16 - Elle écrivit pour elle

Nora commença sa lecture en haut de la page. Le bruit du cinéma, des pubs, des gens autour… tout se dissipa dès les premiers mots.

Extrait du livre Et je t’ai vu, chapitre 6 - Le parchemin à ne pas ouvrir

[…] Je l’avais cherchée sans me l’avouer. Mon prétexte en main : le manuscrit qu’elle m’avait prêté à lui rendre. J’errais dans les couloirs glacés de l’abbaye depuis plusieurs minutes, cherchant mes mots. Je voulais prolonger ce moment avec elle. J’aurais pu simplement déposer le manuscrit sur son pupitre. Mais quelque chose en moi me hurlait de la voir, de lui parler, m’implorait de la découvrir. J’espérais ces silences autant que je les craignais. J’inspirai lentement en entrant dans le scriptorium. Pour ne pas paniquer. Une odeur d’encre sèche et de cire fondue me piqua le nez. Mes yeux s’habituèrent doucement à l’obscurité et à la densité du silence. Un bruit de frottement, feutré. Elle était là. Pas sur son pupitre habituel. Dans un coin de la pièce, par terre, un bout de chandelle en fin de vie projetait son ombre sur le sol.

Accroupie, le dos rond, les jambes repliées sous sa robe et une tablette sur les genoux, elle était concentrée sur un morceau de parchemin juste un peu plus grand que sa main. Ses cheveux bruns retenus à la va-vite par une ficelle d’archivage retombaient en mèches rebelles. Elle ne copiait pas. Elle griffonnait. Et elle souriait.

Je m’approchai sans bruit, en espérant que mes battements de coeur ne me trahiraient pas avant le bruit de mes pas. Pour une fois, elle ne sursauta pas et releva simplement la tête. Le sourire toujours au bord des lèvres.

— Tu ne fais pas de psaumes, aujourd’hui ?

Son sourire se dissipa, mais ses traits ne se refermèrent pas.

— Tu t’y connais en psaumes ?

— Non. Mais j’imagine que ce ne doit pas être les écrits les plus passionnants à retranscrire.

Son sourire revint, presque doux. Je montrai du doigt le bout de parchemin sur lequel elle travaillait.

— Je sais reconnaître une histoire quand j’en vois une.

Elle pencha la tête, sans répondre. Elle avait ce regard qu’on pose sur un orage lointain : un mélange de prudence et de curiosité. Elle m’analysait. Encore. Je m’accroupis doucement à ses côtés.

— Je peux ?

Elle hésita, puis inclina légèrement le parchemin vers moi.

C’était à peine lisible. Un dessin. Une silhouette au bord d’une falaise, des lignes qui serpentaient autour comme du vent, ou peut-être des mots. Pas tout à fait un paysage, pas tout à fait un texte. Mais ça vivait. Ces mots prenaient vie.

— Tu l’as inventée ?

— Oui.

— Et elle, elle s’appelle comment ?

— Je n’ai pas encore trouvé.

Elle marqua une pause.

— Elle marche seule depuis longtemps. Mais elle commence à avoir envie d’être vue.

Je ne dis rien. Retins ma respiration en lui jetant un coup d’oeil. Elle s’humecta les lèvres, le regard toujours sur le dessin.

(Début du passage souligné au crayon.)

— Tu sais garder un secret, Ewan ?

Je souris.

— J’ai passé ma vie à en porter.

Elle hocha la tête, comme si c’était la réponse qu’elle attendait. Puis, dans un souffle, elle dit :

— J’aimerais écrire. Pas recopier. Pas illustrer les textes sans vie des moines. Et encore moins des psaumes bibliques. Écrire pour moi. Une histoire entière. Une histoire où personne ne meurt pour expier. Où les femmes ne sont pas damnées d’avoir rêvé. D’avoir vécu.

Je ne bougeai pas. Je n’avais jamais vu quelqu’un parler aussi doucement mais où chaque mot résonnait aussi fort.

Elle continua, les yeux baissés :

— Si frère Aldric savait… je serais chassée. Ou pire. On a toujours dit que les mots sont une chose d’homme, et que ceux des femmes ne peuvent que corrompre l’âme. Alors on les brûle. Ils finissent au feu. Les mots et les femmes.

Je pris le parchemin, lentement, comme une relique. Je plissai les yeux. Ces phrases écrites en minuscules qui dessinaient la femme, dessinaient le vent. C’était beau. C’était poétique. Les mots fondaient sous la langue et transperçaient le coeur. La solitude. Mais aussi l’espoir. La gorge serrée, je ravalai ma salive. Puis je le lui rendis. Tout ce que je dirais ne serait que fade face aux mots qu’elle manipulait, avec précision et douceur, avec magie.

— Tu ne corrompras jamais les âmes, Ysilde. Tu les illumineras.

Je marquai une pause.

— J’aimerais t’aider.

Elle me regarda, vraiment. Et il y avait quelque chose dans ses yeux bleus, limpide. Pas de la reconnaissance. Pas encore. Mais un soupçon de confiance. Un début de lien.

— Tu veux une autre vérité ? dit-elle, en coin.

J’acquiesçai. Elle se leva avec une agilité déconcertante et s’approcha d’un coin de la pièce. Elle souleva avec précaution une dalle minuscule. Sa main  plongea dans le sol et en sortit un coffret en bois. A l’intérieur, un petit rouleau de parchemin ficelé qu’elle me tendit après être revenue en quelques enjambées souples. Dans ses yeux brillaient une détermination brûlante.

— Tu ne l’ouvres que si je disparais.

Je me figeai.

— Tu crois que tu vas…

— On disparaît vite ici. Pas toujours physiquement. Parfois juste à l’intérieur.

(Fin du passage souligné au crayon.)

Je gardai le rouleau. Et ce soir-là, en retournant dans ma chambre, je sus que je n’étais plus là pour la grotte. Je sus que je ne pourrai pas partir sans elle.

 

Nora inspira. En fond sonore, toujours le bruit des pubs diffusés par l’écran géant du cinéma. Lire cet extrait, c’était comprendre d’où lui venait son amour pour les romans sombres et dramatiques. Cette histoire était aussi lumineuse que tragique. Elle l’avait doucement cueillie, pour mieux la broyer avec élégance. Ysilde et Ewan, les amants maudits. Elle l’avait lu plusieurs fois mais aujourd’hui, la fin lui échappait. Elle se souvenait juste que leur histoire se terminait mal. Pas de happy end ici. Ysilde, enfermée dans ses peurs. Ewan, dans ses doutes. Elle ouvrit le livre à une page cornée au hasard et balaya le texte à la recherche du passage souligné au crayon. Elle sourit dès les premiers mots.

Extrait du livre Et je t’ai vu, chapitre 13 - Le fil entre les mondes

[…] Alors j’ai demandé, doucement :

— Je peux t’embrasser ?

Elle n’a pas rouvert les yeux. Mais elle a soufflé :

— Si tu ne le fais pas, je crois que je vais m’effondrer.

J’ai inspiré. Pour ne pas perdre pied. Mes lèvres ont touché les siennes entrouvertes. Le temps s’est arrêté. Ce baiser, lent, inévitable… ce n’était pas un début. C’était un retour. […]

 

Le coeur de Nora battait plus vite aussi. Elle adorait ce moment. Ce baiser, cette douceur, cette fatalité. Ewan. Elle le réalisait maintenant. C’était lui. Lui qu’elle avait idéalisé, sans même s’en rendre compte. Depuis ses quinze ans. Cette impression, à chaque rencontre, qu’il manquait une note, une vibration.

Ewan était la mesure étalon. Le rêve entêtant contre lequel aucun amour n’avait su s’accorder. Un petit rire nerveux lui échappa. Oui. Cet idéal était tendre. Bienveillant. Un brin mystique, un brin poétique. Charmeur, et à l’écoute. Piquant aussi, juste ce qu’il faut. Elle comprit. Pourquoi Solal. Pourquoi ce trouble, ce vertige. Il était son Ewan.

Son coeur se pinça. Une douleur familière. Et même si elle le retrouvait ce soir, qu’aurait-elle à lui offrir ? Sa vie cabossée ? Son coeur déjà tout essoufflé ? Elle referma le livre. Mais un instinct, une intuition, lui fit rouvrir à la première page. Une inscription. Elle la caressa du bout du doigt. Suivit les lettres manuscrites. Là, à l’encre bleue était écrit :

Parfois, entre deux rêves, je sens ta main dans la mienne, ton souffle au creux de mon cou. Es-tu là quelque part, dans ce monde trop vaste sans toi ?

Elle ferma les yeux. Inspira. Cette phrase. Elle venait de la percuter. Et dans la chaleur de ce cinéma, les paupières toujours closes, elle se sentit vivante. Une odeur de pop-corn tiède, de moquette récente et de sucre caramélisé la prit par surprise. Elle respira doucement et entendit l’agitation des spectateurs. Le bruit des fauteuils, des chuchotements, des paquets de chips et de bonbons. Quelqu’un toussait plus loin. Un autre prenait une gorgée d’une boisson qui pétillait. Au même moment, quelqu'un s'installa à côté d'elle. Lentement. Elle perçut une chaleur et pencha la tête pour entendre le frottement du tissu contre le fauteuil en velours. Une présence calme. De derrière ses paupières, elle discerna le changement de lumière. La salle était maintenant plongée dans le noir.

Le son augmenta légèrement, les bandes annonces commençaient. Soudain, comme une urgence vitale, elle ouvrit les yeux, attrapa son sac et fouilla à l’intérieur à la recherche de son stylo. Elle retint son souffle. L’énorme sapin au bout l’aida à l’identifier malgré le bazar de son sac et les lumières éteintes. Elle rouvrit le livre à la première page. Et écrivit quelques mots, dans le noir. Plissant les yeux pour essayer d’aligner les lettres correctement. Elle ne comprenait pas pourquoi cette urgence mais elle sentait que c’était ce qu’elle devait faire. Là. Maintenant. Tout de suite.

Elle referma le livre et poussa un profond soupir en se positionnant confortablement dans son siège. Elle se sentit soudain mieux. C’était débile au fond. Elle eut l’impression d’avoir donné un message à l’univers, sa bouteille à la mer cosmique. Elle remit le stylo dans le sac et laissa le livre sur ses genoux. Un contact réconfortant.

 

Le film commença. Elle le regarda. Captivée. Elle était là. Entière. Présente. Quand les lumières se rallumèrent, elle se leva d’un bond, portée par une énergie qu’elle ne soupçonnait pas. L’homme à côté d’elle, enfilant son écharpe, sursauta. Son pot de pop-corn encore à moitié plein lui échappa des mains et se renversa sur l’allée. Il se pencha aussitôt pour tout ramasser. Tant mieux. Cela lui donnait assez d’espace pour passer.

— Pardon, souffla-t-elle en enfonçant son bonnet, passant devant lui sans le voir. Désolée pour les pop-corns.

Il n’eut pas le temps de répondre. Elle était déjà loin, dévalant les marches vers la sortie. Elle voulait sentir l’air frais, elle voulait voir les lumières de Noël qui commençait à s’allumer en fin d’après-midi, elle voulait… elle voulait respirer à pleins poumons même dans cette ville polluée.

Le vent lui fouetta les joues mais elle sourit. Elle se dirigea d’un pas décidé vers la cabane à livre. Là, où elle l’avait trouvé. C’était là qu’elle laisserait son message. Ses pas la portèrent avec énergie pour contrer le froid glacial de ce dimanche. Elle n’imaginait même pas dans quel état devait se trouver sa boîte mail, son Slack, son Drive. Elle ne l’imaginait pas et pire… Non. Mieux. Elle s’en fichait.

La petite boîte de dépôt de livres n’était plus très loin. Elle fouilla son sac. Elle ne sentit rien. Elle s’arrêta, l’ouvrit en grand, y plongea la main. Rien. Elle s’accroupit, posa son sac au sol et l’ouvrit complètement en dispersant son contenu. Pas de livre.

Merde.

Elle avait dû le faire tomber au cinéma. Elle hésita. Est-ce qu’elle devait y retourner ? Puis elle rit. Toute seule, au milieu de la rue. Accroupie avec la moitié de ses affaires sur le sol humide. Non. C’était là où son message avait décidé d’aller.

 

Elle rentra chez elle, et alluma une bougie. Puis elle sortit le carnet, celui qu’il lui avait donné. Elle le posa sur la table. S’installa. Inspira. Son boulot était un désastre et elle n’avait aucun plan B. Et comme tous les soirs, elle se coucherait seule. Mais le carnet dans la main, elle eut envie que les prochaines heures ne soient que pour elle, ni pour ses angoisses, ni pour ses regrets. Pour elle, maintenant.

Elle l’ouvrit sur la première page où sa phrase : Un jour, je me suis oubliée était inscrite. Elle sourit. Et eut presque envie de pleurer. Elle écrivit lentement, juste en dessous : 

Je me retrouve.

 Trois petits mots insignifiants. Au présent. Parce que c’était en cours. Mais un frisson remonta jusque dans sa nuque. Oui. Elle voulait se redécouvrir. Elle voulait s’explorer. Alors elle tourna la page. Et elle écrivit. Pas pour survivre. Pas pour réussir. Pas pour être aimée. Elle écrivit pour elle.

Elle écrivit des bribes, des idées. Et puis en fait, une histoire lui apparut. Evidente. L’histoire de cet homme qui rentrait dans la vie de cette femme, et qui portait des pulls de Noël atroces. Cet homme qui allait lui poser un ultimatum pour qu’elle redécouvre qui elle est. Oui. Elle voulait écrire pour toutes celles qui, comme elle, s’étaient perdues en chemin.

Et ce fut là, après avoir noirci frénétiquement une dizaine de pages, alors que son stylo glissait sur le papier sans pouvoir s’arrêter, qu’elle entendit trois petits coups contre sa porte. Toc. Toc. Toc. Légers. Précis.

Elle leva les yeux. Le cœur suspendu. Quelqu'un était là. Son coeur tambourinait, martelant ses tempes. Elle retint son souffle. Et si… et si c’était lui ? Elle se leva. Lentement.

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Syanelys
Posté le 15/07/2025
Coucou RedFuryFox !

Eh bien, les bandes-annonces au cinéma avec Nora, c'est quelque chose ! Retrouver Ewan et Ysilde en pleine tension digne du "nom de la rose" fut très saisissant. J'ai beaucoup aimé lire les deux interdits, celui de la scripteuse qui ose braver le blasphème et celui qui renonce à sa grotte pour une liaison scellée. Leur amour naissant, leurs chaines figées dans des dogmes obscurs et leur volonté de se découvrir. Ils se sont vus et Nora commence à s'y retrouver.

Ewa, c'est comme Solal ou comme moi : l'idéal poétique dont le lyrisme fait battre un coeur au bon rythme. Oui, je m'inscris en placement de produit, mais c'est juste temporaire ! Je disais donc que le livre rappelle à lui le fruit d'une imagination douce et pure. Nora est transportée, non pas par ses attendus, mais pas sa propre définition du bonheur et d'une vie où elle peut évoluer pleinement. Elle, entière, prête à partager ce qu'elle voit avec l'autre, hélas absent pour le moment.

Les passages griffonés sont pour elle, nous le savions. Quelque part, Nora est recherchée, et... le message est passé. À elle de jouer la rescapée sur une île déserte : sa bouteille à la mer sera sa réponse, son appel, sa volonté de revenir à la surface loin des eaux paradisiaques et tropicales dans lesquelles la naïade Sophie fait... Hm, on remplace cette image par le surfeur Mael pour toi !

Ta plume est toujours teintée de ce style admiratif, de descriptions très justes et d'une approche de Nora terriblement humaine. On ne peut pas s'identifier à elle à 100% mais son parcours de vie renvoie toujours à une partie de nous, perdue entre nostalgie et regret. Sa lecture, puis son écriture, ce sont des moments-clés dans lesquels on décide de se reprendre. La traversée du désert débute mais déjà, savoir à quoi l'on renonce au nom d'un but à apporter à notre nouveau départ, nous motive, nous inspire.

Nora se retrouve et ton chapitre se conclut par la note tant attendue : quelqu'un frappe à sa porte. Avec ou sans café introspectif ? Avec ou sans uniforme de pompier (C'est la porte d'à côté pour celle qui guette le soleil !) ? Avec ou sans... suspens au final ?

Quel plaisir de continuer de te découvrir à travers ces mots. Gageons que l'ultimatum ne soit au final que la sonnerie d'un réveil qui n'aura que trop tarder pour la passionnée du baiser.

Nora, le tien scellera bientôt ton ancienne vie. Telle Ysilde, brave les interdits, vis et prouve que tu existes !

S.
RedFuryFox
Posté le 20/07/2025
Coucou S. !

Mais quel bonheur de lire ton commentaire !
D’abord, merci pour la comparaison avec Le Nom de la rose, cette ambiance de silences pleins de tension, de mystère… avec en plus l’histoire d’amour entre Ewan et Ysilde, c’est exactement ce que j’essayais de transmettre !

Et oui, Ewan, c’est clairement le crush littéraire de Nora. Celui qui a placé la barre trop haut, en lui faisant comprendre qu’au fond, ce qu’elle voulait, c’était quelqu’un, comme tu l’as si joliment dit, « qui fasse battre son cœur au bon rythme ». Un mélange rare de passion et de réconfort.

Après sa traversée du vide, ici, Nora se choisit enfin. Elle envoie un message sans savoir à qui, ni s’il sera lu, mais elle le fait. Elle agit pour elle, pour la première fois. Et c’est ça, le vrai tournant. Alors forcément… il était temps que quelqu’un frappe à sa porte. (Et non, ce ne sera pas les pompiers 😄)

Spoiler : elle va aller ouvrir la porte !

Merci pour ton retour que j’ai adoré lire, aussi drôle que sensible, comme toujours !

Red.
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