L'attente était interminable, et les locaux pas suffisamment burlesques pour tromper l'ennui. Assise sur une chaise au plastique très inconfortable, elle patientait depuis des heures, chaque seconde écoulée lourdement signifiée par l'aiguille très sonore d'une horloge vieillotte. Trois heures et cinquante trois minutes, neuf magazines dont un datant de 1993, et six tentatives de coups de fil avortés. Et elle était toujours là, désespérant qu'on lui prête enfin attention. Elle voulait partir, quitter cette région, quitter ce coin de France qui, pourtant, ne semblait pas très pressé de la laisser s'éloigner. Il y avait d'abord eu Jeanne. Elle était passée voir Astrée avant de rentrer et l’avait surprise occupée à rassembler ses affaires précipitamment. La matrone l'avait suppliée de prendre la nuit pour y réfléchir. Elle l’avait noyée sous une multitude d'arguments qui, Astrée devait bien l'admettre, étaient tous plus ou moins convaincants. Dont un, plus que les autres : elle ne pouvait pas quitter la région sans les papiers nécessaires à la vente.
Certes, elle pouvait employer des gens pour nettoyer la maison, la vider, et la déménager. Elle n'avait pas besoin d'être sur place durant la mise en vente, et elle n'aurait même pas à se déplacer pour la signature. Mais elle ne pourrait rien faire de tout cela sans les quelques papiers officiels qu'elle n'avait pas encore rassemblés. En presque trois semaines, elle avait fait le plus gros du travail, mais ces derniers jours, elle avait eu la faiblesse de délaisser quelque peu les administrations au profit de tout le reste. Si elle avait le titre de propriété et les plans de cadastre, il lui manquait le plus déterminant, le plus contraignant également : les diagnostics et les certificats obligatoires, et les documents relatifs aux travaux et modifications effectués sur le bien. Sur un bâtiment dont la construction avait débuté au XIVème siècle pour s'achever quelques siècles plus tard, évidemment il y avait eu une multitude de modifications, et évidemment ils n'en avaient gardé aucune trace.
Voilà pourquoi, après un énième réveil en sursaut trempée de sueur, elle avait quitté la gentilhommière comme une voleuse. Elle avait récupéré sa voiture à la sortie du village pour se rendre à Sarlat, et réclamer auprès de la mairie les documents qui lui manquaient. Elle pensait que cela ne lui demanderait qu’une petite heure et qu’après, elle pourrait prendre la route directement pour Paris. Raison pour laquelle ses affaires s'entassaient dans le minuscule coffre de sa voiture tandis qu'elle s'impatientait sur son siège en plastique d'un autre âge.
Elle n'était pas la seule à attendre. Comme elle, une dizaine d'autres personnes patientait dans ce décor dépouillé, avec pour seule compagnie une hôtesse d'accueil qui n’avait rien d’accueillant. Visiblement, même pour lui poser une question il fallait patienter. Et surtout, il ne fallait pas avoir une envie pressante au risque de se faire dérober son tour de passage. C’était arrivé une fois déjà, alors depuis Astrée demeurait cramponnée à son siège. Pour tromper l'ennui, elle avait cherché à joindre Pâris, mais celui-ci n'avait répondu à aucune de ses tentatives. Cela faisait des jours qu'elle était sans nouvelle de son frère. A la maison elle ne tombait que sur Benjamin, et le portable Pâris la renvoyait systématiquement sur messagerie. Ce n’était pas dans ses habitudes, et cela commençait à inquiéter Astrée.
Son attention se porta sur cette jeune femme dont le regard fixe ne la quittait pas. Ses yeux d’un noir profond ne cillaient jamais, pas plus qu’ils ne se détachaient de la petite silhouette d’Astrée ratatinée sur sa chaise en plastique. Gênée, la baronnette détournait systématiquement les siens, avant d’y revenir régulièrement. Toute de noir vêtue, de ses longs cheveux raides à son interminable veste, l’inconnue semblait déplacée dans cette petite salle d’attente. Bien trop majestueuse pour ce décor miteux. Astrée soupira de soulagement lorsque son portable vibra dans sa poche, et lui offrit une raison valable pour s’arracher à ce combat de regard. Benjamin.
Il lui fallut attendre une bonne heure encore, avant que la salle ne se vide quelque peu et que son tour ne vienne. Par-delà l'unique fenêtre, le soleil commençait à montrer les premiers signes de faiblesse lorsque la standardiste l'apostropha par un très aimable « A vous ! ». Astrée ne se fit pas prier pour bondir de son siège et la rejoindre afin de lui fournir identité et raison de sa venue ici.
— Hummm... Je vois, répondit la quinquagénaire au brushing improbable sans cesser de taper sur son clavier. Mais c'est pas chez nous, ça.
— Comment ça ? Qu'est-ce que vous entendez par-là ?
— J'entends que pour des documents relatifs à cette période et de cette importance, c'est aux archives départementales qu’il faut vous rendre.
Le ton monocorde, la voix traînante, elle n’avait que faire de lui annoncer qu’elle venait d'attendre près de cinq heures pour rien. Peut-être même savourait-elle sa petite vengeance.
— Vous n'auriez pas pu me le dire plus tôt au lieu de me laisser perdre mon temps ici ? s'énerva la jeune femme plus incrédule qu'autre chose.
— Et me priver de votre si sympathique compagnie ?
Prenant sur elle pour ne pas répondre, Astrée ferma les yeux un instant. Elle s'obligea à respirer lentement pour recouvrer son calme. Une fois, deux fois, trois fois, avant de rouvrir les paupières, un sourire crispé greffé aux lèvres.
— Où puis-je trouver les archives départementales, je vous prie ?
— A Périgueux.
— Merci, mais où ça à Périgueux ?
— Je pense que vous n'aurez aucun mal à vous procurer l'adresse sur internet, lui rétorqua l'autre, un sourire carnassier au dentier. Suivant !!
Elle n'avait pas insisté. Surtout pas. Elle avait plutôt pris la fuite avant de se retrouver armée d'un jerrycan et d'un briquet. Elle était retournée s'enfermer dans sa voiture, et son téléphone à la main, avait entreprit de trouver adresse et horaires d'ouverture des archives départementales. Elle ne savait pas ce qui la contrariait le plus entre le fait d'avoir perdu une journée en vaine attente, et de se retrouver coincée encore quelques jours ici afin de se procurer ces maudits papiers.
Il y avait environ soixante-dix kilomètres entre Sarlat et Périgueux. Une heure de trajet. Astrée n'arriverait jamais avant la fermeture des locaux. Et puisqu’elle n’avait pas les moyens de s'offrir une nuit à l'hôtel, il allait lui falloir retourner à Beynac. Mais peut-être que si elle partait à l'aube, le lendemain, elle pourrait avoir fini pour le déjeuner et prendre la route en début d'après-midi. Ainsi, elle serait à Paris avant la nuit. Rassurée à la perspective de rentrer chez elle, de revoir son frère et la tranquillité macabre de son quotidien, elle remit le contact. Ce soir, et pour la dernière fois, elle dormirait à Beynac.
Forte de cette décision, elle fut prise d'un élan de nostalgie par anticipation. À quelques pas du centre historique de Sarlat, elle avait arrêté la voiture, et son appareil à la main, avait arpenté les rues jusqu'à la tombée de la nuit. Elle profita de ce que l'éclairage au gaz dégageait comme atmosphère pour enfermer toutes ces vieilles pierres dans son monde à elle. Hôtels particuliers, colombages, arches séculaires, vieilles églises et autres vestiges de l'ancienne cité épiscopale. Il y avait toujours eu quelque chose d'incroyable dans cette ville. Dans toute la région à vrai dire, comme s'il s'agissait du nombril du Monde. Toute la frise chronologique de l'humanité s'enroulait autour du Périgord noir.
Des cavernes préhistoriques aux cités médiévales en passant par les habitats troglodytes, on ne pouvait faire un pas sans se retrouver en tête à tête avec l'Histoire. Un épicentre mystérieux, magique, mystique où les fantômes vous frôlaient, vous agaçaient de leurs chuchotements, et vous guidaient parfois. Comme en cet instant, où après avoir suivi la rue de la Liberté jusqu'à la Cathédrale Saint Sacerdos, Astrée fut attirée par l'écho de plusieurs voix qui se répercutait sur les vieilles pierres. Un pied après l'autre, elle s'avança l’objectif bien en évidence, en alibi, jusqu'à ce petit écrin surréaliste à l'abri du vacarme de la ville, comme hors de l'espace et du temps. Le Jardin des Enfeus. Dans un décor naturellement somptueux, des gradins métalliques avaient été dressés, et une foule attentive se passionnait pour les déclamations de plusieurs comédiens en contrebas.
Ainsi, le Festival des Jeux du Théâtre avait toujours lieu ? Elle se souvenait avoir assisté à certaines représentations avec sa mère. Cette dernière mettait un point d'honneur à cultiver sa progéniture à autre chose que dessins animés et autres émissions avilissantes. Ballets, opéras, et bien sûr théâtre avaient fait partie intégrante de son éducation. Elle se souvenait de l'ambiance, des sensations plus que des pièces jouées devant elle. Elle ressentait à nouveau la fatigue d'une longue journée, le froid de la brise du soir, l'inconfort des gradins. Sa curiosité piquée, elle progressa encore un peu, prenant soin de ne pas faire remarquer sa présence sans billet. Dans l'ombre d'un bâtiment, à défaut de pouvoir admirer costumes et mise en scène, elle se concentra sur les mots qui volaient jusqu'à elle, emportés par la brise et l'acoustique exceptionnelle du lieu.
« Oui, c'est toi, toi, Lysandre, toi qui lui as donné ces vers, et qui as échangé avec ma fille des gages d’amour. » clamait un comédien qu'elle ne voyait pas. « Tu as, au clair de lune, chanté sous sa fenêtre des vers d'un amour trompeur, avec une voix trompeuse… » poursuivait la voix tandis qu'Astrée s'efforçait de remettre un titre sur la pièce. Une pièce qu'elle connaissait. Un morceau d'anthologie. « À force de ruse tu as volé le cœur de ma fille, et changé l'obéissance qu'elle me doit en indocilité revêche. Maintenant, mon gracieux duc, si par hasard elle osait devant votre grâce refuser d'épouser Démétrius, je réclame l'ancien privilège d’Athènes. »
L'impatience de la voix faisait écho à celle de la jeune femme. Démétrius. Lysandre. Chaque nom, chaque mot, sonnait comme une alerte à son oreille, comme un souvenir lointain et diffus, et pourtant si primordial. « Comme elle est à moi, je puis disposer d'elle : or, je la donne soit à ce gentilhomme… » Et soudain ce fut là, comme une évidence derrière ses paupières closes.
— Songe d'une nuit d'été, Shakespeare... murmura-t-elle pour elle-même.
— ... Soit à la mort, en vertu de notre loi qui a prévu formellement ce cas ! déclama l’acteur invisible au même instant.
*
Elle n'était pas restée, elle n'avait pas attendu une suite qu'elle connaissait déjà. Une fin burlesque, un épilogue heureux qui ne ressemblait guère au dramaturge et qui, étrangement, avait toujours sonné faux à l'oreille d'Astrée, comme si on en avait émoussé le tragique pour le tourner en comique. Lorsqu'elle avait souhaité exprimé son sentiment à sa mère, cette dernière l'avait gentiment moqué, prétextant qu'elle était bien trop sérieuse pour une enfant de son âge. Elle devait avoir neuf ou dix ans à l'époque et peut-être, en effet, s'était-elle avérée trop sensible. Mais étrangement, quelques quatorze années plus tard, ce texte lui faisait toujours le même effet. Il y manquait quelque chose. Quelque chose comme la mort d'Hermia. Oui, sa mère devait avoir raison, peut-être avait-elle trop le goût du tragique, finalement.
Astrée était retournée à sa voiture bien après la tombée de la nuit. Elle avait quitté la foule de touristes noctambules avec l’étrange sentiment d’être observée. Guettée. Pourtant, il n’y avait jamais eu personne lorsqu’elle se retournait. Juste quelques badauds que son agitation avait intrigués. Ses nerfs lui jouaient des tours. Si elle avait été soulagée à l’idée de quitter la région, elle ne pouvait s’empêcher de songer à ceux qui l’avaient construite, l'avaient représenté lors des croisades, l'avaient défendue durant la guerre de Cent Ans. Ces barons avaient tant et tant aimé leurs terres qu'ils lui avaient tout donné, tout abandonné, y compris la vie. Et elle ? Elle n'avait ni cette force, ni ce courage. Peut-être qu'en d'autres temps elle aurait tenu bon, mais pas aujourd'hui, pas maintenant, alors que tout son corps n'était plus que champ de ruine, et sa tête un imbroglio de ronces. Elle n'avait pas les épaules pour cet héritage.
Elle roulait depuis un moment lorsqu’elle porta un regard coupable sur les cartons entassés sur la banquette arrière. Les yeux sur le rétro, elle manqua le tableau de bord illuminé d’un rouge criard. Un nouveau voyant annonçait sa présence. Et lorsqu'elle reporta son regard sur la route déserte, tout ne fut plus qu'un épais nuage de fumée s'échappant de sous le capot. Dans la panique elle écrasa la pédale de frein. Le cœur battant. Les doigts contractés sur le volant. Rien ne se produisit. Le véhicule n’accusa pas le moindre ralentissement. La route plane et sa faible vitesse lui donnèrent une idée. Et elle serra le frein à main. De toutes ses forces. Roues bloquées, la Mini dérapa sur une dizaine de mètres dans un crissement odieux. Puis s’immobilisa totalement sur le bas-côté. Le coeur à l’agonie, Astrée écrasa son front contre le volant et sursauta au déclenchement du klaxon.
Dans un élan de crédulité magnifique, elle claqua la portière de la voiture pour s'empresser d'aller soulever le capot, des fois que le moteur à l'air libre lui inspire quelques gestes qui sauvent. C'était son cousin qui gérait toutes ces choses là, d’habitude. Elle, elle se contentait de rouler. Mais ce fut son frère qu'elle tenta de joindre par trois fois en faisant les cent pas sur le bord de la route. Il ne répondit plus. Lui d'ordinaire si prompt au harcèlement téléphonique se montrait très distant depuis quelque temps. Evidemment, elle chercha à joindre son cousin, par la suite, et face à cette même absence de réponse, elle se résigna à tenter de contacter son père. Peine perdue.
Alors, esseulée et abandonnée de tous, elle entama sa crise en tailleur sur le bitume, le grésillement du moteur en fond sonore, comme une poêle trop chaude qu'on jetterait sous l'eau froide. Cinq kilomètres. C'était la distance qui la séparait de Beynac. Cinq kilomètres, un jet de pierre à vol d'oiseau, un véritable sacerdoce en pleine nuit sur ces routes tortueuses perdues entre forêts et ravins. Elles n'étaient même pas éclairées, et l'application torche de son téléphone ne serait pas d'un très grand secours. Elle n'était pas trouillarde, mais cette traversée nocturne ne l'emballait vraiment pas. Pas plus que d'abandonner sa voiture là, sur le bas-côté de la route, toute sa vie partagée entre le coffre et la banquette arrière.
Pourtant, elle allait s'y résoudre lorsque le bruit d'un moteur, un moteur sain, se fit entendre dans le lointain. Dans un bondissement, Astrée se remit sur ses jambes. Elle perçut les phares dans un virage, avant qu'ils ne disparaissent au suivant. Dans moins d'une minute, le véhicule serait sur elle. Elle devait se signaler rapidement. Pour ce faire, elle alluma les phares de sa propre voiture pour aller se positionner dans la lumière de ces derniers, et sautilla sur place, bras levés, alors que le vrombissement ne faisait que s'approcher. Cette idée de faire du stop en pleine nuit n'avait rien de très excitant, mais c'était toujours mieux que la perspective de se taper plusieurs kilomètres seule et à pied dans cette ambiance très Contes de la Crypte.
À toute vitesse, la voiture fila et la dépassa sans la voir, ponctuant son passage d'une cécité temporaire. Elle n'avait eu que quelques secondes pour l'apercevoir, mais finalement, elle lui était reconnaissante de ne pas s'être arrêté. Si elle s'était faite à l'idée d'être ramassée par un inconnu, potentiellement sociopathe et violeur de chèvres, il était hors de question qu'elle monte dans cette voiture, ce véhicule qu'elle avait parfaitement eu le temps de reconnaître et détester sur le champ.
Elle fuyait le Périgord à cause de lui, alors il n'était certainement pas question qu'elle se laisse ramener à Beynac par ce même lui. Plutôt périr sur le bord de la route dévorée par la bête du Gévaudan. Son répit fut de courte durée. Bientôt les échos d’un freinage précipité se firent entendre, et tandis qu’elle reportait son attention sur la route, elle vit le bolide baigner le bitume de l’éclat rougeoyant de ses feux stop. Il faisait marche arrière. Cherchant à tromper l'ennemi, elle se précipita en direction du capot ouvert, y fourra la moitié de son corps comme si elle n'avait pas été totalement ignorante de ce genre de choses. Peut-être que s'il la croyait apte à réparer un moteur, il lui ficherait la paix ?
Elle entendit plus qu'elle ne vit la bruyante voiture s'immobiliser à son niveau, et la vitre électrique côté passager se mettre en branle. Allait-il se moquer d'elle directement, ou bien faire preuve de cet agacement usuel ? Lui laisserait-il entendre qu'une fois de plus elle n'était que déception à ses yeux ?
— Besoin d'un coup de main ?
Ni agacement, ni moquerie, ni même sa voix, en fait.
— Pierre ? s'entendit-elle répondre dans un élan de soulagement son regard surpris braqué sur le conducteur.
Seul. Il était seul. Elle venait de le vérifier dans une inspection rapide de l'habitacle.
— Pour vous servir ! lui offrit-t-il, théâtral, dans un sourire. Un petit souci mécanique, peut-être ?
— Finement observé, rétorqua-t-elle, le sarcasme de retour. Qu'est-ce qui vous fait dire ça ? La fumée qui s'échappe du capot ?
— Le ravissement dans votre voix en prononçant mon prénom. Croyez-moi, ça ne m'arrive pas souvent.
Il y avait quelque chose de jovial et rafraîchissant chez cet homme qui utilisait l'autodérision comme une arme de séduction massive. Et pourtant, Astrée ne parvenait à se débarrasser de cette perpétuelle hésitation en sa présence. Hésitation pour lui serrer la main l’autre jour. Et hésitation à grimper dans cette voiture, malgré la portière qui lui ouvrait en s'étirant en travers de l'habitacle.
— Montez, disait-il.
Pas sous forme d'ordre autoritaire comme son comparse, mais plutôt à façon d’une invitation totalement désintéressée.
— Vous ne voulez pas jeter un œil d'abord ? demanda-t-elle tandis qu’elle pointait son capot toujours ouvert. N'est-ce pas ce que les hommes font, en général ?
— Ceux qui veulent impressionner la jeune femme en détresse, ou ceux qui y connaissent réellement quelque chose. Mais ne faisant partie d'aucune de ces deux catégories, je préfère gagner du temps et passer directement à l'étape : venez, je vous ramène chez vous, on appellera une dépanneuse en arrivant.
Argument et honnêteté qu'Astrée jugea suffisamment recevables pour grimper à bord de cette machine de guerre après avoir refermé son capot, verrouillé sa voiture et récupéré ses objets de valeur. Son sac et son appareil photo. Elle eut tout juste le temps de boucler sa ceinture avant de devoir s'accrocher au siège tandis qu'il redémarrait, et passait du zéro au cent en moins de quelques centièmes de secondes. À ce train-là, ils seraient à la gentilhommière dans moins d'une minute. Ou dans un ravin. La route n'était formée que de virages en épingles à cheveux sur plusieurs kilomètres, aussi pour ne pas voir la mort venir, la jeune femme s'employa à consulter son téléphone à la recherche du numéro d'une dépanneuse, ou en l'occurrence, avant ça, d'un peu de réseau.
Et puisque rien de tout cela ne vint, elle finit par relever le nez vers la route, puis le conducteur attentif. Elle observa son profil un moment, nota son drôle de nez qui avait dû être cassé par le passé, ses lèvres fines, ses pommettes hautes, et son grand front sur lequel retombait de lourds cheveux bouclés et indisciplinés. Comme... lui. Elle s'en voulut de les comparer l'un à l'autre, ou finalement de simplement le comparer à lui, de finir par tout comparer à lui, mais elle dénombrait quelques similitudes allant de la même façon de se coiffer à cette impression bizarre en sa présence. Lorsqu'il surprit son regard insistant sur lui, et rendit le sien interrogateur, elle se sentit dans l'obligation de s'expliquer.
— On ne se serait pas déjà vu quelque part ?
Dans sa tête, cela sonnait infiniment moins crétin, et le rire franc et sonore qu'il laissa échapper ne fit que confirmer cette tentative ratée.
— Je croyais que cette technique de drague avait été interdite en 1937.
— Il ne s'agit pas du tout de drague ! s'insurgea-t-elle, gênée, les joues en feu, alors qu'il la provoquait d'un regard en coin. Ce n'était pas de la drague ! Je ne vous drague pas du tout ! J'ai juste l'impression de vous avoir déjà vu, c'est tout. Vous n'êtes même pas mon style.
— C'est quoi votre style, alors ? rebondit-il parfaitement sérieux cette fois-ci, du moins autant que pouvait l'être ce personnage prompt aux rires et à la plaisanterie. Laissez-moi deviner... Grand, brun, athlétique, taciturne et indomptable ?
— Qu'est-ce qui vous fait dire ça ?
— L'expérience.
Il ne semblait pas souffrir le moins du monde de ce qu'il avançait, bien que son aveu sonne comme l'histoire de toute une vie, celle qu'un éternel condamné au second rôle. Elle n'allait pas le plaindre, bien qu'elle ne connaisse pas grand chose de lui, elle pouvait d'ores et déjà affirmer qu'il n'était pas à plaindre. Il présentait bien, était plutôt bel homme, s'exprimait avec aisance, et maîtrisait sarcasme et ironie avec la facilité de ceux qui ont de l'esprit. Alors qu'était-il en train de prétendre ? Qu'il vivait dans l'ombre de son ami ?
— Eh bien, ce n'est pas mon cas... affirma-t-elle finalement.
Il ne s'agissait pas d'un mensonge puisque, sans ce touché étrange et cette fascination irrationnelle qu'il exerçait sur elle, sans compter les petites apparitions nocturnes dans ses rêves, elle ne lui aurait porté aucun intérêt. Elle n'aurait jamais pensé à lui autrement qu'en tant que locataire encombrant au physique très avantageux. Point. Le regard qu’il faisait peser sur elle l’arracha à sa réflexion. Un regard amusé qui la poussa à le questionner.
— Rien, rien, répondit-il sans perdre de ce sourire en coin, avant de reporter son attention sur la route. Alors, qu'est-ce que vous faisiez de nuit coincée sur cette route de campagne ? Outre le fait d'y être en panne, ça va de soi.
— Je rentrais de Sarlat et... Attendez ! Vous venez de dépasser l'entrée de Beynac ! s’exclama-t-elle.
Astrée se retourna vivement sur son siège pour suivre des yeux la route en pente raide qui menait au village.
— Je sais, rétorqua-t-il très calme, très serein. On ne rentre pas.
Ah l'administration et ses fonctionnaires... Perso, je la ferai quand même attendre un peu moins longtemps et pleurer de rage à la fin ou se retenir de pleurer de rage. La dame en noir est intrigante et le chauffeur d'Astrée fait finalement trop poli pour être honnête ah ah ah. Je laisse toujours faire l'histoire.
La coquille du jour :
retombait de lourds cheveux bouclés
Merci pour la coquille (je suis contente qu'il n'y en ait qu'une héhé), je corrige de suite !
Ah ah cette fin !!!!!!!
Je me demande si Syssoï avait raison de lui dire de se méfier de lui.
Je me demande qui est la femme en noir de la salle d'attente et son rôle potentiel sur la panne de la voiture.
Je me demande si la pièce de théâtre qu'elle a fugacement entendu était réelle ou un écho du passé.
Je me demande si sa voiture est tombée en panne "comme de par hasard".
Je me demande où Pierre l'emmène et si elle a quelque chose à craindre.
Et la pauvre, 5h d'attente pour RIEN, ah ah, on comprend tellement sa colère légitime :)
Bon, je ne m'attarde pas, je veux savoir la suite :p
Alors...
Syssoï a ses raisons. Est-ce qu'il a pour autant raison ? Bonne question.
Je pense qu'Astrée se pose la même question, ou les mêmes questions concernant la femme en noir.
La pièce est les deux. Réelle dans le présent et le ou les passés... Haha, j'entretiens le mystère !
Pour la voiture, le dépanneur le dira par la suite.
Et je m'empresse d'aller lire ton commentaire suivant ! ;)
Comme promis, j'essaie d'être plus régulière dans mes commentaires :)
Déjà, comme d'habitude, bravo ! Je suis bien évidemment toujours admirative de ton écrit vraiment passionnant ! Et cette fin de chapitre... (o.o') Que de suspense, si j'avais eu ton histoire d'un coup, je crois que je l'aurais dévoré d'un trait XD
Soyons plus précis maintenant...
Rien à dire sur l'attente au début :) J'aurais peut-être aimé que tu décrives plus la femme tout en noir, ce qu'elle provoque chez Astrée, son regard... Je sais pas trop. Elle ne m'a pas l'air insignifiante pour l'histoire, mais en même temps, peut-être que trop appuyer dessus ne serait pas bénéfique...
J'ai beaucoup aimé les expressions « la quinquagénaire au brushing improbable » et « un sourire carnassier au dentier » je visualise très bien XD
L'épisode nostalgique d'Astrée est vraiment joli ! L'histoire et le présent se mêlent avec délicatesse - et l'on sent que cela va continuer... (ça donne envie d'aller là-bas aha)
Cet ascenseur émotionnel que tu fais vivre à Astrée : panne – soulagement de ne pas être blessée – être seule au milieu de nul part – voiture qui passe – ah, c'est à Syssoï – mais non c'est Pierre dedans, enfin elle peut aller chez elle – et ben non, elle est un peu kidnappé par ce (trop) charmant homme. La pauvre, c'est pas facile d'être Astrée XD
D'ailleurs, j'arrive vraiment pas à cerner qui veulent du bien à Astrée, et qui lui veut du mal, c'est frustrant (mais de la bonne frustration, hein). Syssoï souffle le chaud et le froid, et Pierre semble beaucoup trop lisse pour que ce soit vrai... aaaargh. Félicitations ^-^
« sans les quelques papiers officiels qu'elle n'avait pas encore rassemblé » → rassembléS
(je n'ai pas aperçu d'autres coquilles, mais je ne me suis pas trop attardée dessus... je plaide coupable)
Bon, bah, j'essaie d'être la plus constructive possible mais ton niveau est tellement au dessus du mien XD En tout cas, je me régale, et ça il ne faut jamais oublier de le dire ;)
A bientôt !
1/ Bonne année, Elf !
2/ Ne compare pas ton niveau aux autres. Plus facile à dire qu'à faire, je sais, mais les styles, les plumes différent sans qu'il n'existe d'échelle de mesure. Personne n'est jamais satisfait de "son niveau". Tu ne l'es pas, je ne le suis pas, Maupassant ne l'était certainement pas non plus. Tout est toujours perfectible. Et tout commentaire est constructif. Et les tiens sont des bonbons que je savoure avec gourmandise. :))
Et maintenant, les choses sérieuses,
La mystérieuse brune : Je me suis posée la question, justement. Je ne voulais pas lui donner trop d'importance ici, mais l'intégrer dans l'histoire. Qu'elle interpelle le lecteur, sans pour autant qu'elle ne prenne trop de place. A voir, plus tard, à la lueur de la suite, s'il faut que je m'attarde plus sur elle dans ce chapitre.
Le passage nostalgique : Haha, bah très contente que ça te donne envie d'aller à Sarlat ! Je ne peux que te le conseiller, en effet, c'est une région merveilleuse (et non, je n'ai aucun partenariat avec l'office du tourisme)
Qui veut du bien à Astrée : Bonne question. A laquelle, je ne vais pas répondre, tu t'en doutes bien. Mais le doute semé est volontaire. Tu auras bientôt un début de réponse.
Et merci pour la coquille que je vais corriger immédiatement.
Merci pour ta lecture, ton commentaire, tes remarques et tes compliments. :))
Hihi, oui, je sais, ce n'était pas un apitoiement sur mon écriture mais un béatement sur la tienne ;)
C'est ce qu'il me semblait, par ce que tu en veux, tu donnes la place qu'il faut à cette femme alors. Elle interpelle sans qu'on s'y attarde :) Je te redirais si j'y pense quand on la recroisera du coup !
Hihi, je note, je note !
Et ben, ce serait trop beau si tu y répondais x) J'ai hâteuuuuuh !
Bonne continuation ! (écriture, ou relecture, je ne sais)
J'attends presque impatiemment la suite ^^