant pour une chrétienne comme ma grand-mère. J’imagine que je lui dois un peu la vie quand même ? Pas qu’elle s’en tracasse encore beaucoup, hein. Depuis que je suis né, je suis juste le fardeau de maman.
J’ai l’impression que je devrais dire quelque chose pour le rassurer, mais je ne sais pas quoi. Ce qu’il raconte est juste horrible…
– Je ne pense pas qu’elle ait eu de partenaire, depuis mon père. Elle dit qu’elle est trop occupée de toute façon, mais je sais bien que c’est à cause de moi. Je sais bien qu’elle m’aime malgré tout et que ça lui ferait mal d’entendre ce que je dis, mais c’est vrai… Sans moi, elle aurait été plus heureuse.
– Tu ne devrais pas dire ça, dis-je sortant enfin de mon hébétude.
– Pourquoi ? C’est vrai ! Elle aurait pu avoir une carrière, un mari aimant, une vraie famille ! À cause de moi, elle ne parle même plus avec sa famille ! Je suis tout ce qu’elle a ! Mais, moi, qu’est-ce que je lui apporte ? Je suis un nul.
Sa tristesse m’enveloppe, épaisse comme du goudron, et me suffoque peu à peu. Des sanglots montent dans ma gorge, mais dans mon ventre bouillonne de la rage. Alors qu’il serre toujours ma main droite dans la sienne, je lui décoche un poing dans le côté de l’autre.
– T’es tout sauf un nul ! Tu es quelqu’un d’assez patient pour te lier d’amitié avec un type qui fait tous les efforts pour repousser les autres. Tu es assez courageux pour tenir tête à tes propres amis quand ils veulent te décourager de fréquenter le type en question. Tu blaguais en disant que j’étais peut-être un super-héros, mais le héros ici, c’est toi. J’ai trop peur de ce que j’ignore pour essayer de découvrir ce que je suis, qui je suis. Et toi ? Tu t’écrases tête la première contre la table quand j’essaie de t’expliquer, et qu’est-ce que tu fais ?
– Je reviens à la charge avec mes questions débiles qui te mettent mal à l’aise, répond-il en souriant à travers ses larmes.
– Tu continues d’essayer de me comprendre sans avoir peur de moi. Et quand je pense avoir enfin réussi à te décourager, tu me déballes l’histoire la plus intime possible ? Il faut du courage pour se montrer vulnérable. Tu es bien plus courageux que moi. Et si je peux en dire autant après moins d’un mois à te connaître, je suis sûr que ta maman le sait aussi.
Il secoue doucement la tête en déni.
– Je suis un égoïste et un lâche, comme mon père.
À ces mots, je fronce les sourcils. Je crois que je commence à comprendre. Ma propre tristesse est complètement oubliée, à se demander si elle a jamais réellement été là. Peut-être n’était-ce simplement pas la mienne. J’ai du mal à délimiter ce qui est à moi et ce qui ne m’appartient pas dans cette situation, et ça ne facilite pas les choses. Mais ce qui est certain, c’est qu’il se trompe et que je ne peux pas le laisser dire ça.
– Ce n’est pas vrai. T’es un mec génial. Pourquoi tu dis ça ?
Je l’entends qui inspire et expire profondément pour se calmer.
– Parce que tout ce à quoi je pense, c’est à m’enfuir. De mes problèmes, de ma vie ennuyeuse… De toi aussi, par moments. Tu dis que je suis courageux, mais ce n’est pas vrai. Si je me montre si téméraire, c’est parce que j’ai plus peur d’autre chose : continuer à vivre cet ennui.
Je devrais protester de toute ma force, lui dire à quel point il se trompe, le rassurer, mais je suis trop surpris pour réagir adéquatement. Je ne me serais jamais attendu à l’entendre dire ça. Une toute autre lumière est soudainement jetée sur notre relation. Tant pis si je ne suis qu’une distraction… Non ! Tant mieux s’il se sent plus vivant avec moi !
– Tu n’as pas à te sentir coupable. Peu importent tes raisons, tes gestes parlent pour toi. Tout le monde veut se sentir vivant. J’ai de la chance d’être ton échappatoire.
Je me mets à genoux et essaie de le tirer contre moi, sans trop de succès. Il est plus lourd qu’il n’y paraît, et je ne suis pas particulièrement bien placé. Mais quand il comprend mon intention, il se rapproche et m’enlace.
– Merci, souffle-t-il contre mon oreille.
Je souris. C’est tellement le monde à l’envers, qu’il me dise ça. Il n’a pas l’air de s’en rendre compte, mais j’ai bien plus besoin de lui que lui de moi.
J’aurais bien prolongé l’étreinte indéfiniment, mais à vrai dire, la position n’est pas super confortable, alors je me laisse retomber sur mon matelas. Soudain toute la fatigue de la journée me retombe dessus. Tant pis, on aura tout le temps de discuter demain, et après demain, et tous les jours qui suivront. Pour le moment, ce dont on a besoin, c’est de repos.
– Bonne nuit, mon ami.
– Bonne nuit, Greg.
Sa voix porte toujours un accent de tristesse, et je lui aurais peut-être partagé mes dernières pensées pour le rassurer, mais je suis vraiment trop crevé.
Le sommeil me happe, et mon cauchemar commence.
Je reviens après une loooooogue absence ! C'est super sympa de redécouvrir ce chapitre avec les ajouts que tu y as apporté !
J'aime toujours autant la relation entre les deux et cela fait du bien de les voir s'ouvrir un peu. On ne sait pas trop où ils naviguent (amour ? amitié ?) et je trouve que tu gères vraiment bien cette ambiguïté.
Du coup je me demande quand même ce qui provoque ce phénomène et à quoi ça peut servir, hormis d'éclairer sa route quand t'es en panne de lampe torche 😂
J'ai beaucoup apprécié la pudeur que tu amenes da's ce chapitre sur les sentiments, la proximité entre hommes
Tu me tues avec ton délire sur les yeux, lol. Et puis ensuite tu viens parler d'un truc hyper sérieux sur lequel j'ai le plus galéré dans cette histoire <3. J'ai réécrit plusieurs fois ce chapitre, je suis vraiment soulagé que tu aies apprécié le résultat !