Le plafond ne racontait rien. Pas une petite tache, une aspérité, une courbure. Une histoire à raconter… Même lui s’était effacé. Il était juste là. Blanc. Percé en son centre par un luminaire effet bambou qu’elle avait pris lors d’une visite express chez Ikea, parce que ça ferait l’affaire.
Dimanche 22 décembre. Le matin. Peut-être.
♫ Fear of the water - SYML.
Ses yeux étudiaient le néant de ce blanc. Depuis quand était-elle allongée ? Une heure, deux ? Peut-être depuis hier. Elle avait l’impression d’être une bulle. Une minuscule bulle prise dans un courant trop fort, incapable de remonter à la surface. Le plafond semblait lointain, comme vu à travers une eau trouble. Et le creux en elle aspirait tout. L’air, sa respiration, ses pensées. Son corps était là, comme une ancre, et son esprit, lui, s’était dissous quelque part dans un des coins de sa chambre.
Seul le son qui sortait de son enceinte remplissait l’espace, le vide qui la rongeait. Les notes de piano flottaient, la voix résonnait. Douce. Mélancolique. Elle faisait vibrer doucement une partie d’elle endormie depuis longtemps. Nora ne bougeait pas. Par peur de tomber dans un trou encore plus profond. Tirée par le poids qui grandissait en elle. Son souffle était régulier, presque paisible. Mais à l’intérieur, tout criait. Tout en elle cherchait l’issue, un bouton pause, ou rewind, ou même off. L’air semblait trop dense. Tout s’était effondré en trois semaines. Elle était passée de favorite pour la promotion de l’année à persona non grata.
♫ YaYaYa - RY X.
Emails. Notifications qui s’étaient enchainées. Son téléphone n’avait pas cessé de vibrer jusqu’à tard le soir. Puis les appels incessants s’étaient tus. Rien depuis ce matin. Ou alors son cerveau avait décidé d’occulter ce bruit maudit. La musique avait changé. Elle ne l’avait même pas remarquée. Elle inspira. Quelque chose dans cette voix, dans le battement régulier comme un coeur au loin, lui donnait l’impression de flotter au-dessus du réel.
Elle n’était pas triste, pas vraiment. Juste… en suspens. Ça avait été trop pour elle. Hier, quelque chose en elle avait lâché. Elle revit la boule de Noël brisée. Un peu comme elle. Qu’aurait-elle pu faire de mieux ?
Elle avait dormi. Beaucoup. Un faux sommeil entrecoupé de silences et de cauchemars d’un Google Agenda menaçant et d’un examen qu’elle était sûre d’avoir rendu mais qu’elle ne retrouvait pas. Elle fermait encore les yeux. Cette fois, elle tomberait sur un rêve bien. Un d’une vie meilleure… une vie où elle aurait fait les bons choix. Une vie où elle aurait su faire des choix. Où elle aurait cessé de vouloir se prouver qu’elle savait juste survivre. Qu’elle savait être forte. Une vie où elle avait vraiment vécu.
♫ After the Rain – Kyson.
Elle ouvrit les yeux. Un rêve ? Il lui manquait quelque chose. Elle serra la main. S’attendant à trouver quelqu’un à l’autre bout. Rien. Une larme coula. Est-ce que c’était vraiment sur ses joues qu’elle coulait ? Replonger dans le sommeil. Arrêter de ressentir.
Le plafond n’avait pas bougé. Elle restait éveillée. Avec toujours cette impression d’assister à sa propre noyade en slow motion. Et pire encore : de la laisser faire. Elle avait abandonné le navire. Son équipe. Mael. Il ne restait que trois jours avant l’évènement. Trois petits jours qui lui paraissaient insurmontables. Elle n’y arriverait pas. Elle n’en voulait même pas à ce contrat, ou à ses pertes de mémoire semi-cosmiques. Ni même à Solal qui avait disparu. A qui alors ? A Sophie ? Oui. Un peu. Mais elle s’en voulait surtout à elle. De s’être accrochée à cette boîte. A son quotidien à tourner en rond et qui l’avait rongé à l’os. Immobile depuis des heures, elle n’était plus que l’écho d’elle-même. Plus qu’une vibration. Alors en cet instant, elle décida de décrocher. De tout lâcher. Au revoir Paillettes. Au revoir Sophie. Au revoir son ascension spectaculaire. Au revoir, et tant pis. Elle ferma les yeux. Respira. Et se fondit dans ce son qui parcourait sa chambre, qui traversait son corps et son coeur fatigué. Elle dériva avec cette voix qui la faisait voyager, quelque part au dessus des nuages et du vacarme. Elle respirait en rythme. Sa tête se vidait, son esprit s’étendait.
♫ Coastline - Hollow Coves.
Une image persistait. Un sourire. Bienveillant. Cette fossette. Elle sourit. Sans doute qu’elle ne le reverrait jamais. Elle s’en rendait compte, c’était illusoire. Oui, elle était seule. Mais en cet instant, elle sentait qu’elle était exactement où elle devait être. Là. Prostrée dans ses draps. A écouter des musiques planantes depuis trop longtemps. Elle avait cru couler. Mais c’était un répit. Une pause dans son monde qui allait trop vite depuis bien trop longtemps.
Le contrat lui avait dit qu’elle perdrait tout. Ses souvenirs, ses émotions. Elle n’en était plus très loin. Son corps était si lourd. Elle avait l’impression qu’elle ne pourrait plus jamais se relever. Mais il y avait Thomas. Alice. Gabi. Non, eux, ils étaient bien là. Elle ne les avait pas perdus. Pas encore. Et elle voulait continuer à regarder le ciel avec son neveu. Elle voulait boire un chocolat chaud avec lui dans une cabane faite de draps tirés dans le salon. A côté d’un sapin qui déborderait de décorations colorées et de cadeaux. Alors, elle se redressa. Doucement. Comme si elle réapprenait son corps. Puis elle s’étira à la manière d’un chat. Les muscles tendus par trop d’immobilité.
Elle cligna des yeux. Les volets à moitié fermés découpaient la lumière en lignes irrégulières sur le parquet. Son regard glissa sur le mur triste du salon. Vide. Elle avait toujours voulu accrocher quelque chose ici. Une photo. Un tableau. N’importe quoi. Mais au lieu de l’angoisser, la perspective la fit sourire. Ce mur vide n’était plus un échec. C’était un début.
Elle prit son téléphone laissé sur sa table de chevet. Dimanche. 15h18. L’icône de sa boîte mail affichait 76 nouveaux messages. Mais elle ne l’ouvra pas. Là, elle voulait s’excuser. Elle hésita. Tapa deux lettres, effaça. Recommença. Inspira.
Nora :
Salut Mael. J’espère que tu vas bien. Je voulais te dire que je suis désolée pour hier. Pour tout en fait. J’étais... au fond.
Elle ne l’envoya pas. Trop direct. Trop vulnérable. Elle recommença. Puis effaça encore. Cinq… six fois. Elle n’avait jamais autant hésité sur une vérité aussi simple. Elle voulait juste lui dire merci, lui dire qu’elle avait apprécié ce qu’il avait fait. Qu’elle n’avait pas voulu l’éloigner mais que cela ne changeait rien. Lui dire qu’elle était désolée. Désolée qu’il ait compté sur elle, qu’il ait misé sur le mauvais cheval. Lui dire que tout ça, ce n’était plus pour elle.
Et puis, un message arriva.
Mael :
Je te vois galérer à m’écrire depuis tout à l’heure. C’est mignon. T’es pas obligée de t’excuser, hein.
Son cœur manqua un battement. Elle éclata de rire. Un petit rire sec, nerveux, mais vivant.
Elle répondit :
T’as vu clair. J’efface et je retape depuis vingt minutes. Je voulais juste te dire que j’étais désolée. Hier c’était trop pour moi. J’ai craqué.
Il répondit dans la minute.
Mael :
Je sais. J’ai vu. Et t’as pas à t’excuser. Je sais que Sophie est derrière tout ça. Tout le monde le sait. Moi, je t’en veux pas. Je m’inquiétais juste.
Il tapa encore. Effaça puis recommença :
J’avais envie de te dire que je suis là. Même si je sais que tu as quelqu’un qui trotte un peu trop dans ta tête… Je ne suis pas si parfait finalement.
Elle le relut. Deux fois. Trois fois. Son ventre se serra. Elle déambula dans le salon. Puis inspira et s’assit sur le canapé. Elle posa le téléphone. Et se tapa doucement le front avec la paume de la main.
— Tu passes à côté de quelqu’un de bien, ma vieille…
Elle se sentait lessivée, essorée et suspendue à un fil. Portée par le vent. Mais quelque part, un peu plus légère. Comme si les larmes de la veille avaient rincé tout son être. Elle fixa son téléphone quelques secondes. Elle avait envie de le voir. Lui proposer un café. Sentir la chaleur réconfortante de son corps. Mais elle savait. Elle s’en rendait compte maintenant. Elle voulait le voir, oui, mais pas pour être vraiment avec lui. Elle voulait… sentir une présence. Sentir que quelqu’un pense à elle. Surtout, elle voulait ne plus se sentir seule. Et elle n’allait pas lui faire ça. Elle ne serait qu’une tempête dans sa vie. Un ouragan.
Une chanson stupide surgit dans son crâne.
— Comme un ouragan qui passait sur moi… chantonna-t-elle, dans un souffle.
Elle revit son père et sa mère chantaient à tue-tête dans la voiture quand ils partaient en famille direction la mer. Et elle éclata de rire. Toute seule. Un rire franc, débridé. Il jaillit comme un geyser, sans prévenir, sans contrôle. Il y avait longtemps qu’elle n’avait pas ri comme ça. C’était idiot. Et libérateur.
Nora :
Merci pour hier et pour ton message. Tu es parfait, enfin presque… si ce n’était ta passion pour les burgers sucrés. Parfait, mais pas pour moi. Je te souhaite de trouver ta personne à toi. C’est cliché, je sais. Mais tu m’auras vraiment surprise jusqu’au bout, Mael. Merci encore.
Elle relut. Pas extraordinaire cette réponse. Mais elle était vraie. Elle cliqua sur envoyer et regarda son téléphone, longuement. Le coeur serré. Elle fermait cette porte là, doucement. Il y a quelques mois de ça, elle aurait peut-être essayé de garder cette option ouverte. Mais non. Lui, méritait de passer à autre chose. Et elle ? De se laisser du temps. Elle prit une profonde inspiration puis appuya sur le bouton d’alimentation. La pomme s’afficha puis l’écran noir apparut. La première fois qu’elle éteignait son téléphone depuis… elle ne savait même plus quand.
Et puis, comme un élan. Un mouvement de vie. Elle se leva, enfila un jean, un pull large, une écharpe, son manteau. Elle attrapa son sac. Sans but. Sans programme. Juste cette envie : aller au cinéma. Seule. Pour la première fois de sa vie.
La salle était presque pleine. Nora choisit un fauteuil au fond, à côté d’un couple qui partageait déjà un sachet de bonbons en murmurant. Elle s’assit, une place resta vide à côté d’elle. Elle enleva les manches de son manteau, desserra son écharpe, soupira. Les bandes-annonces n’avaient pas encore commencé. Elle avait pris un billet pour un film au hasard. Un truc indépendant en VO dont elle n’avait jamais entendu parler.
Machinalement, elle prit son téléphone, chercha le mode silencieux. Mais il était déjà éteint. Et en voulant le ranger dans son sac, elle percuta autre chose. Sa main remonta le livre qu’elle avait emporté comme on attrape son doudou. Elle sourit. Caressa le bord des pages du bout du pouce. Il y avait des livres qu’elle avait aimés, d’autres qui l’avaient marquée. Et puis, il y avait celui-là. Celui qu’elle aurait voulu écrire. Celui qui lui avait donné envie d’écrire, tout simplement. Une envie brute, presque inavouable, de laisser une empreinte, de créer quelque chose qui touche comme cette histoire l’avait touchée, elle.
La couverture était un peu abîmée, plusieurs coins étaient cornés. Et surtout, des dizaines de passages étaient soulignés au crayon. Nora n’avait jamais osé écrire dans un livre. Trop sacré. Mais elle avait aimé lire ses premiers chapitres tout en se demandant quel passage avait été sélectionné par l’inconnu qui avait détenu ce livre avant elle. C’était comme une confidence, une complicité muette. Celui qui avait déposé ce roman dans la cabane à livres ne l’avait pas fait pour s’en débarrasser. Il l’avait transmis. Comme on partage un plat qu’on aime. Sur l’écran géant, les pubs défilaient encore. Elle avait le temps. Elle feuilleta quelques pages, hésita, puis s’arrêta sur un coin plié au hasard. Et l’ouvrit.
C'était un petit pari que de tenter une double lecture visuelle et auditive alors je suis contente que tu aies accroché ! 🙂
Merci d'avoir joué le jeu et j'espère aussi que les sons t'ont plu 🤗
Effectivement, Nora passe à côté de quelqu'un de très bien. Hélas, dans la solitude dans laquelle elle se noie pour tenter de se retrouver, il n'est qu'un maillon de la chaîne qui la traîne dans les abysses. J'ai beaucoup aimé la coupure brutale de sa vie d'antant une vite trop matérialiste qui a écrasé l'essentiel tapis en son coeur.
À travers tes actes musicaux, j'ai eu l'impression que tu voulais faire défiler les différentes étapes de la mort, de son déni à l'acceptation. Pour Nora qui s'était donnée corps et âme pour son métier, une vocation qui remplaçait le sens d'une d'une, la bulle qui cherche la surface m'a beaucoup touché.
D'un coup, elle réalise que cette jungle urbaine, derrière des artifices d'objectifs et d'ambition ne vaut pas la forêt enchanteresse de son enfance, qu'elle tente de retrouver à travers son neveu. Nora doit désormais se retrouver loin des arbres, quels qu'ils soient, mais dans le désert. Si elle ne sait plus où aller, à elle de se souvenir d'où elle vient. Classique. Comme un coup de foudre pour redonner du peps à sa vie paillettée :)
Seule, ce mystérieux livre comme unique lien avec une réalité altérée. Je sens que la pénombre de la salle de cinéma risque de freiner sa lecture dévorante, alala.
Très belle description des introspections, des regrets, d'une existence dictée par les mauvais choix. On sent que les priorités de Nora sont toutes autres : elle qui aspirait à une vie parfaite, rythmée au rythme des Étincelles, ne sait même plus ce qui la faisait vivre par défaut. À elle d'exiger ce qu'elle souhaite vraiment, quitte à faire la difficile pour obtenir le reflet de ses vraies envies.
Oui, tu passes à côté de quelqu'un de très bien, Nora. Comment accéder à cet homme si parfait quand tu ne parviens toujours pas à te retrouver ? Prions pour qu'elle saisisse les signes d'un destin rédempteur qui ne souhaite que lui rendre ses sourires sincères et un bonheur à portée de Solal.
Merci pour ce partage, toi qui écrit l'histoire de ce quelle qui a fini par le voir...
S.
Merci d’avoir pris le temps de lire et d’écouter ce chapitre !
Tu as tout à fait raison : j’ai voulu que les musiques suivent les émotions de Nora, qu’on la sente traverser l’abattement, l’abandon, puis peu à peu un vrai lâcher-prise, jusqu’à une lueur d’espoir. Après l’effondrement du chapitre précédent, je voulais un moment de flottement comme cette bulle (contente que tu aies apprécié ça !).
C’est un chapitre très introspectif, et j’avais peur qu’il paraisse un peu trop « plat », alors ça me touche que tu aies perçu toute cette palette intérieure. Nora réalise qu’elle a passé sa vie à suivre des sirènes nommées performance et ambition pour finir par oublier qu’elle avait des rêves. Mais dans le brouillard de sa vie, elle a vu Mael, vu que c’était quelqu’un de génial mais, elle a surtout réalisé que ce n’était pas lui pour elle, ni elle pour lui. C’est un chassé croisé pour ces deux-là, leur histoire n’est pas à écrire maintenant parce qu’elle n’est pas encore prête mais aussi parce que quelqu’un d’autre l’attend quelque part.
Merci encore pour ta lecture toujours juste et tes retours si bienveillants 💛
Red.