Quand Jules frappa à la porte à son retour, Gus m’avait entraînée pendant plus de deux heures à une technique faéerique qui lorgnait du côté de la magie noire : la suggestion ou l’art d’influencer son prochain. Il m’emmenait dans des contrées exotiques, puisque cela ne faisait même pas partie des talents énumérés par Louise. On allait attraper mon oncle, lui mettre le cerveau de traviole et lui faire cracher le morceau. En loucedé, sans qu’il en garde aucune trace ni le moindre petit bout de mémoire. Tout cela, c’était Gus qui le disait, dans un langage émaillé d’expressions populaires, comme un vrai titi parisien. Je n’en comprenais pas la moitié.
Celui-là, depuis qu’il parlait…
Il était question d’interroger mon oncle ou plutôt de l’hypnotiser. Enfin… quelque chose d’approchant. Cela aurait dû m’horrifier, mais je me persuadai que c’était nécessaire puisqu’après tout, cela devait bien être de sa faute si Hippolyte avait disparu. Entre ses ambitions industrielles et ses manigances politiques, c’était clairement lui qu’on visait, pas un étudiant ingénieur qui n’avait eu que le tort de se trouver au mauvais endroit au mauvais moment.
Incroyable ! Je découvrais tout un monde dont je ne soupçonnais pas l’existence, une magie beaucoup moins inoffensive que celle que j’avais rencontrée jusqu’ici. Rien à voir avec les illusions, les tableaux animés ou les pliages volants. Gus était peut-être un diable, finalement, ou à tout le moins un diabloteau. Et si son apparence traduisait autant sa nature réelle que mes propres idées reçues sur les faées ?
Pour me préparer, je révisai les formules ; comme je les déroulais, les sorts se déployaient dans ma tête. Leur élégance un peu hautaine m’impressionnait, mais en me laissant guider par leur justesse, j’éprouvai en même temps une forme d’aisance, une sûreté dans le choix des mots, des rythmes et des intonations. Ils ne font pas tout, m’avait averti Gus avec solennité : concentration et intention constituaient les bons ingrédients, ceux qui préviendraient l’échec.
Serais-je à la hauteur le moment venu ? La perspective était intimidante. Pour l’heure, j’étais exténuée. Je me réjouissais de retrouver mon petit livreur, avec ses entreprises ancrées dans la réalité, même si elles avaient un pied dans l’illégalité.
Quand je lui ouvris la porte, Jules fit entrer avec lui des odeurs de feu de bois et de ragoût, témoignages que la vie normale continuait au-dehors. Je humai l’air avec délice malgré la fraîcheur d’octobre qui s’était invitée en même temps. Mon estomac gargouilla avec force : la magie, c’était bien beau, mais le corps était sujet à ses propres impératifs. Jules extirpa une cantine en métal de son sac et en réchauffa le contenu en louchant dessus avec une expression concentrée : encore un tour faéerique.
— Tu veux vraiment qu’on aille fouiller l’atelier ? me surprit-il dès la dernière bouchée engloutie.
— Non, pas exactement. Ce n’est plus d’actualité.
Je devais avoir adopté un ton de conspiratrice, car il soupira, posa son assiette et s’assit lourdement sur le lit. Il paraissait éreinté, lui aussi, mais résigné à m’écouter.
— Sors tes lunettes de double vue. Je te présente Gus.
— Gus, ton faée se nomme Gus ? Tu lui as parlé ? s’extasia Jules.
Druse se tint à bonne distance tandis que je faisais les présentations officielles. Cependant, Gus se montra avenant et s’excusa même de lui avoir craché au visage plus tôt, en plaidant la désorientation due à la traversée vers notre monde. Elle finit par s’approcher, amadouée ; par-dessus tout le reste, il s’y entendait pour jouer les charmeurs…
Le plan du faée n’enthousiasma pas Jules :
— Quoi ? Tu vas quand même pas faire ça à ton oncle ?
— Mais s’il n’en garde aucun souvenir ni aucune trace ?
— Ah oui ? Qu’est-ce que t’en sais finalement ? T’as confiance ? D’accord, c’est le rêve de tout enquêteur de plonger dans la tête des témoins, mais là, je sais pas… Pourquoi es-tu donc si certaine que ton oncle est mêlé à l’enlèvement de ton frère ?
— C’est évident, non ? Cela a forcément un rapport avec les affaires de mon oncle, ou ses activités politiques. Mon frère est un simple étudiant, pourquoi l’enlèverait-on sinon ?
— Alors, pourquoi pas aller en parler avec lui, tout bêtement, sans subterfuges et tours faéeriques ?
— Mais parce qu’il ne me prendra jamais au sérieux. J’aime beaucoup mon oncle, mais il est comme les autres, persuadé que les femmes ne sont bonnes qu’à faire des enfants et à se divertir à des occupations frivoles.
— Mais s’il voit que t’es une clairvoyeuse, cela le fera pas changer d’avis ?
Je haussai les épaules et fis taire la voix intérieure qui lui donnait raison. Une petite voix qui ressentait un vague écœurement, pourtant mêlé d’espoir. Nous n’avions aucun indice encore, alors que les heures s’égrenaient et qu’Hippolyte était peut-être en grand péril. Je ne pouvais pas prendre le risque de me confier à mon oncle, ni refuser une telle occasion d’apprendre la vérité. Je n’avais ni le temps ni le luxe de tergiverser… À peine celui de me jeter sur les encas que Jules avait apportés pour remplir nos estomacs vides avant l’expédition. Je bénis son bon sens populaire, qui lui permettait de garder un pied – ou les deux – dans la réalité. Même s’il n’aurait probablement pas approuvé que je le recommande à Dieu… Je souris en mordant dans le pain, ce qui m’attira un regard interrogateur.
— Merci pour le dîner. Sans toi, je crois que je mourrais de faim.
Il me répondit d’un air effronté, bras croisés :
— Les grands bourgeois ont l’habitude qu’on subvienne à leurs besoins. Tu me revaudras ça après la révolution.
Je levai mon verre qu’il avait rempli d’un vin clair coupé d’eau :
— À la révolution !
— À la révolution !
₰
Grâce à l’argent extorqué au bas peuple – un commentaire de Jules – je payai un fiacre qui nous amena jusqu’à l’Arc de Triomphe. Quand nous nous retrouvâmes seuls, face à la masse sombre du monument, minuit sonnait à un clocher voisin. L’air frais me revigora. Dos à l’impressionnant colosse, nous continuâmes à pied vers la demeure familiale, éclairés par Druse qui voletait au ras du sol. L’oncle Fulgence était sûrement rentré : une lueur fantomatique perçait, là-haut, sous les bâches qui rapiéçaient la verrière dévastée.
Devant l’entrée principale se tenait un policier en faction qui somnolait à son poste et ne remarqua pas deux silhouettes collées aux murs qui se faufilaient par le porche des voitures. Gus prétendait que nous aurions pu nous rendre invisibles, si ses exceptionnels talents d’enseignant n’avaient été bridés par mes maigres facultés d’apprentissage. J’étais incapable de dire s’il se vantait, cependant il n’avait pas tort concernant mes limitations. Je doutais déjà de ce que j’avais réussi à retenir, alors…
— Dans la place ! se réjouit Jules.
J’avais vu juste. Mon compagnon avait protesté, car le procédé faéerique que nous projetions d’employer lui répugnait ; néanmoins il était excité par l’aventure, plein de ce juvénile enthousiasme qui balaie les obstacles.
— Chut ! fis-je.
L’escalier de service qui montait jusqu’au second étage ne cessait de grincer sous les pas de Jules, au point que je lui demandais s’il le faisait exprès.
— J’y suis pour rien si je suis plus lourd que toi, rétorqua-t-il dans un chuchotis. Non, même avec Druse, je sais pas voler, si c’est ce que tu penses !
Sur le palier, j’ouvris avec précaution la porte du couloir. Personne. Nous longeâmes la rambarde de l’escalier principal, puis prîmes pied sur les marches qui menaient au pigeonnier de mon oncle. Grâce à Gus, je sentais sa présence, une aura tremblotante, ce qui me poussa à murmurer les incantations apprises juste avant :
— Nane… nane qui potens…
— Nena qui potens, souffla Gus, pas nane qui potens. Concentration !
Je soupirai et repris :
— Nena qui potens, gabaros boku, toterono petarnical.
— Bien, encouragea Gus. La seconde partie !
Maintenant que j’avais commencé, le rythme m’emporta, je perçus les mots aussi bien que s’ils étaient écrits devant moi et s’agençaient d’eux-mêmes pour tisser le sortilège. Je n’avais plus qu’à les lire.
Quand Jules ouvrit la porte, qui protesta elle aussi en grinçant, mon oncle se trouvait en face de nous, les yeux dans le vague.
— Oh, ma nièce ! Je suis bien aise de vous voir.
Sa voix rauque et son apparence me donnèrent un pincement au cœur. Il semblait avoir vieilli de dix ans en une seule journée tant il se tenait voûté. Ses habits étaient plissés, d’ailleurs il ne les remplissait plus, comme s’il s’était racorni subitement. Son épaule gauche était plus basse que la droite ; son bras faéerique pendait, inanimé.
— On dit que les songes révèlent la vérité des sentiments, dit-il doucement. Je me réjouis qu’ils vous aient ramenée vers moi.
Il balaya la pièce d’un ample geste de son bras valide – l’autre paraissait peser autant que son volume en plomb.
— L’atelier est dévasté ; j’en ai pour des semaines à tout remettre en ordre. Et mon cher neveu qui a disparu.
Son « cher neveu » ! N’en avait-il rien à faire de ma disparition ? Il se tordait les mains de chagrin, pourtant un soulagement apparut bientôt sur ses traits :
— Mais vous, vous êtes ici, ma nièce. Vous allez pouvoir me dire ce qui s’est passé.
Je restai bouche bée devant sa réaction, l’esprit en désordre. Notre stratagème fonctionnait, mais ça… ça, c’était MA question ! C’était à lui de me donner des explications. Et avant cela, il ferait bien d’effacer de son visage son sourire réjoui : si j’étais ravie qu’il soit content de me voir, je voulais des réponses, pas des manifestations d’affection, même si je les avais toujours trouvées trop rares. Là, ce n’était plus le moment, d’ailleurs, je me sentais bien trop coupable pour les recevoir.
— Un enlèvement, c’est un enlèvement, biaisai-je. Rien de bien sorcier là-dedans. Non, en revanche, c’est vous qui allez nous dire pourquoi. Pourquoi, hein ? Dans quelles affaires avez-vous trempé pour qu’on s’en prenne à votre famille ?
Son expression se changea en un air d’impuissance malheureuse.
— Je l’ignore, ma foi, et même je n’en sais fichtre rien… Vous croyez que je suis responsable ? Dans mes projets industriels, je ne traite qu’avec des gens honnêtes. En politique, je laisse à d’autres la gloire ou les portefeuilles ministériels. Je me méfie des ambitieux ou des exaltés.
Il passa sa main valide dans ses cheveux en les chiffonnant sans souci du résultat.
— Non, j’ai eu beau chercher depuis ce matin, coopérer avec la police, joindre mes relations, je n’y comprends rien. Je suis anéanti. Personne ne m’a contacté, il n’y a pas eu de demandes qui m’auraient été adressées. Rien.
La déception m’envahit. Toutefois, je m’en serais voulu de renoncer si vite. J’essayai une autre approche :
— Les Américains, mon oncle, parlez-moi des Américains.
— Hein ? Les Américains ? Quels Américains ?
— N’êtes-vous pas en affaires avec des Américains ?
— Pour le métropolitain, oui, certainement. Nous achetons des équipements dans plusieurs pays, en fonction des dernières avancées technologiques. Les Suédois, tout récemment, ont commencé à manufacturer des roulements à billes ; je suis en train d’étudier l’application de cet équipement révolutionnaire à tous les mécanismes en rotation utilisés dans les rames de métro…
J’interrompis ses explications, qu’il ponctuait de gestes illustratifs. Non seulement ne comprenais-je rien ni aux roues ni aux billes, mais si je le laissais partir dans ses délires de passionné d’ingénierie, on n’allait pas s’en sortir.
— Les Américains, mon oncle ! Je n’ai rien contre les Suédois, mais ce sont les Américains qui m’intéressent.
Il parut réfléchir en se frottant le menton d’un air absent.
— Voyons… Nous nous fournissons chez Westinghouse pour les freins pneumatiques. Nous négocions aussi avec des ingénieurs américains pour remplacer nos rames par des modèles plus performants, si on peut leur adjoindre des moteurs à propulsion faéerique. Toutefois, je ne saisis pas…
— Est-ce que vous auriez rompu des contrats avec des Américains ?
— Mais je ne sais pas… Peut-être… Comprenez-vous, ma nièce, nous cherchons toujours le meilleur matériel… Ah, si ! Nous avons substitué à nos éclairages de la Compagnie Française Thomson-Houston, des ampoules à filament tungstène produites en Hongrie. Elles supportent mieux les vibrations et sont plus durables. Cela dit, la Compagnie n’attend pas après nous, ils vendent leurs ampoules à la moitié de la France.
— Hein ?... Quel rapport avec les Américains ?
Mon oncle avait l’air satisfait de son explication, mais moi, je n’avais rien capté, une fois de plus.
— La Compagnie Française Thomson-Houston appartient à Mister Edison, l’homme d’affaires américain, comme la General Electric Company. Pourquoi voulez-vous donc toujours me parler des Américains, ma nièce ?
Je me mordis la lèvre et sentis le rouge me monter au visage. Je ne me voyais pas lui raconter que j’avais assisté à l’enlèvement, par faée interposé. Heureusement, Jules, que j’avais presque oublié, vint à mon secours.
— Quelle est donc cette machine, Monsieur Bienvenüe ? On dirait que c’est la seule chose qui fonctionne ici.
L’appareil que Jules pointait du doigt était un mastodonte si imposant que l’explosion qui avait tout renversé dans l’atelier ne l’avait pas ébranlé. C’était lui qu’éclairait l’ampoule dont j’avais aperçu la lueur depuis le bas. Je remarquai pour la première fois que le plancher avait été renforcé pour soutenir son poids, qui devait être considérable. Dans l’univers encombré de l’atelier, il ne m’avait jamais frappé, tandis qu’à présent, il faisait figure de survivant obstiné.
— J’ai dû accueillir cet… engin pour prouver à mes détracteurs que le métropolitain n’était pas à l’origine de secousses intempestives ni de tremblements de terre. Voilà que maintenant, il ne reste que lui pour me narguer, alors que mes maquettes sont en miette.
— Qu’est-ce que c’est, mon oncle ?
— Cela se nomme un sismographe ; il mesure les mouvements du sol, qu’ils soient naturels ou causés par l’homme. Supposément causés par l’homme, parce que les vibrations générées par mon métro sont infimes ; il n’a jamais ébranlé quoi que ce fût.
Il haussa les épaules pour montrer comme tout cela était ridicule et l’encombrante machine parfaitement importune. Il avait totalement oublié mes questions aussi bien que les Américains. Il ne s’inquiétait pas davantage de notre présence ici, bien plus incongrue que sa station sismique.
Il était temps pour nous de partir. Nous n’en apprendrions pas plus.
— J’ai été contente de vous voir, mon oncle.
— Moi de même ma nièce, moi de même. Portez-vous bien, me fit-il avec un sourire bienveillant.
Il cligna plusieurs fois des yeux, puis, comme s’il avait déjà perdu le souvenir de notre visite, il nous tourna le dos et se remit à son rangement.
Incroyable !
Assis sur un guéridon qui avait été replacé sur ses pieds, Gus me fixait, jambes croisées, avec un rictus satisfait. Je lui aurais volontiers fait rentrer au fond de la gorge : ce sort était extraordinaire, certes, mais il n’y avait pas de quoi se réjouir. Nous n’étions pas plus avancés. Fulgence ne savait rien ; j’en venais maintenant à douter : portait-il vraiment la responsabilité de la disparition d’Hippolyte ? Mon espoir de retrouver mon frère me paraissait de plus en plus illusoire, ma quête vertigineuse : pourquoi diantre avait-on enlevé Hippolyte ?
Toutefois, chaque lecture me plonge un peu plus dans le "comment ?". Comment fais-tu pour nous plonger aussi habilement et efficacement dans cette époque ? Le style, les informations techniques, tout y est ! Tu as fait combien d'années de recherches pour parvenir à ce résultat ? Ok, je m'emballe peut-être, mais je suis réellement impressionnée. Parvenir à maintenir ce style sur un ou deux chapitres, d'accord, mais nous en sommes au seizième et quand je te lis, je vois, j'entends, je ressens le Paris du début du XXème siècle. Sincèrement : Bravo !
En tout cas, je suis ravie si tu ressens le Paris de cette époque, car j'espère vraiment qu'on rentre dans l'ambiance !
Merci !