C'était lui qui avait insisté pour qu'elle parle, pour qu'elle lui raconte son rêve, et désormais il faisait comme si ce n'était qu'anodin, pour faire la discussion ? Merveilleux ! Elle lui avait pourtant dit qu'il ne s’agissait que d’un rêve comme beaucoup d’autres. Et c'était lui encore qui avait laissé entendre que c'était plus que ça... N’était-ce qu’une moquerie de plus ? L'énervement lui brûla la rétine et le bas-ventre, tandis qu'elle l'observait, bras croisés sur la poitrine, inhaler et recracher tranquillement sa fumée, les yeux rivés vers le divin. Serein.
À défaut de pouvoir lui arracher autre chose, ce fut sa cigarette qu'elle ôta de ses lèvres. Astrée avait agit avec rapidité, et réintégré sa place tout aussi promptement. Son précieux entre deux doigts, sa bouche pinçait le filtre. L’homme n’avait pas eu le temps de réagir. Il émit une exclamation de surprise avant de retourner à son désormais très habituel grognement. Et lorsqu'il se redressa à son tour, l'expression affichée d'agacement et d'aversion n'eut pas l'effet escompté sur la petite baronne. Cela faisait plusieurs semaines qu'il lui offrait et imposait cette répugnance à son égard, elle s'y était faite. Peut-être aurait-elle dû avoir peur, mais même ça lui était passé. Il menaçait de la tuer dans les gestes et les mots, mais finalement, il n'en faisait rien, préférant, au contraire, s'assurer lui-même de sa sécurité. Suffisamment contradictoire et paradoxal pour qu'elle se lasse, et se résigne à se laisser tuer lorsque l'envie de passer à l'acte le prendrait.
— Ne me regardez pas comme ça, j'agis pour votre bien, se défendit-elle d'un regard blasé en coin.
Il ne répondit absolument rien, mais son silence n'était pas forcément un bon présage. L'intensité qui brûlait dans ses yeux fixés sur elle avait quelque chose de fascinant et effrayant. Toujours cette dualité inextricable.
— Vous avez envie de me tuer, c'est ça ? demanda-t-elle d'une voix qu'elle aurait souhaité plus forte et plus assurée, au lieu de ce maigre filet faiblard, et cette déglutition bruyante.
Il ne répondit pas tout de suite, il sembla prendre son temps, se questionner in petto sur ses envies sans, pour autant, lui épargner le feu de son regard assombri qui ne fixait que sa bouche. Cette même bouche qui ne parvenait plus à s'occuper de la cigarette, à peine apte à laisser échapper son souffle irrégulier. Ridicule !
— Ce n'est pas mon envie la plus impérieuse, gronda-t-il, enfin.
Sa voix plus rauque et plus basse que d'ordinaire provoqua une nouvelle déglutition maladroite chez Astrée, soumise au double effet sonore et visuel.
— Quoi donc alors ? se risqua-t-elle, pas certaine de vouloir savoir tout en en ressentant le besoin.
Mais il ne répondit pas. Au contraire, après s'être éternisé encore un moment, il s'arracha de sa fixation dans une grimace, et retourna s'allonger sur sa serviette, un avant bras sur les yeux. Elle n'existait plus.
— Prétendre vouloir agir pour mon bien et finir par vous sacrifier à ma place, n’est-ce pas un peu mélodramatique ? éluda-t-il de dessous son bras. Si vous vouliez une cigarette, il suffisait de me la demander.
— Je ne fume pas, répondit-elle en tirant une nouvelle fois sur le filtre.
Elle ne l’avait pas attendu pour fumer sa première cigarette. Seulement ce n’était pas un vice auquel elle s’adonnait trop régulièrement. Son adolescence entourée de garçons lui avait fait découvrir le plaisir de l’interdit sans qu’elle n’en devienne une adepte. Cela dit, parfois, lorsque le stress la submergeait, la vilaine habitude revenait et elle aimait laisser la nicotine agir sur ses nerfs. Comme en cet instant.
— A votre tour de me confier un de vos rêves, reprit-elle naïvement, alors qu’elle retrouvait un peu de ses esprits maintenant qu'il l'avait chassé de son champ de vision.
— Certainement pas ! tonna l’homme des glaces.
Pas assez fort, cela dit, pour refroidir la curiosité de la jeune femme, qui alla jusqu'à se rapprocher, réduire la distance entre les deux positions, les deux corps, pour mieux se faire entendre, pour mieux protester.
— Je viens de vous raconter tout mon cauchemar. Le premier dont je me souviens après des années d’amnésie. Vous me devez bien ça !
— Je ne vous dois rien ! s'énerva-t-il sans ôter son bras de ses yeux.
— Pas forcément le plus traumatisant, même un tout petit...
— Astrée… geignit-il à la manière d’un avertissement tandis qu’il enfonçait ses poings dans ses propres orbites.
— Quoi ? Vous ne rêvez pas ?
— Astrée ! explosa-t-il finalement.
Il s'était redressé, et face à l'innocence avec laquelle elle venait d'énoncer sa dernière question, sa tête échoua entre ses mains, comme accablé.
— Je n'ai pas l'intention de vous confier mon rêve alors, par pitié, n'insistez pas ! siffla-t-il entre ses dents et ses mains.
Une mise en garde limpide, même pour Astrée qui se mordit la lèvre pour s'empêcher de répondre. Bouche cousue, elle l'observa conserver cette position un moment, avant d'aller s'étendre à nouveau après constat de son obéissance. Les jambes contre la poitrine, la joue contre ses genoux, elle ne s'occupa plus que de sa cigarette volée, jusqu'à ce que même ceci vienne à manquer. Alors, elle l'écrasa contre un galet, tout en cherchant à estimer le temps de silence qu'elle venait de s'imposer. Une minute ? Quinze ? Une heure ?
— Est-ce qu'au moins... ? amorça-t-elle, n'ayant guère le temps de poursuivre vu la rapidité avec laquelle il s'était redressé en pestant.
Un juron s’échappa des lèvres masculines. Et sans qu'elle ne comprenne le comment et encore moins le pourquoi, il bondit et la souleva au passage. Elle protesta à nouveau, tenta de se débattre comme la première fois, mais sa prise était bien trop sûre et sa poigne trop ferme. Coincée contre lui, elle n'avait d'autre choix que de s'accrocher à son cou et paniquer à la perspective de ce rivage qui s'approchait dangereusement. Les pas de l’homme explosèrent la tranquillité de la surface de l'eau. Elle hurla, menaça, supplia. Elle s’entendit lui jurer de ne jamais plus désobéir, d'être bien sage et silencieuse, et elle se détesta pour ça. Ce ne fut que lorsqu'elle sentit l'eau exploser sous l'impact de son corps qu'elle comprit que toute négociation était inutile, voire impossible.
Il ne s’était pas contenté de la lâcher dans l’eau, à proximité du rivage. Il l’avait lancée. Il l’avait catapultée au milieu du fleuve avec une facilité déconcertante. Et désormais en eaux profondes, Astrée peinait à s’extraire de la vase. La surprise lui avait coupé le souffle alors même qu’elle n’avait eu ni le temps, ni la présence d’esprit, de prendre une profonde inspiration avant le plongeon. La stupéfaction céda la place à la panique. Elle détestait l’eau. Ses bras cherchèrent à se débattre contre le courant, ses pieds désespérèrent de retrouver le fond. Son prénom résonna dans ses tempes, assourdit par l’eau qui semblait la pénétrer de toutes parts. Ses maigres réserves ne suffirent pas, et l’air lui manqua. Elle allait vraiment se noyer dans la Dordogne de son enfance, aux pieds de son château ? Lorsqu’elle ouvrit la bouche pour hurler, le fleuve s’y engouffra. Puis, finalement, alors qu’elle s’apprêtait à renoncer, son pied rencontra le dur. Ce n’était pas le fond du fleuve, c’était autre chose. Quelque chose de mouvant, quelque chose qui s’enroulait autour de sa cheville, remontait le long de son mollet, lui caressait l’échine, pour finalement lui donner l'impulsion nécessaire pour remonter à la surface.
Une surface qu’elle explosa, une surface qu’elle divisa dans une profonde et bruyante inspiration. Ses yeux fouillèrent à la recherche du rivage et le trouvèrent lui, le corps presque totalement immergé, bien plus loin de la rive que lorsqu’il l’avait jeté. Réduite aux fonctions élémentaires, respirer et surnager, elle ne fut pas certaine de l’interprétation à donner au regard qu’il lui lançait. Néanmoins, il tourna rapidement les talons et regagna le rivage tandis qu’elle n’avait pas encore retrouvé un souffle régulier. Elle n’avait toujours pas recouvré ses esprits qu’il était déjà occupé à remonter son jean sur sa chute de reins. Il allait déserter en la laissant là ? Hors de question ! Rafraîchie mais plus exaspérée que jamais, elle entreprit de rejoindre le rivage à la nage, du moins jusqu'à ce qu'il n'y ait plus assez d'eau et qu'elle doive en sortir pour poursuivre à pied, son short gorgé de flotte lui tirant sur les hanches, tandis que débardeur blanc et cheveux se collait à sa peau.
— Ça va mieux ? éructa-t-elle en arrivant à sa hauteur.
Grelottante et en colère, elle le toisait de sa toute petite taille. Il avait beau faire très chaud, l'eau n'avait pas cette température qui permet d'en sortir comme une fleur, et la brutalité du geste n'avait fait qu'exacerber le choc thermique.
— Pas vraiment, cracha-t-il à son tour.
Tirant une tête aux cheveux hirsutes du col de son tee-shirt, il jeta pour la première fois un regard sur la petite forme humide et tremblante qui s’évertuait à s'essorer ses longueurs avant toute chose. Peu encline à s'inquiéter de l'état de ses nerfs ou de son bien-être, elle ne releva même pas sa réponse. Il avait gagné. Elle n'avait plus du tout envie de lui parler, encore moins de trop traîner à ses côtés. Elle s'interrogeait même sur les raisons qui avaient pu la pousser à le suivre jusqu’ici. Il était très clair depuis longtemps que sa compagnie n'avait jamais rien d'agréable.
— Je ne vous importunerais plus, annonça-t-elle, bientôt.
Déterminée et tout à fait sérieuse, elle rejeta dans son dos ses trop longs cheveux formant des grappes pour récupérer son vieux Canon toujours au sol. Elle ne le regardait plus. Elle ne le regarderait plus. Sans contact visuel, pas d'attirance bizarre. Ou du moins, rien d'irrépressible. Ou presque.
— Astrée...
Cette fois, son prénom ne sortait pas de manière sèche, exaspérée ou dégoûtée. Le ton était hésitant presque... repentant ? Surtout qu'il ne se mette pas en tête de lui demander pardon à nouveau. Quel était son problème, à la fin ? Il avait été éjecté de l'époque paléolithique sans préavis, et s'imaginait qu'assommer une femme pour la traîner par les cheveux jusque dans sa grotte c'était ce qu'on faisait de mieux en matière de séduction ?
— Quoi ?! hoqueta-t-elle en guise de mise en garde.
Après tout, il n'était pas le seul doté d'un caractère difficile et d'un ego de bonnes proportions. Cela dit, alors qu'elle relevait un regard noir vers lui, elle remarqua son air de chien battu se transformer en diverses nuances de surprise, du choc à la curiosité, de la gêne à la culpabilité. Il laissa échapper un nouveau juron incompréhensible, et ce ne fut qu'à cet instant qu'Astrée pensa à suivre la direction de son regard pour baisser les yeux vers... Oh non !
A son tour elle jura et s’empressa d’enrouler ses bras autour de son buste menu. Elle tentait, maladroitement, de dissimuler ce qui aurait dû le rester s'il n'avait pas eu la lumineuse idée de la jeter toute habillée dans la Dordogne. Ce faisant, il l’avait privé du peu de dignité restante. Une dignité qu'il s’employa, paradoxalement, à lui rendre. Il s’empressa de déplier et déployer sa serviette pour en recouvrir les épaules d’Astrée. Un geste salutaire qui lui permit de se draper dans l'éponge d'excellente qualité pendant que monsieur, mine basse, reculait de plusieurs pas et détournait le regard. Il y avait quelque chose de délicieusement touchant dans son attitude, mais...
— Ça ne rattrape rien, le prévint-elle les mâchoires serrées.
— D'accord.
Cette fois, ce fut au tour d'Astrée d'afficher sa surprise en le découvrant si prompt à la conciliation. Surprise et fatiguée également de le voir sauter d'une attitude à une autre, de la pulsion meurtrière au gamin conscient de sa grosse bêtise.
— Mais bordel, vous êtes combien dans votre foutue tête ? cria-t-elle à bout de nerfs, les larmes lui montant aux yeux tandis qu’elle resserrait un peu plus les pans de la serviette autour de ses épaules.
— Ok, je suis désolé !
Brusquement sa voix fusa, plus animée et plus imposante que quelques secondes auparavant. Il redressa son nez et planta ses deux icebergs sur elle. En elle. Il la refroidit et la réchauffa simultanément. S'il semblait énervé, il ne s'agissait pas de colère, rien à voir avec ses emportements précédents. C'était comme une forme d'impatience teinté de gêne qu'Astrée n'expliquait pas.
— Désolé de ne pas savoir faire, poursuivit-il, l'égarant toujours plus. Et désolé de l'être, désolé.
D'accord, cette fois il venait de la perdre en chemin. Il était désolé d'être désolé ?
— Est-ce qu'on peut passer à autre chose ?
Un ordre sous forme de question puisqu'il était clair qu'elle n'avait pas vraiment son mot à dire. Il voulait passer à autre chose, donc il fallait passer à autre chose, enterrer sa tentative de noyade, son concours de tee-shirt mouillé, occulter tout ça, et faire comme si ça n'avait jamais existé. Et preuve ultime qu'il n'attendait aucune réponse de sa part, après s'être baissé pour ramasser et lui coller entre les mains son appareil photo, il avait tourné les talons, sac sur l'épaule, sans demander son reste.
— Mais... commença-t-elle tandis qu’elle cavalait derrière lui pour ne pas se faire distancer. Attendez ! Comment peut-on être désolé d'être désolé ?
Evidemment, il ne répondit pas. A la place de quoi il s'enfonça dans les bois sur le chemin qui menait jusqu'à la première volée de marches à flanc de falaise. Peut-être n'entendit-il pas, finalement ? Essoufflée, Astrée trottait plusieurs mètres derrière lui. Elle-même peinait à s'entendre tant son cœur battait fort, tant ses poumons s'avéraient bruyants à chaque respiration. Alors elle l'appela, par ce prénom qu'elle maîtrisait mal, par ce prénom qu'elle prononçait sûrement très mal. Une fois. Deux fois. Trois fois. Tantôt hésitante, tantôt suppliante, et pour finir fatiguée, frustrée, tapant de sa tennis mouillée sur la terre sous ses pieds. Un geste d'exaspération capricieuse qui tourna court lorsqu'il pivota brusquement sur ses talons, plus proche qu'elle ne l'imaginait, plus énervé qu'elle ne le pensait, et tellement grand.
— Arrêtez de me poser des questions ! ordonna-t-il dans la splendeur de sa colère contenue. Ça va m'énerver, je vais m'emporter, et je finirais par m'en vouloir encore, ce qui m'énervera encore plus ! Alors cessez ! Simplement cessez.
Dans un premier temps, elle s'était approchée. Elle avait profité de son immobilisme pour restreindre la distance et s'assurer qu'il la sèmerait moins facilement de cette manière. Mais à mesure qu'il parlait, elle avait stoppé net sa progression et s’était arrêtée au pied des marches qu'ils avaient déjà gravies. Elle s'apprêtait à acquiescer lorsqu'il ajouta :
— De toute manière, vous n'obtiendriez aucune réponse.
Et il lui présenta, une fois encore, son dos, afin de poursuivre sa progression de l'escalier de calcaire.
— Attendez ! l’invectiva-t-elle. Vous ne pouvez pas balancer ça comme ça, et espérer que je m'en satisfasse !
Elle lui courait après, trébuchait, et se rattrapait presque à chaque fois. Elle ne s’autorisa une pause dans sa course que lorsqu’il s’arrêta une ou deux marches au-dessus d’elle. Ils n’avaient toujours pas gravi ne serait-ce que la moitié de l’escalier. L'interminable, le très étroit, celui qui se faufilait jusqu'au sommet.
— On ne peut pas s'éviter, alors si vous voulez que ça se passe bien, suivez mes règles.
Bref, succinct, sans compromis. Il n'allait pas lui fournir d'explication, il n'en avait aucunement l'envie. Il s'en moquait qu'elle crève de frustration, qu'elle soit plus perdue que jamais. A la place, il lui tendait la main. Pas au figuré, mais au sens propre du terme. Il étirait un bras en sa direction, paume offerte. Une main qu'elle observait sans comprendre et qui avait le mérite de lui avoir fait oublier, temporairement, le flot de questions qui se bousculait sous son crâne et qu'elle n'avait, de toute manière, pas le droit de formuler à voix haute.
— Vous venez de trébucher quatre fois sur une ligne droite sans obstacle. Donnez-moi votre main, expliqua-t-il, ordonna-t-il face à son inertie.
— Je n'ai pas besoin de... commença-t-elle avant qu'il ne la coupe immédiatement.
— C'est la main ou l'épaule. Choisissez.
Astrée, interdite, le contempla sans parvenir à réagir. Dans un premier temps, la sidération prit le pas sur tout le reste. Puis l’agacement, la colère, l’indignation, et enfin la révolte. Le sang lui monta immédiatement aux pommettes à mesure que ses poings se serraient, et que ses ongles lui meurtrissaient les paumes.
— Arrêtez de m’infantiliser ! J’ai pas besoin qu’on me tienne la main comme une enfant pour arrêter de trébucher, juste que vous ralentissiez un peu. Votre énorme virilité vous empêche une utilisation correcte de votre cerveau au quotidien, ou bien juste en ma présence ?
Elle avait trébuché, certes, mais rien de très inhabituel, et puis elle n'était pas tombée, elle n'avait pas risqué sa vie. Elle avait voulu le rattraper, et dans la précipitation n'avait pas vraiment fait attention à ses pieds. En quoi cela pouvait légitimer le fait qu’il décide de la prendre en charge ? S’il s’abstint de tout commentaire, ce ne fut pas pour céder la place à son désormais traditionnel courroux. Sans le moindre signe d’agacement ou d’impatience, il se remit en mouvement, en silence, et tellement plus lentement. Exagérément lentement. Elle n’aurait su dire s’il la moquait ou s’il estimait qu’il s’agissait là du rythme nécessaire à ses courtes jambes, mais s’il persévérait ainsi, ils n’atteindraient pas le sommet avant plusieurs jours. Marche après marche, Astrée sentait l’irritation revenir au galop.
Alors, à contre-cœur, elle alla, d’elle-même, chercher cette main pour y glisser la sienne. Une main dont les doigts victorieux se refermèrent automatiquement autour des siens. La traditionnelle décharge électrique ne se fit pas attendre, dans un soupir de résignation. Contrariée, boudeuse, elle ne souffla pas un seul mot durant une bonne partie de l’ascension. Elle se contenta de suivre la cadence imposée par le bonhomme des neiges qui avait retrouvé son rythme de croisière. Il avalait les marches avec ses grandes jambes sans tenir compte de la difficulté que cela pouvait représenter pour elle. Outre sa petite taille, elle était handicapée par la grande serviette qu'elle devait tenir d'une main, et son lourd appareil qui venait frapper contre sa hanche à chaque mouvement. Parfois, lorsqu'elle tirait trop sur son bras, il faisait l'effort de ralentir, mais le soupir qui fendait, alors, ses lèvres témoignait de l'agacement qu'elle lui inspirait.
Elle aurait voulu s'énerver, mais cela aussi, il l'avait privée. Il y avait quelque chose dans l'étreinte de sa main qui empêchait tout emportement. C'était cette chaleur apaisante, cette douceur qui avait succédé au petit choc électrique. Ça n'avait absolument rien de normal, mais paniquer aussi lui était impossible. Elle était étrangement sereine. Contrariée mais sereine. Au même titre qu'il était agacé mais calme. Très calme. Bizarrement calme d'ailleurs. Il semblait moins pressé désormais, et avait ralenti l'allure de lui-même maintenant que le sommet de l'escalier était perceptible. Il ne disait rien, ne quittait pas son objectif des yeux, mais lui laissait le temps de grimper à son rythme sans se faire tracter par un bras. Une accalmie qui lui donna envie d'en tester les limites. A présent qu'il était calmé, peut-être serait-il plus prompt à la discussion.
— Je n'ai pas le droit de poser une question mais je me dois de répondre à toutes les vôtres, si j’ai bien compris, énonça-t-elle tranquillement. Alors j’ai quand même une question : depuis quand j'ai des devoirs envers vous ?
— Vous n'en avez pas.
Cette fois, lorsqu’elle tira sur son bras ce ne fut pas pour ralentir mais pour s’immobiliser totalement, l'obligeant à en faire de même pour ne pas avoir à lâcher sa main. Ce qu'il fit. Plus surprit qu'énervé, il pivota légèrement pour l'observer et l'interroger du regard depuis sa haute marche.
— Et si je refuse de répondre à vos questions ?
— C’est votre droit.
Il était tellement calme, tellement conciliant qu'elle en perdit sa verve, sa détermination, et resta simplement là, comme ça, immobile, stoïque, son regard perplexe s'accrochant au sien tellement adulte, tellement sûr de lui.
— Ça marche avec les autres ?
— Quoi donc ?
— Ce comportement passif-agressif. Les gens vous cèdent tout ?
— J'obtiens toujours ce que je veux, en effet. Mais ce que je veux ne dépends jamais des autres... en général.
Encore une fois, c'était son calme olympien qui l'impressionnait le plus, et sa façon de se conter sans jamais rien révéler. Il formulait des réponses qui ne faisaient qu'entraîner d'autres questions sans jamais apporter la moindre lumière sur ses actes. Plus elle apprenait à le connaître et moins elle le connaissait. Prenant son silence pour du contentement, il ajouta :
— Je pense avoir répondu à suffisamment de questions. Peut-on reprendre la marche ?
Question purement rhétorique. Il n’avait pas attendu son assentiment pour reprendre son ascension.
— Vous plaisantez ? Vous répondez systématiquement par énigme ! A côté, déjeuner avec Père Fouras serait un jeu d’enfant ! soupira-t-elle en lui emboîtant le pas. Je ne sais pratiquement rien de vous...
— C'est mieux ainsi.
— Syssoï, danseur. Et oui, grande idée, laissons mon cerveau Hitchcockien se charger du reste !
Elle ne l'écoutait pas, pas plus qu'elle ne faisait réellement attention à lui, elle était trop occupée à protester pour ça. Mais lorsqu'il s'immobilisa à deux marches du sommet, et qu'elle lui rentra dedans, elle fut bien obligée de prendre conscience de sa présence.
— Comment connaissez-vous mon métier ?
Elle aurait aimé prétexter une connaissance pointue du monde de la danse classique, ou encore prétendre qu’elle avait enquêté, mais cela n’aurait fait que laisser entendre qu’elle s’intéressait à lui. Aussi, se contenta-t-elle de la vérité, et murmura simplement « Jeanne. »
— Evidemment.
Il détourna le regard un instant, il se complut dans la contemplation du paysage qui oscillait doucement autour d’eux. Des cieux jusqu'en contrebas.
— Il ne fallait pas l'embaucher si vous souhaitiez garder vos petits secrets.
Fatiguée du silence qu'il instaurait ponctuellement, elle s'était autorisée à prendre la parole et la tête du cortège. Elle le dépassa tout en tirant sur son bras pour le ramener dans son sillage.
— Elle vous a dit ça, aussi ?
— Elle me dit tout, crâna-t-elle.
Il ne s'agissait de rien d’autre que d'un mensonge, mais puisqu’elle avait le dessus pour une fois…
— Que vous a-t-elle dit d'autre ?
Sentant le voile de fébrilité s'enrouler autour de sa question, elle s'interrogea. Qu'avait-il pu confier à Jeanne pour en craindre les ragots ? Finalement, la vieille femme ne lui avait pas révélé grand chose sur lui. Peut-être aurait-elle dû insister ? Elle n'avait rien à lui répondre, hormis qu'il gagnait bien sa vie. Et encore, même avec cela il comprendrait rapidement qu'elle ne savait rien, qu'elle n'avait rien contre lui. Si elle voulait protéger sa position, il lui fallait ruser.
— Que vous a-t-elle dit sur moi ? demanda-t-elle, à la place.
Cela dit, elle ne s'attendait pas à une telle réussite. Moquerie, sarcasme, provocation, oui. Mais mutisme et regard fuyant, absolument pas.
— Qu'est-ce qu'elle a dit ? insista-t-elle, la voix bien plus haut perchée que la première fois, tandis qu'il reprenait la tête de la marche. Syssoï ! Elle vous a dit quoi, sur moi ?
Mais il ne répondait pas, ne la regardait pas, et accélérait le pas.
— Attendez, le jeu est truqué ! Vous avez tout un village pour déblatérer sur ma vie, et moi j'ai... Charlotte ! Merveilleux ! Autant déclarer forfait dès maintenant vu le handicap que je me paye... Oh, mais attendez ! J'oubliais Pierre...
— Il ne s'agit pas d'un jeu ! pesta-t-il en se retournant brusquement depuis la dernière marche. Et vous ne vous approcherez pas de Pierre.
Encore un ordre, toujours des ordres. À croire qu'il n'avait fait que ça toute sa vie, donner des ordres. Malheureusement pour lui, si les autres avaient l'habitude de se soumettre, il venait de croiser la route de la jeune femme la plus bornée et contrariante qui soit. Astrée le toisa du regard, et s'accorda une petite seconde pour rassembler tous les discours d'encouragement qu'elle avait en mémoire. Puis, après une inspiration supposée contenir son emportement, elle s'autorisa à reprendre la parole.
— Je m'appelle Astrée Juliette Aliénor Victoire de Beynac, descendante directe des seigneurs de Beynac, baronne par le sang, guerrière par héritage, aînée de l'aîné, ayant dû traverser enfance et adolescence entourée d'une armée de débiles qui se disent respectivement frère et cousins. Ma vie a beau être un bordel sans nom, ma santé mentale fragile et mon estime de moi assez légère, vous êtes ici chez moi, sur mes terres, dans mon village. Alors, estimez-vous reconnaissant que je vous tolère, et ne vous avisez plus jamais, jamais de me donner des ordres ! Ai-je bien été claire ?
Elle n’attendit pas la moindre réponse, essentiellement de peur de perdre de sa superbe, paniquer et s'excuser platement de son comportement. Elle arracha sa main à la sienne, et le dépassa sur la dernière marche. Qu'importe l'effet qu'il lui faisait, qu'importe les rêves et le touché bizarre, la fascination et les chocs électriques, elle ne se laisserait pas soumettre par le premier bellâtre venu, lorsque toute son enfance n'avait été qu'insurrection envers ces supposés mâles dominants.
— Et concernant ma bio... C’est toujours ça que vous n’aurez pas à soutirer à Jeanne ! conclut-elle dans un majeur brandi.
*
Elle ne s'était pas retournée une seule fois. Elle avait aligné les pas avec une détermination sans faille, poings et dents serrés jusqu'à ce qu'enfin elle atteigne la gentilhommière et ne referme la porte sur elle. Alors, seulement, elle s'autorisa à desserrer ses poings pour dévoiler des mains tremblantes, et détendre sa mâchoire pour afficher une expression de profond effarement. Qu'est-ce qu'elle venait de faire, bon sang ? Qu'est-ce qui lui avait prit ? Dans quel engrenage néfaste venait-elle de mettre les pieds ? « Je m'appelle Astrée Juliette Aliénor Victoire de Beynac » ? Sombre idiote ! Il fallait qu'elle parte. Qu'importe s'il s'agissait de prendre la fuite, il fallait qu'elle s'en aille le plus loin possible, le plus vite possible. Il fallait qu'elle rentre à Paris. Tout de suite.
Je me disais en lisant ce chapitre que question paradoxe les deux faisaient la paire (ce qui n'est pas une critique, les personnages sont bien pour moi quand ils sont paradoxaux, je trouve que quand on écrit parfois on catalogue trop nos personnages et que cela les fait manquer de relief - ils ont le droit de se tromper, d'hésiter, d'être perdus).
Je continue toujours ma lecture avec plaisir. Juste, je ne savais pas qu'Astrée détestait l'eau (dans le chapitre précédent j'ai oublié de le mentionner) et vraiment j'ai trouvé cela intéressant pour mieux la comprendre, dis-nous en plus.
Pour le reste, je continue à me laisser porter par l'histoire et j'attends quelques chapitres pour te faire un commentaire plus complet.
Chapitre les coquilles/remarques du jour !!!! L’homme n’avait pas eu le temps de réagir. Il émit une exclamation de surprise avant de retourner à son désormais très habituel grognement ( donc, il réagit)/Qu'est-ce qui lui avait prit(s)/se complut (je suis désolée, je sais que c'est le bon verbe et le bon temps, mais je trouve que cela accroche dans la phrase
Et je suis d'accord avec toi concernant "complut", et pourtant la langue française est, en général, très belle. Pas cette fois.
Eh bien, Astrée se révèle ! Le chapitre porte bien son nom. Et tout devient de plus en plus étrange par les bribes qu'on capte - notamment le fait qu'il ne sait pas faire. Comme si il avait été propulsé dans cette époque sans trop en connaitre les codes...
Il considère aussi Pierre comme une menace pour elle, intéressant. Astrée n'en peut plus, et c'est compréhensible, ça devient difficile mentalement.
Quelques bricoles relevées :
"Et désormais en eaux profondes, Astrée peinait à s’extraire de la vase." -> alors soit elle est en eau profonde, soit dans la vase, non ? ^^ surtout qu'apparemment elle ne touche pas vraiment le fond à ce moment-là.
"Quelque chose de mouvant, quelque chose qui s’enroulait autour de sa cheville, remontait le long de son mollet, lui caressait l’échine, pour finalement lui donner l'impulsion nécessaire pour remonter à la surface. " -> là je me suis demandée ce que c'était. Un espèce de poison / animal genre serpent, une sorte de magie de l'eau ? Puis on apprend que Syssoï a plongé "la sauver", mais si c'est lui il la lâche bien rapidement non ?
"son short gorgé de flotte " -> là je trouve le terme "flotte" un peu inapproprié vu le niveau de langage que tu emploies précédemment (ça reste totalement subjectif ^^) (même si c'est déjà arrivé qu'Astrée soit vulgaire ^^)
J'ai hâte de voir si ou comment Astrée va se sortir de tout ça :p
Tu as parfaitement raison pour les eaux profondes. C'est un passage que j'ai modifié en réécriture. A l'origine, il ne la jetait que tout près du bord. J'ai souhaité changer cela afin qu'il lui soit plus compliqué de s'extraire de l'eau. De fait, il y a clairement une incohérence que je n'avais pas remarqué. Oupsi ! Je vais corriger ça.
Concernant "la chose" qui l'aide à s'extraire de l'eau... Justement, je n'étais pas certaine du résultat, donc ton commentaire m'aide énormément. Je voulais décrire l'instant sans pour autant donner une véritable explication. Ce n'est pas Syssoï. Il est encore bien trop loin d'elle à ce moment-là, même si, en effet, il retourne dans l'eau lorsqu'il constate qu'elle ne remonte pas à la surface. C'est autre chose qui l'attrape et la projette. Quelque chose de surnaturel, quelque chose d'ordinaire immobile. On saura, finalement, ce que c'était, mais pas tout de suite. Et puisque l'explication vient plus tard, je voulais que cette scène marque suffisamment les esprits pour que le lecteur s'en souvienne au moment des explications. Je ne sais pas si je m'explique bien. :/
Et oui, totalement, la narration n'est pas dans le langage familier, donc je ne sais pas pourquoi ce "flotte" s'est égaré par ici. :))
Déjà, je suis affreusement désolée. Vraiment, depuis septembre, j'ai un peu déserté PA et récemment je me suis remise à rattraper mon retard... Et en fait, j'ai littéralement DEVORE tous tes chapitres ! Je me suis faite happée, j'en ai oublié de commenter (shame on me). Donc ce commentaire sera plus global :)
L'atmosphère qui vacille entre le réel et le mystérieux me subjugue, tu maîtrises à merveille cette dualité ! Le suspens aussi... je suis tout aussi frustrée qu'Astrée, perdue, en ayant du mal à m'accrocher à quelque chose (et c'est géniaaaaal :D) et le personnage de Syssoï... Sacrebleu, en voilà un fameux ! Je n'arrive pas à me décider si je le hais ou si je l'adore. Foutu paradoxe Syssoï ;P Qui est le "vrai" lui ? Celui qui est sympa, à l'écoute ou celui irrité, impassible et dur ? Aaaaargh, il sait lui, ce qui se passe, et j'ai du mal à savoir si c'est positif pour Astrée (en mode garde du corps) ou négatif (il attends le moment pour "l'achever"). J'ai comme l'impression qu'il y a une boucle temporelle, ou qu'importe ce qu'Astrée vit, elle finit par mourir avant d'avoir fait ce qu'elle doit faire. Et donc, Ophéliedlc, tu as toute mon admiration (et ma fan attitude), tu sais allier le mystère qui en dit un peu pour attiser la curiosité, mais pas trop non plus... et misère, quel bonheur de se laisser porter tout en voulant découvrir ce qui se trame... Alala... ♥
Ouais, c'était pas constructif. Mais je voulais te faire un petit coucou pour te montrer que je suis encore là, et complètement happée même aha. Vraiment, c'est un coup de coeur ton histoire ^-^
Si tu veux, je peux revenir sur les chaps précédents pour être plus critique, mais rien ne m'a vraiment tiltée qui n'a pas été dit :)
Voilàààà ! A bientôt (j'essaierai d'être plus présente à l'avenir...)
Peace :)
Je ne sais pas quoi dire à part : Merci !
Et pas de problème pour les autres chapitres, ce commentaire en vaut bien un million.
J'avais peur que ça aille trop lentement, tu m'as rassuré.
Je craignais que Syssoï soit trop nébuleux, tu m'as rassuré.
J'avais peur de perdre le lecteur en route, et tu m'as rassuré.
Que demander de plus ? Rien, me voilà heureuse. Merci encore, et à bientôt ! :))